Le passage du mouvement « antimondialiste » à l'« altermondialisme » a été qualifié par certains de ses promoteurs de « bifurcation historique ». Erreur d'aiguillage idéologique et politique, plutôt : il aurait mieux valu renouer avec l'anticapitalisme, quitte à en renouveler la vision et la visée, aux plans théorique et pratique. Choisir l'« anti » plutôt que de l'« alter » n'est pas se complaire dans la négativité. D'abord, parce qu'il faut se méfier des fausses positivités adoptées au nom du « réalisme » et dictées en fait par l'opportunisme, synonymes d'impuissance face à l'adversaire voire de connivence avec lui (cf. syndicats : « force de protestation »/« de proposition » ; partis : « culture d'opposition »/« de gouvernement »). Ensuite, il faut quand même rappeler que l'anticapitalisme n'a de sens que par rapport à l'horizon de l'engagement et de la lutte. À savoir le communisme ou le socialisme, dans le sens fort et entier du terme, c'est-à-dire un mode d'organisation sociale radicalement autre et non une variante de celui qui existe, et sans rapport aucun avec les régimes ou les partis qui ont usurpé ces appellations.
De l'alter à l'anti
Troquer l'« anti » pour l'« alter », c'est au contraire se placer sur le terrain idéologique de l'ennemi. Donc se condamner à être récupéré, comme le prouvent la reprise des thématiques et le débauchage de certaines figures de proue de l'altermondialisme. Et parler de « mondialisation » revient, au plan idéologique, à avaliser le postulat devenu vulgate selon lequel le devenir-monde du capitalisme daterait des dernières décennies du XXe siècle. Or, un minimum de connaissances historiques permettrait de savoir que le processus a pris naissance dès la formation du mode de production capitaliste avec l'expansion commerciale et coloniale à partir de la fin du XVe siècle et surtout au XVIe siècle. Ce que l'on appelle à tort « mondialisation » ou « globalisation » correspond à la troisième phase du développement du capitalisme - après sa nationalisation et son internationalisation -, à savoir celle de sa transnationalisation, à la fois cause et effet de l'invalidation de l'État-nation qui constituait le cadre structurant du capitalisme au cours de l'étape précédente de son évolution, la période internationale. Autrement dit, le processus par lequel le capitalisme produit un monde propre, un système sociospatial aux traits spécifiques a débuté bien avant qu'il ne devienne une réalité planétaire.
Au plan politique, ensuite, faute de saisir le lien entre le devenir-monde du capitalisme et le devenir capitaliste du monde, on en vient à ne plus envisager le mythique « autre monde possible » que sous la forme d'un autre monde capitaliste ou un monde autrement capitaliste, mais non d'un monde autre que capitaliste. Dès lors, le refus affiché du libéralisme ne peut qu'aller de pair avec l'acceptation implicite du capitalisme. On s'en prend à la « marchandisation du monde » sans engager la bataille contre les rapports de production qui opèrent cette marchandisation universelle. Le capitalisme n'est critiqué que pour l'irrationalité de son fonctionnement et l'immoralité de ses excès, mais non en tant que système d'exploitation divisant l'humanité en classes dominantes ou dominées. On espère l'amender, le moraliser, l'humaniser, le civiliser, bref le réformer, perspective soi-disant réaliste opposée aux « utopies révolutionnaires ». Réformisme à courte vue, car toute l'histoire du capitalisme a montré que la bourgeoisie n'acceptait les réformes favorables aux couches populaires que sous la menace - fantasmée ou non, peu importe - d'une révolution. Que cette menace disparaisse, les capitalistes et leurs fondés de pouvoir gouvernementaux repartent à l'offensive, comme c'est le cas depuis plus de trois décennies. D'où l'urgente nécessité de renouer avec un internationalisme anticapitaliste. Renouement qui implique bien sûr un renouvellement. À commencer par celui des pratiques de lutte.