Une vague de protestations a secoué récemment le Sénégal. Dans ce pays africain, un discours anticolonial et anti-establishment se développe, mais il s’accommode aussi de dirigeants accusés de crimes graves.

Depuis son indépendance en 1960, le Sénégal a une tradition démocratique ininterrompue : 14 élections présidentielles et parlementaires, quatre présidents, deux premiers ministres, aucun coup d’État et presque tous les attendus internationaux relatifs aux droits de l’homme signés et ratifiés.

C’est la première fois qu’un discours anti Françafrique - la poursuite des liens diplomatiques, commerciaux, culturels et linguistiques avec la France - et anticolonialiste rencontre un écho profond dans la population. L’arrestation d’Ousmane Sonko, le leader du parti d’opposition des Patriotes Sénégalais pour le Travail, l’Ethique et la Fraternité (PASTEF), a déclenché une vague massive de protestations pendant une semaine, et mis en évidence la fragilité du gouvernement et la perte de popularité du président Macky Sall. Le bilan des manifestations est de 7 morts et 240 blessés. Après avoir été libéré « sous contrôle judiciaire » pour avoir violé une masseuse, le député de 46 ans et seul opposant ayant obtenu des voix, a appelé à maintenir les mobilisations « de manière pacifique ».

Les vestiges du patrimoine colonial au Sénégal sont clairs et maintenus jusqu’à aujourd’hui : la langue officielle est le français, l’éducation est dispensée en français, la presse est écrite et la plupart du temps parlée en français et la monnaie nationale est le franc d’Afrique de l’Ouest (CFA). Même si la langue nationale est le wolof, la Constitution stipule que, pour accéder à la présidence, l’une des conditions est de pouvoir parler couramment le français. Étant donné qu’au niveau de l’enseignement secondaire, le taux de scolarisation ne dépasse pas 28%, l’imposition du français comme condition d’accès à des fonctions publiques implique qu’une grande partie de la population - celle qui appartient aux classes populaires - n’a pas une représentativité équitable.

L’histoire du Sénégal rompt avec les paradigmes et les stéréotypes propres aux anciennes colonies françaises. En 1960, il déclare son indépendance avec le poète et homme politique Léopold Sédar Senghor en tant que leader et principal dirigeant du pays pendant plus de vingt ans. Il s’agissait de l’un des rares processus d’indépendance où il n’y a pas eu d’effusions de sang ni d’affrontements. Rappelons que la même année en Algérie, Frantz Fanon publiait Les « Damnés de la terre », dont le premier chapitre souligne la nécessité de répondre avec violence à l’occupation de la France. D’autre part, il n’y a pas eu un seul coup d’État, à l’exception d’une tentative ratée au début de la première présidence de Senghor. Et, bien que 90% de la population pratique l’islam sunnite, la Constitution stipule qu’il s’agit d’un pays laïc.

Le Parti socialiste sénégalais a dominé la scène politique du pays pendant quarante ans. En 2000, son hégémonie a changé avec l’arrivée au pouvoir de l’opposant de l’époque, Abdoulaye Wade, qui appartenait au Parti démocratique sénégalais.

Depuis le début du XXIe siècle, le pays africain a fait un virage progressif vers le libéralisme économique, sous deux gouvernements Wade et deux de Macky Sall, l’actuel président, qui est arrivé au pouvoir sous l’aile de Wade en tant que Premier ministre entre 2004 et 2007. Puis il a formé l’Alliance pour la République, avec laquelle il a remporté la présidence.

En ce sens, la figure d’Ousmane Sonko est le catalyseur de toute une série de problématiques qui affectent la population sénégalaise depuis vingt ans. Au manque de scolarisation dans l’enseignement secondaire et universitaire, s’ajoutent des taux de chômage d’environ 7% et plus de 50% de sa population vivant sous le seuil de pauvreté.

Le Sénégal qui s’est découvert des gisements de pétrole et de gaz, ces dernières années, a une inflation très faible et ses indices économiques devraient s’améliorés en raison de la multiplicité des ressources détenues par le pays. Cependant, de nombreux Sénégalais — pour la plupart des hommes — décident de migrer vers l’Europe ou l’Amérique latine en raison du manque de possibilités d’emploi. Selon les données des Nations Unies, le Sénégal compte 693000 émigrants.

