La notion de « populisme » a connu un bien étrange voyage qui lui a fait accomplir une totale révolution sur elle-même au point d'en changer complètement la signification et les enjeux intellectuels et politiques qu'elle recouvrait initialement. Valorisant hier le populaire, elle le stigmatise aujourd'hui. Rien n'en témoigne mieux que les usages savants et politiques actuels du « populisme du F.N. » qui s'imposent, en faisant oublier les autres définitions du populisme qui ont eu cours et l'existence de rapports du populaire au politique fort différents que celui mis désormais en exergue. Sous l'apparente filiation du mot dont l'histoire remonte à la fin du XIXe siècle, des ruptures de signification et un renversement de perspective se sont ainsi opérés. Cette reconversion des points de vue signe alors pour les groupes populaires la perte du sens des causes qu'ils ont défendues et porte à méconnaître le rôle de « l'appel au peuple » dans l'histoire sociale de la construction des démocraties.
Le « populisme du FN » : la disqualification du populaire
Le « populisme » occupe désormais une place prédominante dans les commentaires politiques et savants pour désigner le Front national et des phénomènes qui, à son instar, ont été longtemps pensés comme relevant de l'extrême-droite. Depuis le début des années 1990, les articles, les ouvrages et les prises de position se sont multipliés pour présenter des enquêtes et des analyses de journalistes mais aussi d'historiens, de politologues, de philosophes sur la progression inquiétante du « virus populiste » (selon les mots de Libération 17 mai 2002). Les interprétations, presque toutes à l'identique, se focalisent sur les élections et les scores inattendus obtenus par des forces au « nationalisme rétrograde » emmenées par un leader « charismatique » pour mesurer le danger imminent qu'elles font peser sur la démocratie. Elles insistent, quels que soient les contextes historiques et nationaux, sur le ralliement massif des « exclus » et notamment des groupes populaires, les plus durement touchés par la « crise sociale », à des démagogues dont les talents de tribun savent gagner les plus crédules aux solutions simplistes et frustres qu'ils proposent. Comme l'affirme ainsi en 2002 le politologue Pascal Perrineau : « Le Pen fait un tabac chez les couches populaires. Un quart des ouvriers qui sont allés voter ont voté pour Jean- Marie Le Pen. C'est le premier électorat ouvrier, mieux que Chirac et Jospin. En revanche c'est dans la catégorie des cadres supérieurs et des professions libérales que Le Pen fait ses plus mauvais scores... (Ceux qui votent F.N.) sont des gens qui sont en bas de l'échelle des revenus mais aussi de l'échelle des savoirs. Plus le niveau de culture est élevé, plus on est à l'abri d'un vote Le Pen». Le 25 avril 2002, une pleine page « Horizons » du Monde est consacrée aux « Enfants perdus de la classe ouvrière », à partir d'une enquête menée à « Calais, municipalité communiste, où le chef du F.N. est arrivé en tête et Robert Hue, cinquième ».
Les interprétations faisant du F.N. un « appel au peuple » rassemblant des « mécontents » séduits par le charisme de Jean-Marie Le Pen, la magie de son verbe et ses idées xénophobes et dressés contre les élites établies se sont ainsi banalisées. On a montré {jo_tooltip} Collovald (A.),Le "populisme du FN" : un dangereux contresens, Bellecombe-en- Bauge, Ed. du Croquant, 2004. Voir également « Le populisme : de la valorisation à la stigmatisation du populaire »,Hermès, 42, 2005. On reprend pour l'essentiel cet article. | ailleurs {/jo_tooltip} qu'elles n'en soulevaient pas moins quelques paradoxes. Alors qu'il prétend être une catégorie d'analyse, le « populisme » est pourtant également une injure politique. Les multiples commentaires indignés et inquiets qu'il autorise en témoignent : « croisés de la société fermée », « largués, paumés, incultes », « archaïques et rétrogrades » selon les jugements prononcés au lendemain du premier tour de l'élection présidentielle de 2002 et largement repris lors du referendum européen de 2005. Déjà étonnamment double dans son statut, à la fois notion savante et insulte politique, la dénomination de « populisme » surprend encore autrement. D'une part, elle propose une nouvelle classification du F.N. bien plus floue et bien moins stigmatisante que les précédentes labellisations de fascisme ou d'extrême droite qui avaient cours au début des années 1980. D'autre part, la désignation rend licites des verdicts d'une extrême violence contre les groupes populaires ayant apporté leur voix à ce parti. Le « populisme du F.N. » ouvre sur un blâme du « peuple », tout en retenant la charge du discrédit contre l'organisation frontiste. Un blâme particulier cependant dans lequel alternent mépris et crainte. Les groupes populaires seraient en effet responsables de la survie politique d'une organisation indigne moralement et politiquement ; en même temps, ils auraient des excuses. Leur crédulité, liée à leur manque d'éducation, serait renforcée par la crise sociale qui aurait suscité chez eux une anomie et une insatisfaction politique nouvelle et durable les rendant disponibles pour les partis les plus extrêmes (exploitant leurs « malaises sociaux » contre la démocratie). Pourtant une telle dénomination du F.N. et de telles interprétations ne se sont pas imposées d'emblée lors de l'apparition du parti frontiste en 1983. Leur évidence d'aujourd'hui a été progressivement construite au prix d'une réorientation des analyses initiales.
