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Le lendemain matin, après le dépouillement des votes en Emilie Romagne, le 26 janvier 2020, les résultats restaient à analyser. L’Emilie Romagne demeure entre les mains du Parti Démocrate et de Stefano Bonaccini, contrairement aux prédictions de la veille, c’est-à-dire les sondages qui donnaient Salvini et la dérive fasciste triomphante.

La « marée noire » - ou plus banalement la droite conservatrice italienne, immuable même après la succession frénétique de listes aux noms les plus divers (il y avait même un « Popolo delle Libertà » « Peuple des Libertés » (ndr : ancienne coalition autour de Berlusconi pour les élections de 2008) aux côtés de « Forza Italia » (le parti de Berlusconi fondé en 1994.)  - a plutôt prévalu en Calabre, pour remplacer une administration dite du « Pd » plombée et accablée par les enquêtes sur la « ‘Ndrangdheta » (mafia Calabraise) et qui a dû changer précipitamment de cheval.

Le « vote pour la Nation » s’est toutefois concentré en Emilie-Romagne, et c’est ce résultat qu’il faut analyser pour en tirer quelques considérations générales.

Quelques chiffres :

Stefano Bonaccini (coalition de gauche) : 51,42 %,

Lucia Borgonzoni (centre droit) : 43,63 %.

La candidate du Ms5 Simone Benini, 3,48 %.

Toutes les autres listes ont obtenu moins de 1%.

 Le retour du « bipolarisme obligatoire »

La première considération est mathématique : ici se termine la courte saison du « tripartisme », marquée par la présence des Cinq Etoiles. Nous voici donc revenus au régime bipolaire basé sur la peur. La séparation ridicule des deux formations en une droite et une « gauche » devait emprisonner le vote populaire. Tout comme le « méchant flic » et le « bon » dans un commissariat vous « travaillent », en fait pour vous envoyer en prison. Ils semblent jouer un rôle différent parce que vous oubliez qu’ils ont le même patron.

La preuve ? C’est la différence évidente entre les votes, par exemple, pour le candidat du Pd à la présidence de la région, et le soutien aux différentes listes d’union. La coalition de Bonaccini a obtenu 3,2% de voix de plus que pour sa propre candidature à la présidence, tandis que celle de Borgonzoni a presque deux points de moins par rapport à ses résultats personnels. Comme tous les candidats derrière eux.

Qu’est-ce que cela signifie ? Qu’une petite partie de l’électorat pratique un « vote différencié » - rendu possible par la loi électorale « originale » de cette région - en votant pour la coalition qui représente son opinion, et en même temps pour le candidat à la présidence sur une liste différente : C’est-à-dire, Bonaccini.

Une pratique qui n’est justifiée que par la crainte que l’adversaire gagne, en théorie, et Matteo Salvini dans la pratique.

C’est un climat très lourd qui a été ressenti tout au long de la campagne électorale. Par exemple, les camarades qui recueillaient les signatures pour « Potere al popolo » (Pouvoir au Peuple) l’ont vécu directement. Beaucoup de citoyens l’ont dit lors des banquets : « Camarades, je vous donne volontiers ma signature, mais le vote, non ; Je ne veux pas que la Léga gagne. » La confirmation est alors venue des urnes : les votes pour Marta Collot de Potere al Popolo ont été inférieurs aux promesses recueillies dans la rue, une par une !

Si c’est - et c’est - le mécanisme de compression du « bipolarisme obligatoire », alors l’analyse politique doit se détacher des considérations habituelles (« le programme », « le choix du candidat », « les formules utilisées », etc.) et examiner les « données structurelles » : dans ce régime, il n’y a pas d’espace électoral autonome pour une autre force politique. Il suffit de regarder la gestion des médias grand public pour le comprendre : « vous, radicaux alternatifs, n’existez pas parce que nous l’avons décidé, et donc nous ne vous laisserons pas exister ».

C’est la situation qui a toujours prévalu dans les pays anglo-saxons (La Grande-Bretagne et les Etats-Unis en tête), où le système électoral « majoritaire » garantit l’élection du « business party » pour contrôler les mouvements d’humeur de la population avec une « alternance » qui ne change rien, sauf la rhétorique et les « meubles ».