Contrairement à Sall, le parcours politique de Sonko ne s’est pas effectué selon les canons de la politique sénégalaise traditionnelle. Militant dans un parti, il va gravir les échelons jusqu’à être Premier ministre, puis Président. Mais sa figure combine une origine humble, laborieuse d’un self-made qui captive ses partisans, en grande partie composé de jeunes, bien qu’il y ait aussi des adultes désenchantés par la caste politique qu’ils qualifient de mafieuse. Il a étudié le droit, été inspecteur des finances, fondé le PASTEF en 2014 et, à la mi-2016, il a commencé sa carrière politique. Il a obtenu un siège à l’Assemblée nationale (le Sénégal dispose d’un système parlementaire unicaméral depuis 2012). Au début de 2017 il a commencé à accuser de corruption le président et son frère Aliou, au profit de Petro Tim, la société d’exploitation des hydrocarbures gérée par le magnat roumain Frank Timiș, et pour avoir favorisé plusieurs fonctionnaires de l’État avec ces contrats. En effet, en 2017, et avant de remporter son banc à l’Assemblée, Sonko a publié son livre « Pétrole et gaz au Sénégal » dans lequel il dénonce toutes ces manœuvres.

Lors des élections de 2019 - avec le plus grand pourcentage d’électeurs de l’histoire du pays, 66 % - Sall a été réélu pour un second mandat avec 58 % des voix. L’ancien Premier ministre Idrissa Seck (du Parti démocrate) a obtenu 20% des voix et, quelques mois après, Seck a rejoint la coalition de Sall. Sonko est arrivé en 3ème position avec près de 16% des voix.

Il convient de souligner que contrairement aux élections de 2012 - lors des quelles Wade, sortant, a été confronté à une crise institutionnelle face à son intention de reprendre un troisième mandat et à des manifestations qui ont fait plusieurs blessés et morts - l’unique controverse aux élections d’il y a deux ans, a été que deux des sept candidats ont été exclus par les autorités électorales en raison de détournement de fonds.

Il y a onze ans, Sall avait réalisé quelque chose qui semblait impossible : il était passé de 26% au premier tour à plus de 65% des voix. Aujourd’hui, à deux ans de la revalidation de son mandat avec un pourcentage écrasant, il est confronté à une nouvelle crise institutionnelle générée par un outsider de la classe politique sénégalaise.

Pendant la campagne électorale de 2019, les rassemblements autour de Sonko étaient les plus nombreux et les plus présents. « Supprimer le CFA - monnaie que le Sénégal partage avec sept autres pays ex-colonies de France - ; renégocier des contrats avec des entreprises étrangères ; décentraliser le pays ; générer des contrats et favoriser les entreprises nationales ; et surtout la création d’emplois (en 2019, 40 % de la population active était au chômage) », telles étaient en partie les promesses faites lors de sa campagne. Il est important de noter que la monnaie sénégalaise conserve son nom « Afrique de l’Ouest », terme utilisé pour désigner les colonies africaines de la France pendant la première moitié du XXe siècle.

Malgré leurs différences, on peut établir un parallèle entre Sonko et Sall : les deux représentent une rupture avec la politique traditionnelle et la manière de faire de la politique, lors de leur première candidature à la présidence. Sall, éloigné du Parti démocratique de Wade pour les élections de 2012, a commencé à dénoncer les manœuvres frauduleuses de son mentor, et se sépare de son ancien parti et forme sa propre Alliance pour la République.

Sonko a tenté de réaliser un accord électoral avec l’ancien président Wade, bien qu’il tienne un discours anticolonial, anti-establishment, pour la production nationale et la création d’emplois – que beaucoup pourraient qualifier de populiste – Cependant, Wade a pris sur lui de le jeter par-dessus bord.

Dans le processus électoral d’il y a deux ans, le chef du PASTEF a été impliqué dans ce que lui et ses partisans ont dénoncé comme des opérations de « fausses nouvelles ». Tout d’abord, il y a eu une accusation pour le fait que le financement de la campagne de Sonko proviendrait de « lieux indécents et étranges », sans donner d’autres précisions. Puis, que l’ex-inspecteur des impôts voulait installer une théocratie islamique et qu’il était un islamiste radical lié aux États islamiques. Malick Ndiaye, responsable de la communication du PASTEF, était chargé de réfuter toutes les allégations, qui portaient atteinte à l’image de Sonko, ses partisans et le nouveau parti. Selon ses partisans, ses hommes de confiance et, bien sûr, lui-même, l’accusation d’avoir violé une masseuse dans le lieu de massage qu’il fréquentait régulièrement pour des « problèmes de santé » semble être de même nature que les fake news mentionnées ci-dessus.

Sonko accuse le gouvernement actuel de « fomenter un complot » pour l’empêcher de se présenter aux élections de 2024, car si l’on tient compte de ce qui est établi dans la politique sénégalaise - croissance du pourcentage de voix, possibilité de forcer le second tour après être arrivé deuxième et de le remporter - il pourrait obtenir la présidence.