La construction d'une évidence
Lancée en 1984 par le philosophe politique Pierre-André Taguieff qui la réimportait des débats américains sur la {jo_tooltip} Taguieff (P.-A.), « Les droites radicales en France », Les Temps modernes, 465, 1985. | « nouvelle droite » {/jo_tooltip} la notion était alors un simple label du FN parmi d'autres (« national-capitalisme » , « nationallibéralisme ») ; elle insistait sur un aspect des idées et des valeurs nationalistes du parti frontiste destiné à distinguer la nouveauté de cette « droite radicale » du fascisme et des extrêmes droites passées. Ces autres étiquettes n'en étaient pas moins alors prédominantes dans le débat public. Elles avaient pour particularité d'attirer l'attention sur les dirigeants et militants frontistes (leur passé, leur carrière, leurs ressources politiques) et non sur les électeurs. Le déplacement opéré sur ces derniers n'est pas innocent pour la compréhension des conditions de réussite politique du F.N. Celles-ci ne sont plus recherchées dans le capital politique collectif du parti, dans les pratiques militantes de ses représentants ou encore dans l'offre politique actuelle et la concurrence entre élites politiques, mais dans la seule relation nouée entre Jean-Marie Le Pen et ses troupes électorales et plus précisément encore dans les dispositions préalablement ajustées des électeurs aux thèses idéologiquement autoritaires portées par le F.N. En ce sens, l'explication se ferme et, en se simplifiant, se fait tautologique : seuls des électeurs illégitimes socialement peuvent se retrouver dans les idées illégitimes de ce parti. En exonérant d'emblée les élites sociales de tout penchant pour le F.N. puisque, protégées par leur diplôme et leur niveau de vie, elles sont insoupçonnables de toute crédulité pour des thèses « simplistes » et racistes, l'explication rejoue ainsi sur un plan apparemment descriptif (les résultats de sondages électoraux) l'idée de la supériorité morale des élites sociales.
Ce n'est que progressivement cependant que de telles constatations sont devenues possibles et plausibles. Successivement, en effet, différents scientifiques de l'analyse politique (historiens, politologues, intellectuels politiques) vont, pour des raisons tenant à leurs enjeux disciplinaires respectifs, s'emparer du terme et créer entre eux une situation d'échanges intellectuels et de reconnaissance croisée. La circulation de savoirs et de manières de penser la politique qui s'opère alors tend à valider à la fois l'existence du populisme du FN et le cadrage interprétatif qu'il convient d'adopter à son égard. Tous partagent, en effet, la même posture intellectuelle cherchant dans les « idées politiques » ou les « valeurs » proclamées et non dans les pratiques sociales et politiques, l'explication des comportements ou des phénomènes politiques. Tous acceptent également, comme grille de compréhension des luttes et des contestations politiques, le même présupposé du postulat démocratique qui veut que la légitimité en démocratie vienne « d'en bas », du « peuple », des élections. C'est pour cet ensemble de raisons que leurs analyses s'entremêlent et se confortent mutuellement.