Italie, vers une « 3ème République » sous tutelle de l’UE ?
par Danielle Riva
En Italie, la période baptisée « 1ère République » allait de la République votée en 1948, aux années 1994. Ces années furent marquées par une lutte bipartisane à mort entre le PCI (le plus grand parti communiste d’Europe) et la Démocratie chrétienne, sous le contrôle de forces occultes (services secrets divers et variés autour de la CIA qui ont même tenté la prise du pouvoir dans les années 1969/1970). L’Italie était le maillon faible de l’ « Alliance occidentale » et donc sous tutelle de l’Otan.
Cette « 1ère République » en 1993/94 a signé la fin du bipartisme, et elle s’est dissoute dans l’affairisme plus ou moins mafieux de « Forza Italia » sous la conduite du cavaliere di Arcore (Berlusconi), tout en étant remarquable par le dynamisme de son régime parlementaire à la proportionnelle intégrale qui obligeait à une recomposition permanente des forces de gouvernement, faisant de l’Italie la championne avec plus de 67 gouvernements en 70 ans !
La « deuxième République », qui a suivi, a dansé au rythme de la dérive des restes du Parti communiste et de la Démocratie italienne, du développement du « populisme » et du « séparatisme » de la Lega du Nord (Bossi). Elle s’épuisa en « combinazione » entre des forces de moins en moins importantes, de moins en moins représentatives, de plus en plus éclatées, qui obligeaient à des alliances de gouvernement (il y a eu près de 70 groupes politiques, si l’on y ajoute les particularismes régionaux, ex : Trentino et Alto-Adigio, se retrouvant dans différentes alliances lors des élections !).
Elle vit aussi disparaître la présence de l’extrême gauche dans les deux Assemblées (permise par la proportionnelle), victime des manipulations berlusconiennes sur les critères de représentativité minimale pour obtenir un siège, et du reflux des idéaux révolutionnaires du Mai rampant (1969) et de la transformation du PCI en force centriste. Mais ce fut aussi le renouveau des campagnes contre la Mafia, la corruption, « Mani pulite » (« mains propres ») et parfois contre le premier Ministre lui-même (Berlusconi) image de cette collusion entre la mafia et la politique, qui malgré plusieurs procès n’a jamais pu être établie.
Une faiblesse institutionnelle native à la sortie du fascisme qui a déterminé l’Italie à arrimer, son vaisseau à l’UE pour faire partie des 3 pays fondateurs. Elle a d’ailleurs toujours un sentiment d’amertume au fait que le « couple « Franco-Allemand » oublie cela ; que les Allemands l’aient classée dans les PIGS (Portugal, Italie, Grèce, Espagne), même si aujourd’hui, les Allemands se sont rendus compte que l’effondrement de l’Italie allait avoir une incidence violente pour leur propre économie.
C’est Renzi avec sa minable opération, qui a ouvert une nouvelle phase rejetée jusque-là par les Italiens : celle de la mise en tutelle de l’Italie par la BCE, à la Grecque, mais en moins violent, car avec un « cadeau » de 200 milliards pour le « redressement » de la troisième économie de l’UE.
Toutes les forces politiques importantes, de l’extrême droite à la « gauche », en passant par Forza Italia, le M5S, et quelques nostalgiques du fascisme, confondues en une ultime coalition pour sauver le pays du marasme provoqué par la covid 19 et les crises parlementaires successives, et dont les appétits ont surtout été aiguisés par cette magnifique manne européenne, quelles qu’en soient les conditions, entre autres de casse sociale.
Une sorte de gouvernement de salut Public pour une République plus affaiblie que jamais, vouée à la seule distribution de cet argent sous l’égide de la BCE et de son ancien directeur, Draghi, aujourd’hui, nouveau premier ministre.
Les Temps sont rudes. Une « 3ème République » sous tutelle européen ? L’Italie pourra-t-elle surmonter cette épreuve comme elle l’a fait jusqu’à présent grâce à sa créativité politique ?
Il n’y a plus de classe dirigeante, mais elle reste dominante
par Gaetano Azzariti
Nous avons assisté ces derniers jours, impuissants, à l’effondrement de la classe politique. Une épreuve de force finale indigne, mais les symptômes de l’effondrement étaient depuis longtemps présents. La perte progressive de l’autorité d’une communauté politique fragile, enracinée dans les intérêts matériels de représentants, incapable de construire le nouveau, voire de gérer l’existant, est évidente. Une introversion qui a transformé la nature de notre classe dirigeante : qui n’est plus un « exécutif » mais seulement « gestionnaire ». Dans cette situation entre passé et présent – une page gramscienne classique nous l’enseigne – « l’ancien meurt et le nouveau ne peut pas naître : dans cet interrègne, les phénomènes morbides les plus variés se produisent ». Mais Gramsci se demande aussi si ces phases doivent être résolues « nécessairement » en faveur d’une restauration de l’ancien monde. C’est la question que nous devrions sérieusement nous poser aujourd’hui.
