Suite et fin de l’article publié dans le n°70 Mai 2016 (la démocratie directe à Athènes), « la commune de Paris et l’idée du dépérissement de l’Etat et l’expérience de la révolution russe », dans le n°72 (février 2017)

C'est le développement du capitalisme qui entraîne la tendance vers le rôle accru de l'Etat dans la production et l'ensemble de la société civile. Insensiblement l'Etat pénètre toute la société par rapport à laquelle il acquiert une indépendance relative qui masque son caractère de classe et donne lieu aux diverses théories modernes qui aboutissent à l'ériger à une structure spécifique par rapport à laquelle on pourrait redéfinir les classes, leurs luttes, leur idéologie, les rapports sociaux, le mode de production.

L'évolution du capitalisme renforce constamment le rôle multiforme de l'Etat à l'échelle nationale et internationale, non seulement en tant qu'expression de la socialisation continue de la production, mais surtout en tant que moyen d'assurer la concentration monopoliste du capital, sa reproduction élargie et l'hégémonie de ce mode de production sur l'ensemble de la société.
La croissance sous sa forme capitaliste ne peut être assurée que par la concentration du capital et le développement du rôle multiforme de l'Etat, instrument maintenant suprême du dynamisme, de l'équilibre et de la survie du système.
Sa complexité extrême qui accompagne son développement sur le plan national et international, dominé par des entreprises gigantesques et des agglomérations tentaculaires, déclenche automatiquement le recours à une hypercentralisation du pouvoir de gestion, d'intervention., de décision, de ce type de civilisation, assumé par l'Etat. Ces fonctions se doublent de celles du « maintien de l'ordre et de la sécurité » qui contribuent également puissamment à l'équilibre économique du système. On ne saurait nier l'énorme développement du rôle de l'Etat qui accompagne l'évolution du capitalisme de l'après-guerre, caractéristique d'une nouvelle phase de son évolution historique, encore insuffisamment analysée dans son fonctionnement global.

Cette tendance va naturellement à l'encontre du développement de la démocratie directe et nourrit les arguments contre celle-ci. Elle renforce par contre les diverses théories qui prennent appui sur le développement de l' Etat pour envisager, à travers sa conquête, réalisée de manière "révolutionnaire ou réformiste", la transition au socialisme. La question cependant n'est pas de conquérir, de telle ou telle manière, la machine mythique de l'Etat, à fonctions maintenant amplifiées, multiples, économiques, sociales, politiques, ni même de la « briser » et la restructurer, mais briser plutôt les fondements d'un développement basé sur le dynamisme et la logique développée par le capitalisme.
C'est-à-dire basée sur le développement des forces productives, mesuré de manière quantitative, sans tenir compte des conditions sociales et générales dans lesquelles continuerait ce développement
Sans tenir compte de la grandeur des unités économiques et urbaines, de l'outillage, du climat biologique, de la division sociale du travail et de ses conséquences.

Si à la place de l'Etat capitaliste moderne, conséquence et cause du développement moderne du capitalisme qui cherche désespérément à produire plus, mais par forcément mieux, c'est à-dire de manière plus adaptée aux réels besoins des hommes, aux ressources de la terre et aux exigences biologiques, on met l'Etat « socialiste » gérant de manière encore plus totale la société entière, on conduit non pas au socialisme, Mais au bureaucratisme d'Etat, à l'Etat bureaucratique. Or, cet Etat peut s'avérer historiquement à la fois un nouveau mode de production et une nouvelle civilisation, fondamentalement contraire l'un et l'autre à la société libre, déhiérarchisée, décentralisée, qui voit l'Etat dépérir constamment au profit de l'épanouissement de la société civile et de l'individu.

Sous le capitalisme, la toute-puissance de l'Etat reste une tendance qui se renforce mais qui ne saurait se parachever sans que le capitalisme disparaisse et devienne autre, une autre forme de société.
L'Etat capitaliste coexiste avec la multitude des unités économiques, grandes, mais surtout moyennes et petites, dans une symbiose dialectique unique traversée par un processus incessant d'équilibre et de déséquilibre, de destruction et restructuration, sans que la tendance à l'étatisation complète se parachève de manière linéaire, progressive et "pacifique", "à froid", par la logique et le dynamisme propres du système.
Le système est en réalité grandement contradictoire et ne saurait abolir complètement ni la propriété privée, ni la société civile, sans se détruire en tant que tel.

