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Il aura fallu attendre plusieurs semaines marquées par des déclarations fracassantes, des coups de pression et des divisions au grand jour. Mais l’Allemagne s’est finalement résignée à livrer ses chars Leopard 2 à l’armée ukrainienne. Comment expliquer les réticences de Berlin ? Quel sera l’impact pour l’Allemagne et l’Union

européenne ? Pourquoi le patronat allemand semble aller contre ses intérêts pour plaire à Washington ? Qu’en pense l’opinion publique outre-Rhin ? Ancienne attachée de presse du groupe des Verts au Parlement européen (1989-1996), auteure de nombreux livres sur les guerres de l’Otan, Diana Johnstone nous éclaire sur cette nouvelle escalade de la guerre en Ukraine.

Après moult tractations, Berlin s’est finalement décidée à envoyer ses chars Leopard 2 sur le champ de bataille en Ukraine. Comment analysez-vous les tensions que cette livraison a provoquées au sein de l’establishment allemand?

Personnellement, ce qui me frappe c’est surtout le manque de telles tensions. J’aurais cru que l’industrie allemande réagirait dans son propre intérêt contre la dérive russophobe déjà il y a un bon moment.  Mais non, on accepte tout, y compris la hausse du coût de l’énergie liée à la fermeture de NordStream2, la perte des marchés, tout.  Face à la perte de compétitivité sur le sol allemand, certains semblent prêts à transférer leur production aux États-Unis.  Cela ne signifie pas que tout le monde soit content, mais les libéraux du FDP, censés représenter le sommet de l’économie du pays, soutiennent la ligne dure antirusse dans le gouvernement de coalition actuel.  Dans cette coalition, c’est le Chancelier Olaf Scholz qui a hésité, sans doute sensible aux réticences à l’intérieur de son parti, le SPD, traditionnellement favorable à l’entente avec Moscou.  Mais sa position est fragile, et il a cédé aux pressions.  Dans la classe politique, l’opposition à cette escalade est largement limitée à quelques voix isolées dans le petit parti de gauche, die Linke, et surtout dans l’Alternative für Deutschland (AfD), étiqueté comme « extrême droite » et ainsi traité comme intouchable par les autres. 

Une partie de la classe politique allemande était en effet traditionnellement favorable à l’entente avec les Russes. Pourquoi le camp atlantiste l’a emporté ? 

La réponse fondamentale est que l’Allemagne fédérale est un pays occupé et suit la politique du pouvoir occupant.  Cette occupation par les États-Unis, qui dure depuis 1945, est d’abord militaire, avec les bases américaines un peu partout. Et elle domine toutes les structures de l’appareil de sécurité. Les carrières de l’élite politique et médiatique sont largement déterminées par les institutions atlantistes qui endoctrinent les young leaders (jeunes dirigeants) et influencent profondément les faiseurs d’opinions dans les comités de rédaction, les universités et les groupes de réflexion. Quant au monde des affaires, les liens existent depuis toujours, énormément renforcés par le Plan Marshall et les investissements américains dans l’économie allemande.  Et la réussite de cette subjugation a été favorisée par les fortes affinités culturelles dues au fait que beaucoup d’Américains sont d’origine allemande – quelque 15%, le plus grand apport national aux États-Unis.

Mais il y a un autre élément plus inquiétant.  Une partie de l’élite allemande – prenons Ursula von der Leyen comme exemple – manifeste une hostilité presque fanatique envers la Russie qui suggère un revanchisme très particulier, l’envie de voir infliger à « l’autre totalitarisme » la même défaite et la même humiliation que celle subie par l’Allemagne il y a 78 ans.  Les Allemands sont un peuple facilement moralisant, et après des décennies de « pénitence » – avec toute l’hypocrisie que la pénitence peut impliquer – le désir de condamner moralement l’ancien adversaire surgit lorsque l’occasion se présente.  Avec l’Ukraine, la soumission aux Américains offre la possibilité de rejouer la fin de la Deuxième Guerre mondiale, du « bon côté » cette fois.  Cette illusion semble avoir séduit notamment des dirigeants Verts, Monsieur Habeck et Madame Baerbock, entre autres.

Comment l’affaire est-elle perçue par l’opinion publique allemande ?