Il est presque inutile de chercher le coupable : nous sommes tous impliqués. Cela ne veut pas dire que nous sommes tous également responsables, loin de là. Mais la faiblesse globale du système politique et de la représentation a fait qu’il n’a pas été possible d’éviter le pire, même si cela s’est manifesté de la manière la plus niée et instrumentalisée : les « phénomènes morbides » se sont transmis comme « chefs-d’œuvre politiques ». C’est alors la faiblesse globale du système démocratique que nous devons examiner si nous ne voulons pas finir par être balayés sous les décombres d’un régime de pouvoir maintenant en morceaux.
Ce n’est même pas une question du dernier gouvernement ou de l’autre. Nous ne pouvons pas tout réduire aux insuffisances ou aux vertus, à l’accusation ou à la défense, au gouvernement jaune et rouge, qui a tenté de faire face à une urgence imprévue et irrépressible avec de nombreuses incertitudes, plusieurs erreurs, un certain succès, de nombreuses justifications. Ce n’est pas la gestion problématique de la pandémie qui est le vrai problème, c’est l’ensemble des preuves dramatiques de toutes les failles de notre système politique. De plus, comme nous ne pouvons cacher que la folie de la crise gouvernementale est maintenant au point mort, nous ne pouvons pas nous limiter à récriminer contre ce que, dans une situation de paralysie dangereuse, le garant de notre constitution a adopté et qu’il considérait comme le seul moyen d’essayer de sortir du tunnel.
Draghi est le résultat du vide de la politique, pas sa cause. C’est pourquoi – voulant revenir aux profondes raisons de la crise – il faut reconnaître que le vrai problème est le « vide », et non celui qui l’a comblé. Aussi parce que le défi auquel nous sommes confrontés est politique. La compétence certaine et le profil élevé du prochain gouvernement ne sont pas à discuter, mais il ne faut pas sous évaluer ce que cela représente.
La question à se poser, cependant, c’est quelle fin doit avoir le gouvernement des meilleurs. C’est le point critique : je me demande qui peut répondre à la question des « fins » aujourd’hui. Je ne vois personne s’interroger sur les grandes questions stratégiques, tous ne pensant qu’à se sauver eux-mêmes. C’est là que nous pouvons voir la misère de la politique et, en elle, les limites de la gauche.
Une politique qui a perdu sa capacité à construire des modèles de civilisation et des horizons de libération ; qui a été réduite à de simples tactiques, dirigée par les médias sociaux et les jeux de palais occasionnels. Une gauche qui a renoncé à ses « utopies concrètes », les valeurs historiques qui la légitimaient (égalité des droits et respect de la dignité sociale), nobles idéaux tous sacrifiés sur l’autel de la modernité du marché et du développement.
Dans cet horizon politique et culturel, privé de toute perspective, comment s’étonner que nous comptions sur ceux qui ont montré qu’ils savent éviter le pire, réussir dans une phase critique maximale pour empêcher l’effondrement du système économique et financier européen et, par conséquent, démontrer que nous savons comment restaurer l’ancien.
Si le « nouveau » ne peut pas naître, il ne peut alors prétendre arrêter ceux qui proposent une réponse de sécurité et de protection en évitant la chute du système. Vous ne pouvez pas opposer votre propre faiblesse au passé qui avance. Ainsi, pour donner un nouvel horizon au progrès, ce dont nous aurions besoin – pour reprendre Gramsci – c’est une réforme intellectuelle et morale qui permette à un groupe social de s’imposer comme une classe dirigeante (et non seulement dominante), mais en l’absence d’une classe politique, tout est beaucoup plus difficile.
Il Manifesto, 5 fevrier 2021
Un accueil politique (presque) unanime à la cour de Draghi.
par Marco Sferini
Les malheurs ne viennent jamais seuls. En outre, il était à prévoir, mais il n’était nullement acquis, qu’une sainte alliance nationale devait se former pour le partage du Fonds européen Recovery Found à attribuer à tel ou tel secteur privé ce qui, à son tour a abouti à la nomination de Draghi.
Les aigreurs d’estomac d’une partie des secrétariats des partis pourront les asticoter, le pays attend que l’armée du salut s’installe et garantisse le versement tranquille des fonds européens (circa 200 milliards) pour une planification du redressement économique, social et l’instauration d’une paix sociale qui servira aussi au rétablissement de l’harmonie avec les institutions représentatives.