Mais quand intervient la « révolution » anti capitaliste ou anti-impérialiste et qu'on arrive à la conquête de l'Etat par des forces sociales qui ont un programme, un intérêt, ou qui se voient obligées de parachever l'étatisation de l'économie et de la société, on entre insensiblement dans la formation et la stabilisation d'un nouveau mode de production, un nouveau système social, propre à ce nouveau rôle de l'Etat et des forces sociales qui le gèrent et le développent.

Le point crucial est donc le moment du changement révolutionnaire, où, du point de vue socialiste, il ne s'agit pas seulement de conquérir ou même de "briser" l'ancienne machine de l'Etat, mais bien plus globalement de casser les rapports sociaux sur lesquels était basé le développement économique du capitalisme et la tendance au renforcement et à la toute-puissance de l'Etat. Ce dernier n'est pas une superstructure essentiellement distincte de ses fondements économiques et sociaux sur lesquels, certes, elle agit, et dont elle reçoit les pulsions, mais une structure imbriquée de manière beaucoup plus déterminante dans ces fondements. L'Etat pénètre toute la société civile, toute la société et ne saurait être « brisé » sans restructuration de l'ensemble de cette dernière.

L'expérience acquise à la fois par l'évolution du capitalisme et l'évolution des révolutions anticapitalistes et anti-impérialistes depuis celle d'Octobre 1917 en Russie doit nous conduire à réviser une certaine façon, d'envisager le vrai rapport existant entre « structures » et « super structures », entre « économique » et « politique », façon qui comporte le véritable danger d'une interprétation mécanique, « économiste » de la réalité dialectique profonde dans ces domaines.
Ce danger est particulièrement grave concernant la « superstructure » de l'Etat en relation avec les rapports de production.

On ne saurait définir l'Etat comme « socialiste » au cas où à travers une révolution on rend possible le parachèvement de la tendance à l'étatisation complète de l'économie et de la vie sociale, le socialisme acquérant son véritable contenu par le dépérissement de tout pouvoir étatique au profit de l'autogestion de la société tout entière. Croire qu'on peut aboutir à ce dernier résultat à travers une phase intermédiaire d'étatisation totale, est un leurre évident, une telle phase engendrant inexorablement des nouvelles structures sociales mortellement hostiles au projet socialiste.

Quand l'Etat gère la société tout entière, cela signifie la création irrésistible, inévitable, nécessaire par rapport à cette fonction de l'Etat, d'une nouvelle catégorie sociale, la bureaucratie d'Etat, dont l'Etat devient à la fois la cause et l'instrument de la domination privilégiée sur l'ensemble de la société. La bureaucratie est une création inexorable du nouveau rôle de l'Etat. On assiste ainsi au développement d'un nouveau système social qui a besoin pour survivre d'abolir non seulement toute conquête de démocratie directe, ou même formelle, mais toute tendance vers la démocratie, et cela de manière plus décidée et efficace, que n'importe quel régime totalitaire du passé.

Le capitalisme, régime d'exploitation, basé sur la permanence de la lutte des classes, pourrait affermir sa supériorité économique sur le féodalisme, et survivre à travers toute une gamme de régimes politiques, y compris des dictatures ouvertes.
Mais le socialisme qui a besoin d'un délai historique pour affermir sa supériorité économique sur le capitalisme, ne saurait évoluer dans cette direction que grâce â sa supériorité politique d'emblée sur le capitalisme, par l'élargissement et l'approfondissement constants de la démocratie, qui devient progressivement directe, entraînant le dépérissement accéléré de l'Etat.

D'autre part, des nouvelles données historiques nous obligent à repenser la notion du développement économique. S'insérer dans la logique capitaliste de ce dernier, et surtout dans le cadre matériel crée par- lui dans ce but, les machines, les forces, la technologie, les agglomérations, la division du travail, les genres de production et de consommation, hérités du capitalisme, signifierait inéluctablement sur le plan de l'Etat, perpétuer et aggraver le rôle de ce dernier au détriment de toute possibilité d'évolution vraiment socialiste de la société.