Premier avertissement sérieux pour Matteo Salvini

Le « méchant flic », Salvini, a mené sa première campagne électorale importante, mais cela s’est produit dans le territoire le moins favorable pour lui. Donc, il n’en sort pas « affaibli », mais seulement redimensionné. Paradoxalement, il reste « utile » au système car sa présence vulgaire et débordante « effraye » et qu’il suffit de rassembler les effrayés y compris autour « d’une chaise vide », toutefois bien contrôlée. C’est cette stratégie qui a dissout « la gauche », au fil des années, toujours prête à se sacrifier pour « arrêter la droite », jusqu’à ce qu’elle disparaisse sans jamais l’arrêter. En effet...

En plus de la crainte, cependant, le fait que l’Emilie-Romagne, bien que son « modèle » ait été en crise pendant des années, reste l’une des régions où les revenus sont en moyenne plus élevés, et donc les contradictions sociales sont moins dures qu’ailleurs. S’implanter ici avec quatre slogans, deux chapelets et des monceaux de racisme est moins facile. Ce ne sera pas impossible, à l’avenir, si la gestion de l’économie continue de suivre les voies de l’austérité bruxelloise, des délocalisations, des coupes dans le bien-être et la santé, des privatisations, des hausses de droits de douane, etc., que le Pd européiste pourrait pousser plus loin...

Bref, la limite génétique du « Salvini, le féroce duce » a été mise au jour : facilité à capter les votes volatiles, mais pas crédible en tant que leader capable de mener réellement le pays dans un contexte marqué par la stagnation économique, les tensions internationales croissantes, les alliances à redessiner avec un projet clair en tête (les phrases empruntées à Trump, Le Pen ou Bolsonaro, ne suffisent pas...), qui prenne en compte des milliers d’intérêts économiques et géopolitiques qui existent en Italie.

Ainsi, le reste de la « classe dirigeante » préfère la « sécurité », la vieille logique démocrate chrétienne du business, capable de servir de médiateur, de faire de l’argent sans trop de soucis, d’accabler ceux qui travaillent en faisant semblant de s’en inquiéter.

Si la situation générale devait s’aggraver, cependant, même le régime au combien « rassurant » du gouvernement pourrait échouer, ouvrant vraiment la voie aux aventuriers dangereux.

Mais pour l’instant, le centre-droit, s’il veut vraiment jouer le rôle du « gouvernement rassurant », doit devenir plus modéré. Et les vielles harpies de Forza Italia - disparue en Emilie-Romagne, mais présente dans la Lega en Calabre - ont commencé à chanter la chansonnette de la « droite européiste » qui peut faire mieux.

Comme Salvini est essentiellement un acteur qui « doit » occuper la scène, nous ne doutons pas que ses « scénaristes » font déjà les ajustements nécessaires au script qu’il devra jouer.

Le rôle des Sardines

Les remerciements de Zingaretti et co (Pd) en leur faveur confirment l’impression du début. Loin d’être un phénomène « spontané » - leur première manifestation, à Bologne, avait eu un écho médiatique préliminaire important que même une campagne d’Apple ne pouvait se permettre... - ce « mouvement » est né pour réparer en partie le clivage entre le « palais » et la société, dépoussiérant la fonction des « corps intermédiaires » (syndicats, associations, mouvements d’opinion, etc.), que précisément les politiques néolibérales assumées par la « gauche » avaient contribué à détruire.

Cette fonction « d’ajustement » est également ouvertement revendiquée par le porte-parole principal des sardines, Mattia Santori issu des penseurs réunis autour de Romano Prodi (ndr : Romano Prodi, centre droit, fondateur de l’Oliva coalition en 1995 avec le Pd, et puis ex-président de la commission européenne fin 1999, etc.) devra maintenant trouver une position « institutionnelle » plus claire dans le « large front » annoncé par Zingaretti.

Il ne fait aucun doute, cependant, qu’au niveau électoral le « mouvement des sardines » a joué un rôle important, faisant bon usage de la peur du « méchant flic » pour aboutir au consensus autour du « bon ».

Ceux qui espéraient y trouver des « idées alternatives » devront rapidement repositionner leurs désirs ailleurs.