Les Allemands sont certainement très divisés, et beaucoup, peut-être même une majorité – surtout dans l’Est du pays – n’approuve pas cette politique de guerre. Jusqu’ici, les manifestations ont tendance à focaliser leurs protestations contre les sanctions, nuisibles aux petits entrepreneurs, sans oser défendre les relations avec la Russie.  Le simple effort de comprendre le point de vue russe risque d’être criminalisé. Un tribunal de Berlin a condamné le célèbre militant pacifiste berlinois Heiner Bücker à 40 jours de prison ou à une amende de 2000 euros pour avoir déclaré qu’il fallait « essayer ouvertement et honnêtement de comprendre les raisons russes de l’opération militaire spéciale en Ukraine » lors d’un rassemblement anti-guerre le 22 juin dernier, à l’occasion du 81e anniversaire de l’invasion allemande de l’Union soviétique.  Depuis des décennies, M. Bücker dirige le Co-op Anti-War Café dans le centre de Berlin, un lieu de rencontre incontournable pour les militants pacifistes.  Pour son appel à la compréhension, Bücker a fait l’objet d’une enquête de la police criminelle de Berlin et a été condamné par un tribunal berlinois pour « récompense et approbation de crimes » en vertu de l’article 140 du Code pénal.  Rappelant les plus de 20 millions de morts soviétiques de la Seconde Guerre mondiale, Bücker a déclaré que « nous, Allemands, ne devons plus jamais être impliqués dans une guerre avec la Russie ». Pour ce discours, le tribunal l’a déclaré coupable d' « approbation publique d’un crime d’agression » susceptible de « troubler la paix publique ».  Bücker fera appel de ce jugement.

On ne peut pas dire pour autant que la loi allemande favorise nécessairement les bellicistes. Ainsi, un petit groupe citoyen, La Libre Saxonie, poursuit l’État allemand pour avoir violé le droit constitutionnel allemand en livrant des chars à l’Ukraine pour combattre la Russie. Il y a deux arguments principaux : en augmentant le risque d’une guerre avec la Russie, le gouvernement viole sa responsabilité de « protéger les vies et l’intégrité physique » y compris du plaignant ; en plus, il encourt une éventuelle violation du « Traité deux plus quatre sur le règlement final concernant l’Allemagne » du 12 septembre 1990, qui a permis la réunification allemande. En effet, l’article 2 de ce traité stipule que « seule la paix émanera du sol allemand ». Or, la livraison de chars de combat à une partie qui est en conflit militaire avec l’une des parties contractantes – plus précisément la Russie en tant que successeur de l’Union soviétique – viole de manière flagrante cette base contractuelle. La deuxième phrase de l’article 2 stipule également que « Les gouvernements de la République fédérale d’Allemagne et de la République démocratique allemande déclarent que l’Allemagne unie n’emploiera jamais aucune de ses armes, sauf en conformité avec sa Constitution et la Charte des Nations unies ».

La livraison de chars allemands à l’Ukraine pourrait inciter à davantage de protestations de la part des citoyens effrayés par la perspective que la guerre ne s’étende sur le sol allemand.

Cette livraison marque un tournant. Quelles seront les répercussions sur la politique étrangère allemande et sur l’Union européenne ?

Le chancelier Scholz et d’autres dirigeants actuels ont déclaré sans ambages que dorénavant, le leader de l’Europe, c’est l’Allemagne.  En totale symbiose avec les États-Unis, bien sûr. Pourquoi ?  Parce que l’Allemagne est « la plus grande économie ».  Le temps du faux « couple Franco-Allemand » est passé, les dirigeants actuels proclament leurs ambitions politiques et militaires sans se soucier des partenaires européens.  Ursula von der Leyen est à l’œuvre à Bruxelles, dépassant quotidiennement son autorité pour amener l’Union européenne dans un conflit souhaité seulement par les dirigeants de la Pologne et des États baltes. Le danger est grand que la dérive belliciste de Berlin entraine toute l’Europe dans le désastre.  Les dirigeants français ne peuvent s’en réjouir, mais Macron est trop « européen » pour résister sérieusement.

Le modèle économique allemand reposait sur la doctrine « Wandel durch Handel », le changement par le commerce. Elle permettait à Berlin de justifier le développement de relations économiques avec des États jugés peu recommandables aux yeux de l’Occident. L’Allemagne pouvait ainsi importer du gaz russe bon marché pour son industrie et exporter ses produits sur l’immense marché chinois. Tout bénéfice pour le patronat d’outre-Rhin. Mais cela n’était pas du goût de Washington qui s’est toujours opposé à la formation d’un bloc eurasiatique hors de son contrôle. La guerre d’Ukraine va-t-elle sonner le glas du modèle économique allemand ?

L’illusion que le développement du commerce allait automatiquement transformer les « autocraties » en « démocraties libérales » à l’occidentale a déjà disparu avec l’échec de la « mondialisation » promue par Washington. Mais la vraie raison de cet échec est ceci : le jeu de la mondialisation, joué par les néolibéraux atlantistes en gardant les services pour nous et la production pour les autres, finit par être gagné par les autres – par les Chinois en premier lieu. Déçus par les résultats de leur globalisation, les dirigeants américains préfèrent revenir au bon vieux manichéisme moralisant, « démocratie » contre « autoritarisme ». Et c’est par une course aux armements que l’on projette de doper la réindustrialisation désormais.

31 Janvier 2023, investig’Action