La controverse actuelle sur l'énergie atomique est, à ce propos, significative. Le capitalisme s'avère condamné à développer l'énergie atomique aussi bien pour des raisons économiques que pour des raisons militaires. Il développera donc cette nouvelle force productive qui risque de s'imposer aussi à la société de transition à travers son Etat. Or, il est fort douteux qu'à l'étape actuelle de la science et de la technologie, la force nucléaire soit un « développement économique » positif, un « progrès » véritable.

Faut-il s'engager dans cette voie, ou rompre avec cette manière d'envisager le « progrès matériel », en recourant à d'autres formes d'énergie (comme l'énergie solaire par exemple), à d'autres techniques, productions, consommations, etc. ?

Dans ce cas, il serait nécessaire de concevoir le changement, la « voie vers le socialisme », de manière plus radicale, et non vas par la simple conquête et gestion différente de la superstructure de l'Etat et de ses fondements économiques et sociaux créés par le développement capitaliste. C'est-à-dire parvenir à une révolution plus profonde qui brise la logique et le dynamisme de l'ancienne société réorientant dans un autre sens ses tendances actuelles. Certes, il est exclu qu'on puisse rompre radicalement d'emblée avec celles-ci et restructurer la société sans une certaine période de transition plus ou moins selon les circonstances historiques générales. Le seul fait d'être obligé de circonscrire le changement dans des limites tout d'abord nationales, tandis que toute véritable solution exige une base internationale développée rapidement sinon planétaire, impose une période de transition.

A celle-ci correspond nécessairement un Etat de transition, mais qui doit constamment dépérir au lieu de se renforcer davantage. Les conditions d'un tel dépérissement, qui détermine l'évolution vers le socialisme, ou non, sont celles de l'introduction d'emblée de l'autogestion, de la démocratie directe, et de la démocratie en général, permettant de décentraliser le pouvoir, le transférer à la société civile et réorienter l'économie et le genre de vie, 'selon d'autres critères de civilisation dégagés par la réflexion et la décision libres d'une société démocratique composée de citoyens bien formés et informés comme l'avait sommairement mais correctement esquissé le philosophe de la démocratie athénienne, Protagoras.

La révolution ne consiste pas, à conquérir le pouvoir politique par un parti se réclamant le représentant des travailleurs, et l'exerçant par le contrôle de l'Etat sur l'économie et la société tout entière, mais à la structuration d'emblée d'un système de pouvoir politique exercé directement par la majorité et rapidement par la totalité des citoyens dans tous les domaines et à tous les niveaux.

C'est le système de la généralisation progressive de l'autogestion, c'est-à-dire de l'organisation de l'administration démocratique de la vie sociale tout entière qui éliminerait rapidement les fonctions centrales de l'Etat politique de transition et l'abolirait complètement. Un tel projet signifie une préparation idéologique adéquate des travailleurs et des citoyens pour imposer un changement qui va au-delà de la conquête et gestion de l'ancienne machine de l'Etat, des entreprises monopolistes gigantesques, et de leur technologie, des agglomérations tentaculaires, de la division du travail nationale et internationale imposée par le développement du capitalisme, etc.
L'autogestion est impossible sans remodeler la société héritée du capitalisme dans tous les domaines, afin qu'elle puisse redevenir contrôlable par la société civile, les collectifs de travail, les quartiers, les communes et toutes les cellules. Seulement dans ces conditions, il sera possible de réorienter l'évolution sociale vers de nouveaux buts, vers une nouvelle civilisation rompant radicalement avec les tendances et les critères engendrés par l'évolution du capitalisme.

Gigantisme et complexité extrême de la vie moderne sont le résultat de la logique du développement capitaliste à sa phase actuelle, contrôlé par des groupes restreints, de techniciens, d'affairistes, de politiciens, de bureaucrates, dans des centres de décision en dehors de tout regard indiscret des travailleurs, et de l'écrasante majorité des citoyens.

Gérer un tel monde signifierait le perpétuer.

Dans ce cas, l'autogestion n’a aucun sens, elle se limiterait à des activités marginales sous l'égide de l'Etat centralisateur, tout puissant. L'autogestion s'insère comme projet d'une nouvelle société qui démantèle les structures économiques, sociales, politiques actuelles, engendrant l'hypertrophie de l'Etat moderne. L'autogestion est incompatible avec la tendance au renforcement de l'Etat, étant la condition qui détermine au contraire le processus de son dépérissement jusqu'à son extinction complète.

