Richard Pithouse enseigne la politique à l'université de Rhodes. Cet article est d'abord paru dans The South African Civil Society Information Service en janvier 2010. Il a été traduit de l'anglais par Elisabeth Nyffenegger, puis a été publié par le CETRI, un centre de documentation alternatif belge.

La dégénérescence de l'African National Congress a atteint le point où, aujourd'hui, il pose un clair danger pour l'intégrité de la société. Julius Malema est l'un des exemples les plus illustratifs de la manière dont un mouvement engagé dans la libération nationale est devenu, selon les termes de Franz Fanon, « un moyen pour l'avancement personnel ». Malema n'est guère seul. Le Communication Workers Union (syndicat de la communication) a entièrement raison lorsqu'il diagnostique « un Keebleisme profondément enraciné » à l'intérieur de l'A.N.C. [en référence à Brett Kebble, un homme d'affaire sud africain à la réputation sulfureuse - NDLT]. Récemment, il a été révélé que Nonkululeko Mhlongo, mère de deux des enfants de Jacob Zuma, dispose de contrats de plusieurs millions de rands pour l'approvisionnement du KwaZulu Natal. L'épouse et la fille de Zweli Mkhise ont remporté un appel d'offre de 3 millions de rands du Department of Correctional Services. Ce genre de chose se produit depuis des années et ne peut être attribué à quelques individus problématiques. Au contraire, dans des cas comme celui des transactions concernant des armes et le double jeu de Valli Moussa entre Eskom et le comité de recherche de fond de l'A.N.C., l'organisation dans son ensemble a été profondément compromise. L'A.N.C. a aussi été collectivement compromise pour avoir omis systématiquement de prendre une position claire à l'encontre des individus impliqués dans ces pratiques douteuses.

Il est peut-être vrai que le poisson pourrit par la tête, mais il est essentiel que nous comprenions que la dégénérescence de l'A.N.C. n'est pas juste le fait de l'accroissement de pouvoir d'une élite prédatrice à l'intérieur du parti. Il fût une époque où l'on imaginait le pouvoir comme le moyen pour un projet collectif et politique de transformer la société depuis le bas. Et c'est maintenant compris à tous les niveaux du parti, que c'est le moyen pour l'incorporation personnelle, dans une minorité déterminée, pour profiter des inégalités croissantes de la société. Ce processus effrite un peu la domination raciale, mais ne laisse guère de place à l'espoir pour une société meilleure, si c'est là que se situe la limite de nos aspirations.

L'A.N.C. a abandonné le langage de la justice sociale au profit d'un langage fantaisiste post-politique : « livrer ». Ce langage suppose qu'il suffit à l'Etat de satisfaire aux besoins élémentaires de survie et que cela est simplement une question d'efficience technique. Le premier problème avec le langage de livreur est que la livraison elle-même est souvent une stratégie pour contenir les aspirations populaires plutôt qu'une stratégie pour favoriser un épanouissement humain universel. Larguer les gens dans « des opportunités d'habitations » dans des ghetto périphériques, où il y a peu d'espoir pour plus qu'une assistance pour les enfants et la possibilité d'« emploi » à court terme, peut aider à éviter que les gens descendent dans la rue. Mais ceci n'est du développement que dans le sens le plus pervers du terme. Le second problème c'est que la fantaisie de développement comme question post politique de gouvernement qui travaille plus vite, plus dur et plus intelligemment, ne parvient pas à prendre en compte les réalités profondément politiques qui forgent toute tentative de développement.

Des décisions politiques doivent être prises pour résoudre des questions comme de savoir si les valeurs sociales de la terre et des services doivent prévaloir sur leurs valeurs commerciales. Lorsque ces questions ne sont pas prises en compte, « les services » ne peuvent être acheminés que vers les marges de la société et contribuent ainsi activement à la marginalisation.

La nature politique inévitable du développement ne concerne pas seulement les intérêts des pauvres d'un côté et d'autre part le pouvoir des riches et des multinationales. Il y a aussi un jeu politique qui se joue entre les gens sur le terrain et les élites locales du parti. Souvent, des fonctionnaires, s'efforçant en toute bonne foi de suivre les directives des politiciens importants, voient leurs efforts pour implanter un développement technologique détournés par l'élite locale du parti à leur seul profit.

Ceci n'est pas toujours simplement du pillage. Souvent, l'allocation de maison et de service ainsi que les contrats qui font partie du processus sont subordonnés à un système de clientélisme et de patronage par lequel l'A.N.C. cimente le soutien politique au parti au niveau local. Dans nombre de cas, les projets de développement justifiés au nom de la satisfaction des besoins des gens deviennent des projets principalement orientés vers la consolidation d'alliances au niveau de la base des structures du parti. Les différents comités, y compris le comité exécutif de la branche locale, sont peuplés d'une multitude de mini Malemas.

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