J'étais étudiante à la Sorbonne et j'appartenais à un de ces «groupuscules», qui semblent encore craints aujourd'hui, tant on les tient en exécration. Cependant, et les craintifs seront rassurés, dès le mois de mai 68, ce «groupuscule» avait déclaré que le mouvement était «petit-bourgeois» et qu'il fallait s'y opposer.
Nous rîmes alors - je me souviens de cet éclat de rire à plusieurs - et continuâmes sans lui. Dans les semaines qui suivirent, nous apprîmes que ce «groupuscule» s'était auto-dissout, estimant qu'il n'avait pas été à la hauteur des événements. C'était vrai, c'était intelligent et courageux. Pour ma part, mon expérience des partis qui s'autoproclamaient « scientifiquement » - c'était le mot à l'époque - indispensables pour prendre le pouvoir et imposer leur dictature, sur le modèle de l'URSS ou d'ailleurs, m'avait suffisamment éclairée.
Comme sans doute un grand nombre, je me trouvais là, en 68, portant mon indignation d'enfant d'abord, par rapport à ce que j'avais pu saisir de la Guerre d'Algérie, puis d'adolescente, à l'époque de la Guerre du Vietnam. J'étais soulevée de colère devant les pluies de bombes US sur le Vietnam. Le monde était intolérable. Je voulais comprendre pourquoi et comment il en était venu là, ce monde, parce qu'il fallait arrêter l'horreur qui surgissait partout, et la bêtise et la passivité. Je comprenais bien que cette situation ne venait pas seulement des causes extérieures, mais aussi de nous-mêmes. Non, je ne serai pas un(e) «salaud», c'était clair !
La critique contre l'URSS était alors très forte. Avant même 68, le service d'ordre de la CGT nous avait déjà agressés et la direction du PC insultés quand nous manifestions contre les «bonzes syndicaux», les « révisos » et les «sociaux traîtres», nous démontrant que nous ne nous trompions pas. Le vent de la Révolution culturelle prolétarienne de Chine soufflait alors. De ce côté, quelque chose viendrait-il ? Je lisais avec ravissement la Démocratie Nouvelle de Mao. C'était enthousiasmant. Plus tard, j'ai appris que de démocratie, il n'y en avait pas eu, mais pour l'heure, je partais avec elle : la Chine, c'était la démocratie nouvelle.
Dans les semaines qui suivirent mai-juin 68, des comités de quartier se sont formés : de petites « conventions » qui s'assemblaient librement, sans demander l'autorisation à quiconque en dehors de leurs membres. Pour quoi faire ? Pour se rencontrer, discuter, échanger. Pour s'occuper des crèches du quartier qui n'en avait guère. Pour défendre la Fontaine des Innocents, une beauté du XVIe siècle, qu'un pouvoir imbécile voulait faire disparaître. Pour se rapprocher des travailleurs immigrés qui vivaient dans des immeubles du quartier condamnés à la destruction ou à la rénovation. Nous découvrions la ville, immense, inconnue jusque-là, le travail du sous-prolétariat féminin et immigré, les grèves en cours, ici et plus loin. On avait même réussi une «coopérative» de distribution de produits agricoles biologiques avec des paysans, jusque dans le Cotentin. Des copains du quartier avaient ouvert les uns un petit restaurant, les autres un bistrot librairie.
Le quartier s'était soudain peuplé d'amis. J'aimais me promener dans les rues et chercher les fenêtres qui, éclairées la nuit, faisaient chaud au coeur : A est là, on se verra demain chez, etc.
Mais les coeurs se sont aussi enflammés. Quelle lumière ! Durant les mois de mai et juin 68 et dans les années qui suivirent, Eros a bondi et brisé les liens du conformisme et des charentaises. Un phénomène social ! Des mal accouplés pour des tas de bonnes raisons (nous appelions cela en sympathisant, car nous parlions de nous-mêmes : la misère sentimentale), des schémas indésirables et aliénants ont sauté. Et voilà Eros débridé, donnant libre jeu à ses passions, à ses distances, son bandeau sur les yeux, indécollable, Eros tout entier fixant de petites ailes aux pieds de chacun ! Il n'y a pas que « les femmes » qui se soient alors libérées, contrairement à ce qu'il est convenu de dater, erreur profonde ! Les hommes aussi avaient besoin de se libérer de leurs préjugés, timidités et autres violences et douleurs masquées.