Valter Pomar est membre de la direction nationale du Parti des travailleurs (PT) au Brésil. Il est également secrétaire exécutif du Forum de Sao Paulo. Ce Forum politique régional, créé en 1990, regroupe 82 formations politiques issues de 33 pays du sous-continent.
Ce texte est une version adaptée d'une intervention effectuée lors de la Conférence « La gauche au gouvernement : une approche comparée entre l'Amérique latine et l'Europe » organisée par l'Institut Rosa-Luxembourg à Bruxelles (27-29 juin 2010). Traduction et annotations : Sarah Testard et Christophe Ventura.

Depuis 1998, la gauche latino-américaine gouverne dans plusieurs pays de notre {jo_tooltip} Les gouvernements pris en compte dans cet article sont l'Argentine (Nestor Kirchner - mai 2003/décembre 2007 - et Cristina Fernandez Kirchner - décembre 2007/décembre 2011) ; la Bolivie (Evo Morales - janvier 2006/janvier 2010 - janvier 2010/2015-) ; le Salvador (Mauricio Funes - juin 2009/juin 2014) ; l'Équateur (Rafael Correa - janvier 2007/août 2009 -août 2009/2013), le Nicaragua (Daniel Ortega-janvier 2007/janvier 2012) ; le Paraguay (Fernando Lugo - août 2008/août 2013) ; l'Uruguay (Tabare Vazquez - mars 2005/mars 2010 - et José Mujica - mars 2005/mars 2015) ; le Venezuela (Hugo Chavez - février 1999/janvier 2001 ; 2001/2007 ; 2007/2013) , le Brésil (Lula-janvier 2003 /décembre 2010) | sous-continent {/jo_tooltip}. Quel est le bilan des politiques menées ? Concourent-elles à construire une transition vers le socialisme ?

Pour répondre à ces questions, nous devons analyser tous les processus en cours, mais également les liens qui existent entre les dimensions internationale, continentale et nationale.

La gauche latino-américaine se vit de plus en plus comme une force qui opère au niveau régional. Dans ce cadre, chaque processus national est perçu à partir de la contribution qu'il apporte à l'ensemble du sous-continent. Cette dynamique historique ne doit pas nous empêcher, au contraire, de mieux connaître chaque situation nationale. Dans chaque pays, quelles sont les mesures prises par les forces progressistes et populaires ? Quels sont les changements introduits dans la vie publique et la structure sociale ?

Dans quelle mesure tous ces gouvernements accumulent-ils (ou pas) des forces oeuvrant dans le sens de transformations structurelles ?

1.— Etude des configurations sociales

Une analyse plus précise des processus politiques, économiques, sociaux et culturels latino-américains exige une lecture de l'évolution des configurations sociales dans la région, dans ses sous-ensembles et dans les pays qui la composent. Il est également nécessaire de disposer d'une analyse des classes sociales et de la lutte des classes au niveau régional, ainsi qu'au niveau de chaque pays.

Sur l'ensemble de ces points, des interprétations différentes existent au sein des gauches latino-américaines : sur la question de savoir où aller et comment y aller, mais également sur celle de savoir quel est le point de départ selon les pays et quels sont les intérêts historiques et immédiats des différents secteurs sociaux qui composent chacune de nos sociétés.

Nous pouvons évoquer deux exemples. La bourgeoisie dite « patriotique » et ceux que l'on nomme les « peuples originels » : quels sont leurs intérêts communs ? Y en a-t-il ?

De même, peut-on parler de L'Amérique latine et caribéenne comme d'un tout organique ? Ou bien se trouve-t-on devant un projet politique qui se construit sur la base de différentes matrices socio-économiques gagnant en identité commune grâce à l'identification d'un ennemi commun ?

Ces exemples montrent le besoin d'analyser l'évolution de la configuration sociale (ou des configurations sociales) dans le sous-continent. Notre déficit théorique ne se limite donc pas seulement à l'analyse du capitalisme du XXIe siècle, mais également à celle de ces configurations sociales dans notre région dominée par le capitalisme.

2.— Les limites d'une analyse « politiste » des changements en Amérique latine

Ce déficit théorique abouti souvent à la prédominance d'une lecture « politiste » de l'évolution des sociétés latino-américaines. On parlera ainsi volontiers de la « confrontation de projets », du conflit entre « espoir et peur » et entre « changement et conservatisme ». Ces formules rhétoriques ont leur utilité politique, mais elles servent souvent à éviter de détailler le contenu de classe de chaque processus.

Cette approche « politiste » valorise les transformations (réelles ou supposées) qui se déroulent sur le terrain politique au détriment de celles qui concernent le terrain économique et social (propriété, processus de production et de circulation, relations capital — travail, inégalités sociales, etc.).

Nous sommes loin de considérer secondaire la lutte politique mais il est important de rappeler qu'en la matière, les changements qui ont eu lieu en Amérique latine depuis 1998 sont encore très limités. D'une certaine manière, le tout (la transformation qui est advenue dans la région vue comme un tout) reste bien plus important que les parties (les transformations qui ont eu lieu dans chaque pays).Ainsi, le processus d'accumulation de masse critique est plus significatif au niveau régional que dans chaque pays prit séparément et revêt un contenu plus anti-impérialiste (ou national/capitaliste, ou anti néolibéral) que socialiste.

