Président de l'Association pour une Constituante.
Traversant récemment Paris, je suis passé place de la République. Tout autour, des banderoles annonçaient : « Quelle place de la République voulez-vous demain ? » Je me suis dit que j'aurais préféré qu'on me demande : « Quelle république voulez-vous ? »
Au fond, c'est un peu ça la démocratie participative. On déplace les problèmes. On parcellise la volonté des citoyens vers des questions annexes. Plus ça évolue, plus on parle de démocratie, et moins on parle de peuple. Et une démocratie sans peuple, ça n'a pas de sens.
Le 21 avril 2002 a été particulièrement révélateur des perversions de la démocratie. A l'issue du résultat du 1er tour de l'élection présidentielle qui a vu l'éviction de Lionel Jospin par Jean-Marie Le Pen, nous avons assisté à quinze jours de repentance collective, à des marches d'expiation. Bref, nous avions fauté. Et, à aucun moment, n'a été posée la seule question qui vaille : pourquoi diable les électeurs avaient-ils voté ainsi ? Cette question pourtant évidente, naturelle, n'avait pas effleuré les remarquables commentateurs. Il s'est alors produit, dans cette logique, ce qu'il faut bien appeler une inversion de la démocratie. C'étaient les représentants, les « élites », qui jugeaient les citoyens alors qu'il appartient évidemment aux citoyens de juger leurs représentants.
Pour les penseurs de la prétendue modernité, il est de bon ton de parler de démocratie tout en dénigrant le peuple ou même en contestant son existence. En résumé, pour eux, le peuple n'existerait pas en tant qu'être politique, mais seulement comme expression de passions vulgaires. Il serait pour la violence, par exemple pour la peine de mort. Il serait incompétent. Pour ma part, je ne sais pas si le peuple est favorable à la peine de mort. Je sais, en revanche, qu'on ne lui a pas demandé dans le cadre d'un vrai débat démocratique contradictoire. Et lorsque j'entends que le peuple est vulgaire, violent, incompétent, je me demande toujours si la personne qui exprime cette idée est consciente que le peuple, c'est aussi elle-même. Pour trop d'entre nous, le peuple, c'est toujours les autres.
Nous avons, avant toute chose, un travail à faire sur nous-mêmes, pour éviter d'être pris dans le piège qui nous a été tendu dans le but de déconsidérer le peuple.
La souveraineté populaire, c'est l'inverse. C'est l'affirmation d'une confiance dans le peuple en tant qu'être politique. La démocratie, c'est l'affirmation que la volonté collective doit émaner du peuple, c'est le retour à cette immanence. C'est donc un combat contre tous ceux qui ont oeuvré pour le retour de transcendance en politique.
J'en citerai deux parmi les penseurs qui ont dévoyé ainsi la vie démocratique :
1/ Pierre Rosanvallon. Pour lui, les lois économiques sont l'élément déterminant de la vie sociale. Il n'y a pas à tenter de réduire la contrainte exercée par une « économie ouverte» sur une aspiration à « changer la vie ». Il faut, au contraire, entériner l'étroitesse de la marge de manoeuvre qui en découlait. Elle interdirait aux gouvernants de gauche de « faire des bêtises » au nom de ceux qui les ont mandatés. La contrainte économique prime la volonté populaire. C'est ce qu'exprimait avec une grande vulgarité une autre figure de la Fondation Saint- Simon, Francis Mer, alors ministre des Finances, lorsqu'il publia un ouvrage intitulé Vous, les politiques comme si un ministre n'en était pas un. Mais il entendait dire, vous qui êtes soumis au suffrage universel, considérant celui-ci comme méprisable par rapport aux gens tels que lui qui appliquaient la « bonne gouvernance ». Le mépris des prétendues élites vis-à-vis du suffrage universel n'est évident, en l'espèce, que parce qu'il est affirmé publiquement.
2/ Antonio Negri, idôle de certains milieux altermondialistes. Dans son ouvrage Empire, il considère que le monde est unifié dans le cadre de cet Empire nouveau et que le concept de peuple est ainsi devenu archaïque. Il estime même que les concepts de peuple, de nation et de race, sont assez proches, analyse que ne renierait pas le Front national. Pour lui, l'Empire crée un potentiel révolutionnaire plus grand que ne l'ont fait les régimes modernes de pouvoir, parce qu'il nous présente, à coté de sa machine d'autorité, une solution de rechange : l'ensemble de tous les exploités et soumis, multitude directement opposée à l'Empire, sans médiation entre eux. Comme si la médiation était par nature extérieure aux humains, comme si le peuple organisé n'était pas justement organisé pour affirmer sa volonté. Mais non, pour Negri, le peuple, supposant une forme d'unité, tend à étouffer la « multitude des individualités ». Mais si le peuple n'est pas appréhendable, que dire de la multitude ? En fait, sous une forme de nouveau panthéisme, cette thèse crée, en la multitude, une nouvelle transcendance qui soumet les volontés individuelles autant que collectives.
Toutes ces thèses ont contribué à un retour de la soumission, à la disparition de l'homme libre, de l'esprit critique, de la liberté individuelle. D'où la question essentielle aujourd'hui : le peuple existe-t-il ? D'après Engels, la preuve du pudding, c'est qu'on le mange. De même, la preuve du peuple, c'est qu'on lui tape dessus. Merveilleux sophisme : on lui refuse une représentation sérieuse ; il exprime alors des hurlements ; donc il est dangereux et violent ; donc il ne peut, ni ne doit être représenté. On lui laisse la rue, tout en expliquant d'ailleurs que ce n'est pas la rue qui gouverne. Les jacqueries, les révoltes, et diverses expressions, parfois violentes, ayant eu lieu, on justifie alors qu'il ne mérite pas d'être représenté.
Suite dans Utopie Critique N°48