L’opération a réussi mieux qu’on ne pouvait s’y attendre. Il a suffi de nommer Draghi, et de lui confier la tâche de former le nouveau gouvernement, d’éliminer l’opposition, les vetos et les préjugés idéologiques. Qui auraient pu parier - au moins jusqu’à il y a soixante-douze heures - que même Liberi e Uguali, (LeU) (1), allait se retrouver dans un gouvernement avec à sa tête le banquier de l’austérité et des privatisations (des banques d’État elles-mêmes...) et de plus, avec Forza Italia. Au lieu de cela, le parti du Chevalier d’Arcore (Berlusconi) est redevenu acceptable. Seule la Lega (Salvini) peut encore se trouver sur son chemin. Tout le reste n’est qu’ennui et ne répond qu’aux souhaits de ceux qui veulent construire une gauche moderne, et réformiste.
Avec les autres membres de la formation inaugurée par Grasso (LeU), Fassina (Parti démocrate) a réfléchi sur le type de majorité : sans exclusive, c’est mieux que l’hypothèse d’ « Ursula » (2), une théorie qui ne tenait pas compte des diversités politiques ; un ensemble qui annulait les singularités. Tout cela, bien sûr, pour le bien du pays.
La première série de consultations visait à recevoir les intentions des forces politiques et à connaître l’humeur des partenaires sociaux représentant les salariés et les employeurs. Au lieu de cela, face à la stature libérale de Draghi, à l’impossibilité d’imaginer quelque chose de plus grand et de plus performant pour le salut de l’Italie, en période de pandémie et de crise économique et sociale, les intentions ont cédé la place à des explications de vote, avant même que de s’adresser aux deux Chambres pour qu’elles expriment leur confiance envers un exécutif tout-puissant applaudi aujourd’hui par Trichet lui-même.
La Lega de Salvini a fait un saut périlleux, un demi-tour sur elle-même et devient pro-européenne en moins de quarante-huit heures. Un éclair de sincérité dans l’obscurité du souverainisme « néo-nazie nationaliste » du Piano pontida (3), de la sécession du Nord à l’exaltation des frontières sacrées de l’Italie. Une évolution extraordinaire, presque anthropologique. Il ne faut pas chercher trop loin pour comprendre pourquoi cette transformation cellulaire du corps inhumain de l’ex-Padanie a été déclenchée pour arriver à l’acclamation de Mario Draghi et du rôle de l’Europe monétaire. Il suffit de deux mots : Recovery Found, Fonds de relance. Le capitaine est sincère quand il le dit lui-même.
Un parti comme la Lega, même avec son histoire, peut-il rester en dehors sans pouvoir influencer les choix politiques sur des milliards et des milliards d’euros ?
Or, les intérêts économiques se trouvent principalement dans le Nord : les présidents de la région de l’ancien carroccio (4) gazouillent. Draghi est une garantie pour les marchés et les Leghisti (de la Lega) veulent être les gardiens de la gestion des fonds qui seront distribués selon le plan de relance. Ce plan, esquissé par le gouvernement Conte Bis qui ne plaisait pas à Bruxelles, a été démoli par la Confindustria (le patronat) et n’a pas satisfait les marchés en général. Alors, Renzi a pris soin de rejeter tout cela. Maintenant, la balle est au milieu du terrain.
La position la plus embarrassante, cependant, reste celle d’Italia Viva de Renzi (5) : « ne pas discuter ». En ce sens qu’il n’y a rien à dire : Draghi est ce qu’il y a de mieux. Vous n’avez rien à discuter, en fait, car vous ne savez ni quelle est la ligne du gouvernement qui est en cours de formation, ni son programme qui n’est pas encore écrit. Italia Viva, semble être l’écho amplificateur de la voix du Président qui vient d’être nommé : ce qu’il dit, c’est très bien. Même une photocopie a plus de différences avec l’original, qu’Italia Viva avec Draghi.
Le front du « Non à l’euro » s’est effondré devant la magnificence bancaire, la déclinaison faussement sociale et bienfaitrice de la « pecunia non olet » (« l’argent n’a pas d’odeur » de l’empereur Vespasien).
Que reste-t-il de la grande révolution des Grillini du M5S (de Beppe Grillo fondateur du Mouvement des 5 étoiles), de la révolte anti-castes, des partis « qui sont tous les mêmes à l’exception du Mouvement » ? Que reste-t-il des rugissements des places, de la colère ancestrale à l’égard de la politique du palais, et du palais lui-même ? Un ronronnement, qui évoque les processus populaires et sommaires de ceux qui avaient gouverné jusqu’à récemment et qui ne sont pas différents, dans la forme, le fond, et le nom, de ceux qui iront gouverner demain, surtout le Cinque Stelle ?