 La fin des cinq étoiles

Ils ont en effet disparu de la région qui les a vu naître et où ils avaient conquis leur première ville, Parme. Nous avons tenté d’analyser leur crise, ces derniers jours suite à la démission de Di Maio en tant que « leader » politique, et nous ne voyons pas de faits nouveaux qui peuvent changer ce jugement presque définitif. (1)

 « La Gauche »

Nous l’avons déjà dit : Potere al Popolo a eu moins de votes que les signatures nécessaires pour candidater. Cela signifie que la peur a vraiment prévalu sur toute autre considération. Et, dans un tel moment stratégique, ou dans le « climat psychologique » du pays, l’espace électoral, en dehors du bipolarisme obligatoire est minime. Cela est à rapprocher avec le niveau de conflit social (jamais si bas depuis des décennies), malgré une grande partie de l’activité politique de l’alternative.

Le 1%, en pratique, a été obtenu en ajoutant des poires et des pommes : c’est-à-dire Potere al popolo, l’Autre Emilia et le Pc. Trois réalités différentes, avec des histoires et des perspectives résolument différentes.

Potere al Popolo aujourd’hui n’est pas une "coalition" qui s’est présentée aux élections législatives du 4 mars 2018 (1,1% des exprimés). C’est un mouvement en construction, jeune d’expérience, d’âge moyen des militants (surtout en Emilie-Romagne où l’on peut admirer leur extraordinaire dynamisme et détermination), expérimentant de nouvelles pratiques. Ses 0,4% pourraient être analysés de plusieurs façons, mettant peut-être l’accent sur le résultat de la ville de Bologne (où elle dépasse 1%, en raison de la présence militante accrue et d’une activité que le territoire commence à ressentir quotidiennement). Mais ce ne serait qu’un jeu « électoraliste » de plus.

L’espace électoral objectif est si réduit que même en « unissant toutes les forces de l’alternative » on ne pourrait atteindre un chiffre digne d’être mentionné. Et donc, soit nous concevons les élections comme un moment de visibilité politique au sein duquel se construit l’organisation territoriale, l’enracinement, la possibilité d’un dialogue quotidien avec le « bloc social » des exploités, soit nous serons la proie des déceptions typiques de ceux qui avaient fait de la nécessité « d’être élu », d’avoir au moins un conseiller, l’alpha et l’oméga de notre existence comme sujet politique.

Les deux autres formations, cela dit sans intention d’offenses, expriment d’une manière différente une résidualité sans perspectives. D’une part, l’édulcoration de l’identité communiste sous « d’autres formes », sans aucune refonte du parcours assumé jusque-là. D’autre part, l’exploitation de ce qui reste de l’attractivité symbolique, soumis évidemment à la dure loi de la physiologie humaine.

Il n’y a pas de baguette magique qui permettent de résoudre à la première élection utile le problème du « résultat gagnant », qui suscite alors l’enthousiasme et permet sa reproductibilité sur une plus grande échelle. Cela peut se faire dans des conditions locales spéciales, dans les petites municipalités où il y a des groupes de militants à l’œuvre depuis longtemps, avec une grande crédibilité sociale, personnelle et de groupe. Mais le « climat psychologique » du pays, à l’échelle nationale, est dû au moins aux quinze ans de retard de la « gauche ».

Les propositions d’alternative radicale, ou plutôt de rupture, se trouvent prises en tenaille dont il faut comprendre la structure fondamentale.

Si on ne participe pas aux échéances électorales, on n’existe pas politiquement, au niveau national. Tout simplement personne ne sait notre existence (ceux qui vivent autour de nous oui, c’est-à-dire : 0,4%, quand tout va bien).

Si les militants participent ils seront exposés à de violentes secousses, vivant de première main l’écart entre la température torride de l’engagement et la douche froide des urnes.

Bref, sortir de cette emprise, nécessite une pensée originale, réaliste, imaginative, bien campée sur terre ; un activisme à la fois intellectuellement « froid » et physiquement très exigeant.

Rappelons-nous toujours, les uns et les autres, que lorsque « la classe » n’exprime pas de conflit à un niveau pertinent (les mobilisations les plus fortes se produisent lorsque les emplois ferment, pas pour de meilleures conditions de travail ou de salaire...), ses « expressions politiques » souffrent de même (partis ou mouvements).

Mais ce n’est jamais une bonne raison de laisser tomber.

 

1 – Le mouvement 5 étoiles a fait preuve de son incompétence politique en acceptant de gouverner avec la Lega en 2018. « Depuis ce qui ne semblait pas clair est devenu pas clair du tout : « un mouvement ni droite ni gauche », « honnêteté et légalité », « on en vaut un », « démocratie directe basée sur le Net », « aucun leader et aucun leader », etc. Le rejet a été total.

 

27/01/2020, contropiano