Le contenu du socialisme n'est pas autre. Il ne saurait exister plusieurs genres de « socialisme » définis par exemple exclusivement ou essentiellement sur la base des « rapports de production », des « rapports de propriété », sans poser simultanément la question de la gestion de ces rapports, de la gestion de l'Etat, des structures introduites d'emblée qui déclenchent le dépérissement de ce dernier.

En partant essentiellement du critère d'une économie étatisée et planifiée et d'un pouvoir politique assumé par le « parti révolutionnaire », on ne déclenche pas l'évolution vers le socialisme, mais au contraire celle vers l'Etat bureaucratique, la bureaucratie d'Etat, et leur mode de production particulier. La déviation devient totale, parvenant à des résultats diamétralement contraires à ceux voulus, projetés initialement.

De tels régimes, dans des pays peu développés, leur serviront à résoudre les problèmes de l'accumulation primitive, de l'industrialisation, du « progrès économique », dans le sens qui lui a donné le capitalisme contemporain.
Mais dans les pays avancés, ces régimes entreraient vite en contradiction avec les aspirations profondes des vastes masses des travailleurs et des citoyens pour une véritable réorganisation démocratique de la société, actuellement à la fois nécessaires et possible. Il est normal que le socialisme acquière son contenu là où le progrès matériel et culturel de la société a atteint un haut niveau. Mais en réalité, partant des pays avancés, le socialisme peut devenir la force de civilisation universelle sur la base des nouveaux rapports de coopération et de solidarité entre toutes les parties du monde.

Partout, les hommes bien formés, bien informés, possèdent la capacité de décider sur les affaires de leur société et perfectionner leur aptitude dans ce sens en exerçant la gestion directe de cette société. Les principes édictés par Protagoras gardent leur pleine actualité et restent toujours la base de toute théorie, de la démocratie directe.

Depuis la première expérience de démocratie directe d'importance historique que fut celle d'Athènes, la société des hommes est devenue certes infiniment plus compliquée, aboutissant à la civilisation d'aujourd'hui dominée par l'Etat-Léviathan.
Cependant, les conditions existent également actuellement pour que non seulement les individus, mais surtout leur masse, leur association multiforme, investie des fonctions de gestion de leur société, soit capable d’être au moins égale à l'éloge que faisait d'elle Aristote pensant à l'expérience d'Athènes.

Il écrivait en effet dans La politique, les lignes qui suivent et qui ne laissent pas sans étonner par leur inhabituelle audace et leur clairvoyance pour l'époque : « Attribuer la souveraineté à la masse, plutôt qu'aux meilleurs, qui sont en petit nombre, pourrait paraître comporter certaines difficultés, mais qui peuvent, en termes de vérité, être résolues.
.. La masse en effet, quoique formée d'individus qui, pris isolément, sont sans grand mérite, peut, une fois réunie, se montrer supérieure à ceux qui en ont - cela non pas de façon individuelle, mais en tant que collectivité
.. Car, comme ils sont nombreux, chacun a sa part de vertu et de sagesse, et leur réunion fait de la masse comme un être unique, ayant de multiples pieds, de multiples mains, de nombreuses sensations et également riche en formes de caractère et d'intelligence. C'est bien pourquoi la multitude juge mieux les œuvres musicales et poétiques : si chacun juge bien d'une partie, tous jugent bien du tout. Le sens collectif est supérieur à celui des gens qui exercent de hautes fonctions, soit individuellement, soit en collège restreint. »

Sans cette confiance en l'homme en tant qu'individu et citoyen, il est naturellement impossible de militer pour le socialisme basé sur l'autogestion, la vraie Politeia qui visait déjà au IVème siècle avant notre ère le philosophe de La Politique.
Toute théorie de la démocratie directe est fondée, en dernière analyse, sur cette confiance en l'homme social, qui, bien formé, bien informé, et s'exerçant dans la gestion quotidienne de la société dans laquelle il vit, est parfaitement capable d'assumer cette fonction suprême.

Août 1977 M.N, Raptis