Reste Di Battista (M5S) qui veut jouer à tout prix le rôle du cangaceiro, du rebelle, et peut-être avec Giorgia Meloni (membre d’Alliance nationale - extrême droite - puis du Peuple pour la Liberté – coalition autour de Berlusconi en 2008) qui, de l’obéissance léghiste (Salvini) passe à la volonté générale de sauver la nation, et qui a tout à gagner dans les sondages et dans les prochaines élections ?
Les élections locales du printemps prochain, seront le premier test pour la sainte Alliance autour de Draghi et la résilience des partis qui ont l’intention de rester en dehors de celle-ci.
Le court voyage dans le pays des « horreurs », dans la politique italienne de ces jours trépidants de recompositions et de décompositions est incroyable.
Il n’est guère surprenant, en fait, si vous vous arrêtez un instant pour réfléchir, assis sur la première pierre qui est situé au bord de la rivière. Après les cadavres des grandes idéologies et les grandes visions politiques et sociales, décomposées à la fois par le berlusconisme d’abord, puis par les différents "ismes" qui se sont succédés (technicisme, grillisme, renzisme, souverainisme...), que reste-t-il d’une culture sociale du pays pour le pays ? Peu ou rien.
Le vrai politicien, dans tout ce chaos organisé, est précisément ce banquier d’une grande renommée internationale, la "réserve de la République" comme ils l’ont défini...
Il a devant lui un panorama vraiment sombre, un théâtre décadent et décomposé de faux malentendus, avec de nombreux dîners pour rien, de pactes et de contrats, de solutions de continuité qui laissent un goût amer dans la bouche, ce qui n’est pas de bon augure.
Un gouvernement de périphrases, autour duquel gravitent des mots vides de sens, simples servants d’un discours écrit par la réalité crue des faits : Draghi est fonctionnel pour cette phase de restructuration des relations économiques entre l’Italie et le reste de l’Europe (et le monde). Il peut aussi permettre de refinancer les revenus des citoyens ou de mettre des milliards dans les soins de santé.
Ce qui comptera, ce sera une gestion exclusivement du point de vue du capital, la logique libérale qui impose le privilège et la protection des bénéfices au détriment des salaires, des pensions et de la grande masse de personnes vivant dans la pauvreté.
Il ne reste sur les places que Rifondazione communista et Potere al Popolo pour protester. Certains diront que c’est très peu : c’est sans doute le cas en nombre. Mais c’est une tentative de convaincre les gens de voir au-delà des chiffres, d’examiner le double tranchant des jeux du marché au sein des institutions, des prothèses posées sur la gestion politique de la crise économique et l’évolution dramatique de la pandémie, pour justifier toute intervention antisociale avec la ritournelle de la protection exclusive du bien-être collectif.
C’est le début d’une nouvelle saison de compromis entre structure et superstructure, en parlant de manière marxienne : dictée strictement de la première à la seconde. Du Marché à l’Etat, et non l’inverse.
Mais quelqu’un doit exister, qui garde ouverte une hypothèse de construction pour une opposition sociale et politique à Draghi et à sa cour politique unanime, et pour persévérer sans se résigner au "pouvoir" des chiffres, de la force évocatrice des noms qui, depuis les grandes salles de la BCE, gèreront Rome.
Le triomphe de la virtualité ou de la vérité est à son apogée. L’essence cédera à l’apparence : ce que nous verrons, malheureusement, sera plus important que ce que nous serons.
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La Sinistra quotidiana, 7 février 2021,
notes
1 – Liberi e uguali est une alliance électorale née le 3 décembre 2017 et qui réunit plusieurs groupes de couleurs sociale-démocrate et centriste : Article 1ᵉʳ - Mouvement démocrate et progressiste, Gauche italienne et Possibile en vue des élections générales du 4 mars 2018
2 - une large coalition gauche-droite à l'allemande, résolument pro-européenne, projet de Prodi (ancien président de la commission européenne) pour les élections de 2019
3 – C’est un mythe créé et célébré par La Lega. Le 7 Avril 1167 s’est tenu dans la plaine de Pontida une bataille rassemblant toutes les communes du moyen âge de la Lombardie qui combattaient ensemble contre Frédéric Barbarossa, l’empereur légitime du saint empire romain germanique.
4 - autre symbole de la Lega : le carroccio – charriot, moyen de transport en ces mêmes temps moyenâgeux des communes Lombardes.
5 - Italia Viva est un parti politique italien fondé en septembre 2019 par Matteo Renzi, à la suite de son départ du Parti démocrate et de son échec politique