Dans beaucoup de pays de la région, la gauche est au gouvernement (elle y rencontre parfois beaucoup de difficultés), mais elle est encore loin de contrôler le « pouvoir ». L'expérience chilienne a démontré qu'une force de gauche peut se maintenir au gouvernement durant une période plus ou moins longue sans que cela n'aboutisse à des transformations profondes, ni dans la structure sociale, et encore moins dans les institutions politiques. Gagner une élection présidentielle et réussir à faire réélire un président est un succès, mais cela ne signifie pas avoir atteint le niveau d'accumulation de forces nécessaire pour envisager un réel processus de changements.

L'approche « politiste » limite son analyse à la question de savoir ce qui favorise ou non la reproduction d'une force politique déterminée au pouvoir alors qu'il est nécessaire de savoir à ce qui favorise (ou non) le renforcement du pouvoir politique, économique et social d'une classe déterminée ou d'une alliance de classes.

3.— La question du modèle de développement

Cette dernière est au coeur des préoccupations de tous les gouvernements de gauche et progressistes de la région. Sa nature et son contenu peuvent être envisagés de différentes manières. Par son contenu, le modèle de développement peut constituer une réponse alternative à la logique néolibérale, une réponse aux besoins sociaux. Il peut également servir les exigences de secteurs capitalistes ou fournir les éléments d'une stratégie de transition à long terme vers le socialisme. Il peut, enfin, être une combinaison de certains de ces aspects — ou de tous.

Dans les années 1930-1950, l'école {jo_tooltip} Modèle qui pronait un développementéconomique et industriel piloté par l'Etat basé sur la notion de substitution des importations et la création d'un marché national. | développementaliste {/jo_tooltip}  (progressiste ou conservatrice) fut hégémonique dans beaucoup de pays latino-américains. Le cycle des putschs militaires, qui a commencé dans les années 60, constitua une réaction de la droite politique, du grand capital et de l'impérialisme contre la radicalisation du développementalisme progressiste ( « populiste » dans la terminologie latino-américaine) souvent allié aux secteurs socialistes. Dans les années 1970, le développementalisme conservateur est entré en crise. S'ensuivit, après la crise des dettes, le néolibéralisme.Une des questions qui nous intéresse ici est l'examen des similitudes et des différences entre ces cycles antérieurs et celui qui structure la phase actuelle. Nous prendrons en compte cinq dimensions : rôle de l'Etat, démocratie politique, égalité sociale, environnement et intégration régionale.

– Rôle de l'Etat.

Dans tous les pays de la région, nous avons assisté au renforcement du rôle économique de l'Etat, non seulement comme régulateur, mais aussi comme producteur direct et propriétaire de certaines ressources nationales (pétrole, eau, gaz, etc.).

Bien que dans certains pays, cette réalité soit présentée comme la preuve de la mise en place du socialisme, il serait plus exact de parler de croissance d'un secteur capitaliste d'Etat. Cette dernière est indispensable en général, et déterminante lorsqu'on vise une croissance rapide.

Ce processus réintroduit le débat classique sur le caractère de classe de l'Etat et sur le rôle de la bureaucratie et de l'Etat dans le développement économique. Il nous rappelle aussi comment peuvent être assimilés, de manière confuse, étatisme et socialisme.

La gauche latino-américaine n'a pas une vision unique du rôle de l'Etat.

— Démocratie politique.

La participation populaire dans la vie publique s'est largement accrue dans tous les pays de la région sous les formes les plus variées. Ce fut également le cas durant le cycle développementaliste du XXe siècle. Cependant, il existe une différence fondamentale: le cycle actuel, à la différence du précédent, est dominé par des partis de gauche.

Dans tous les pays, l'accroissement de la participation populaire a généré des tensions avec les groupes sociaux qui détenaient, auparavant, le monopole politique et les moyens de communication. Ces tensions se sont développées dans le cadre des systèmes institutionnels hérités de la période précédente : systèmes électoraux et systèmes des partis, justice, forces de sécurité, bureaucratie étatique.

Dans certains pays (Bolivie, Equateur, Venezuela), il a été possible de promouvoir des processus constitutionnels qui ont permis de reconfigurer les institutions démocratiques. Dans d'autres pays, cela ne fut pas possible.

L'élargissement des espaces démocratiques vers de nouvelles majorités produit en règle générale la réduction de ceux monopolisés jusqu'alors par les minorités dominantes. Celles-ci, mécaniquement, accusent donc les gouvernements de gauche d'être tendanciellement « autoritaires » et « totalitaires ».

Cette accusation est ridicule, mais elle nous confronte à un sujet qui doit être débattu : comment éviter que l'élargissement de la démocratie vers de nouvelles majorités et la réduction des espaces illégitimes occupés jusqu'alors par les minorités dominantes n'aboutissent à une perte d'appui au sein des classes moyennes de la population ? Cette question nous amène, d'autre part, à réfléchir sur la relation entre les différents pouvoirs (exécutif, législatif et judiciaire) et entre la démocratie participative et la démocratie représentative.

Il est intéressant de noter à quel point nous nous préoccupons, non sans raison, de l'activité militaire de l'impérialisme dans la région lorsque, dans le même temps, nous analysons peu le comportement des forces armées et de la sécurité policière dans chacun de nos pays. Pourtant, ces dernières ont considérablement changé en Amérique latine.

Suite dans Utopie Critique N°52