Même si les conjectures selon lesquelles Sall souhaite renouveler la Constitution pour obtenir un troisième mandat sont vraies, une situation similaire à celle de 2012 pourrait se produire.

L’accusation de viol est cependant suffisamment grave pour ne pas être rejetée à la légère. Or, non seulement il y a eu une manifestation en faveur de la liberté de Sonko, mais un bon nombre de femmes ont élevé la voix contre le silence sur ce viol et les accusations de mensonge à l’encontre de la femme qui l’a dénoncé. Certaines d’entre elles ont assuré qu’il sera désormais plus difficile de dénoncer les viols, étant donné qu’un politicien peut être dédouané grâce au soutien de ses militants et de ses partisans qui ont nié les allégations et politisé l’affaire. La militante féministe Aissatou Baldé a affirmé que la femme qui l’a dénoncé « a été lynchée par la société », visant ainsi les manifestants qui n’ont vu dans l’arrestation de Sonko qu’un geste politique pour le sortir de la course électorale.

L’arrestation de Sonko a eu lieu le mercredi 3 mars, lorsque la magistrature lui a ordonné de témoigner. Quelques jours plus tôt, le leader du PASTEF avait déclaré qu’il ne le ferait pas parce qu’il ne faisait pas confiance à « la mafia judiciaire » du Sénégal. Malgré cela, fortement conseillé par son chef spirituel, il a décidé d’y aller, mais il l’a fait, accompagné par ses disciples dans un cortège bondé. Pour le gouvernement et les autorités de l’exécutif, c’était une provocation, une perturbation potentielle de l’ordre public et un appel à la désobéissance civile. C’est pour cette raison - et non pour le viol - qu’il a été arrêté.

Depuis l’emprisonnement de Sonko, jusqu’au 9 mars, lorsqu’il a été libéré « sous contrôle judiciaire » (ce qui implique qu’il ne doit pas parler à la presse de l’affaire judiciaire et qu’il doit constater une fois par mois qu’il vit toujours dans le pays), les manifestants sont descendus dans les rues de Dakar, ont pillé des supermarchés français, attaqué des chaînes de télévision françaises et se sont heurtés à la police pour réclamer la liberté de leur chef. Dans la campagne sur les réseaux sociaux et dans les deux médias de langue wolof (Walf TV et Sen TV) on pouvait observer des slogans tels que « #FreeSenegal » ou des bannières appelant à la désobéissance civile.

Ce que le gouvernement craignait et essayait d’éviter est devenu réalité. Au cours de la semaine de manifestations, sept personnes ont été tuées - bien que diverses organisations sociales et le PASTEF lui-même rapportent que ce nombre est plus proche de 15 - et plus de 240 ont été blessés.

Dans le livre « Drames sociaux et métaphores rituelles », Victor Turner développe le concept de « drame social ». Le terme s’appuie au moins en partie sur ses observations faites sur le terrain dans son travail effectué en Afrique pendant le processus de décolonisation.

Dans son texte, l’anthropologue écossais affirme que les « drames sociaux » sont des unités de processus inharmonieux qui surgissent dans des situations de conflit et sont divisés en quatre étapes. Premièrement, il y a une rupture dans les relations sociales régulières régies par des règles entre personnes ou groupes au sein d’un même système de relations sociales. Ensuite, il en résulte une phase de crise croissante au cours de laquelle - à moins que le danger ne puisse être isolé dans une zone donnée - les questions tendent à s’étendre à une institution dominante. Troisièmement, il y a une action de dérèglement dans laquelle - pour limiter l’ampleur de la crise - les membres dirigeants mettent en service certains mécanismes d’ajustement et de réparation. Enfin, il y a une réintégration du groupe social perturbé, ou la reconnaissance sociale et la légitimation d’une fissure irréparable entre les parties contestées.

Compte tenu du classement élaboré par Turner, on peut affirmer que le gouvernement présidé par Macky Sall en est à la troisième phase décrite au paragraphe précédent. Dans le même temps, Ousmane Sonko est la figure qui condense une série de drames sociaux. Certains, comme le chômage ou la destination de la production des hydrocarbures, ne concernent que le Sénégal, tandis que d’autres, notamment ceux qui touchent à la continuité de la Françafrique, sont communs au reste du continent.

Suivant ce raisonnement, si le schéma proposé par Turner est réaliste, dans un proche avenir, le pouvoir exécutif du Sénégal sera confronté à un choix : réprimer et censurer Sonko, le PASTEF et leurs partisans, ou les reconnaître comme des sujets politiques et faire face à l’écart irréconciliable lors des élections de 2024, en plaidant pour la transparence du processus électoral. Pour l’instant, le gouvernement semble avoir opté pour la deuxième option.

26 mars 2021, Nueva sociedad