Deux livres récemment édités aux Etats unis, dont
voici la présentation, analysent la crise du capitalisme et postulent pour une éventuelle
recomposition à gauche à partir de l’observation des mouvements qui ont
récemment surgi comme celui des « Indignés » ou « Occupy Wall
Street ». Deux auteurs qui reprennent le chemin ouvert dans les années
1960/1970 par les luttes politiques à aspiration autogestionnaire. A partir de
la critique de l’expérience du « socialisme réel » (ce qui rappellera
à certains une vieille discussion des
années 1960/70 : « l’Urss, socialisme ou capitalisme
d’État ? », Richard Wolff, imagine de nouveaux programmes basés sur une
centralité « du travail » retrouvée à partir de la réappropriation de l’entreprise
par les travailleurs eux-mêmes. Proposition reprise par David Harvey qui
l’élargit au champ de « la cité » le développement de luttes non seulement anti
capitalistes mais pour la propriété et la gestion de la ville par les citadins,
au même titre que celle des entreprises par les travailleurs, et l’extension de
cette nouvelle forme d’organisation à la politique en général, c'est-à-dire pour
une « démocratie autogérée ».
La révolution revisitée
James D. Hoff
«Occupy Wall
Street a fait son temps, et a lamentablement échoué. La construction d'une
alternative sur ses ruines est à la fois une opportunité et une obligation
incontournable qu'aucun de nous ne peut éviter », {jo_tooltip} David Harvey, anthropologue à l’université de New York l'un des chefs de file de la géographie marxiste et de la théorie sociale en général. Deux livres traduits en France : « Géographie de la domination », éd. Les prairies ordinaires, mars 2008. « Lire le Capital », éd. La ville Brûle, octobre 2012 | David Harvey {/jo_tooltip} « Rebels Cities » (« villes
rebelles », éd. Verso books, Londres, avril 2012)
«Surmonter les crises endémiques du capitalisme nécessite un changement politique plus qu’un changement de forme de capitalisme. Pour cela, il faut changer l'organisation interne de la production capitaliste elle-même. », {jo_tooltip} Richard D. Wolff, économiste Américain, bien connu pour son travail sur l'économie de Marx, la méthodologie économique, et l'analyse de classe., professeur émérite de l’université du Massachusetts Amherst, | Richard Wolf {/jo_tooltip}, « Démocracy at work » (« la démocratie à l'œuvre », Chicago, octobre 2012)
À certains égards, ces mouvements font déjà partie du passé. Les foules sont parties, la bibliothèque créée à ce moment là a été détruite, les tags et les drapeaux ont disparu ou sont abimés ou mis à l'abri. Le parc Zucotti (New York) est vide, occupé seulement par une poignée d'officiers de police qui continuent à patrouiller sur la place en contrebas, au pied de la Tour de la Nouvelle Liberté. Il ya un an, Occupy Wall Street était débordant de possibilités, aujourd'hui, le mouvement semble s'être déplacé vers d’autres cibles, mais apparemment il serait moins ambitieux et moins organisé. Tout ce qui reste de l'occupation ancienne et glorieuse, une poignée d'irréductibles, les détritus du premier anniversaire du rassemblement et du camp érigé en face de l'église Trinity, a sans doute été emporté depuis par les vents de l'ouragan et les pluies qui ont menacé la ville.
C'est le retour à un monde contre lequel le trublion philosophe et intellectuel slovène Slavo Zizek nous a mis en garde quand il est venu parler au parc Zucotti le 9 Octobre 2011 : « La seule chose que je crains,» a dit Zizek : « c'est que nous allons un jour rentrer chez nous et puis nous allons nous rencontrer une fois par an, boire de la bière, et se souvenir avec nostalgie de ce bon vieux temps vécu ici. Vous devez promettre que ce ne sera pas le cas. Nous savons que les gens souhaitent souvent quelque chose mais ne le veulent pas vraiment. N'ayez pas peur de vouloir vraiment ce que vous désirez. »
Qu’était précisément ce désir : l’égalité économique? La dignité humaine? En finir avec le capitalisme? Et quand et où comment se manifestera-t-il à nouveau ? C’est à voir. Ce qui est clair, cependant, c’est qu’Occupy a ouvert un espace public populaire grâce à qui la critique du capitalisme et la discussion des alternatives sont à nouveau possibles. L'hégémonie intellectuelle du capitalisme comme seul moyen de droit à la vie est remise en question. « Rappelez-vous que notre message de base est celui-ci : nous sommes autorisés à réfléchir à des alternatives » a continué Zizek. « Mais il ya un long chemin à parcourir. Il ya des questions vraiment difficiles auxquelles nous sommes confrontés. Nous savons ce que nous ne voulons pas. Mais que voulons-nous ? Quelle organisation sociale peut remplacer le capitalisme ? Quel type de nouveaux dirigeants voulons-nous ? »
Cette question difficile à bien des égards : «Que veut la gauche ?» a été reprise par un certain nombre d'intellectuels de gauche.
Deux des réponses les plus importantes et certainement les plus accessibles sont celles de Richard Wolff « Démocratie à l'œuvre», et de David Harvey « villes rebelles: du droit à la ville à la révolution urbaine ».
Ces deux livres ne sont pas directement issus du mouvement Occupy Wall Street. Après tout, Harvey et Wolff sont des professeurs réputés, pas des activistes. Mais, comme leurs titres l'indiquent, les deux auteurs y ont vu la possibilité d’une réponse radicale à la crise manifeste du capitalisme. Même sans passer beaucoup de temps à analyser ces mouvements, ils en ont remarqué les aspirations révolutionnaires. Pour chacun, OWS (Occupy Wall street) représente une façon différente de penser et de s'organiser à la base.
Dans le cas de Harvey, Villes rebelles, le mouvement d'occupation (après les soulèvements arabes) a été une première étape vers la tentative de se réapproprier politiquement l’espace public. «La vague actuelle de mouvements dirigés par des jeunes à travers le monde, du Caire à Madrid à Santiago pour ne rien dire de la révolte dans les rues de Londres a été suivie du mouvement « Occupy Wall Street» qui a débuté à New York avant de se propager à d'innombrables ville des Etats-Unis et dans le monde entier, suggère qu'il ya quelque chose dans l'air de la ville qui a du mal à s'exprimer » (p.117)
Pour Wolff, Occupy représentait non seulement une attaque nécessaire beaucoup plus politique contre les traders et les spéculateurs de Wall Street, mais surtout un nouvel espoir pour la gauche. « Le mouvement d'occupation a éclaté après des décennies de résignation à gauche qui doutait de la possibilité et d’un soutien potentiel des masses à une contestation contre le redéploiement du capitalisme privé. » (p.177).
Bien que les deux livres fournissent une condamnation radicale du capitalisme mondial, ils offrent également des suggestions précises sur la façon de commencer à renverser, ou du moins à affaiblir, la domination de ce système économique. Démocratie à l'œuvre, par exemple, propose une méthode pour démocratiser radicalement et libérer le lieu de travail du contrôle des capitaux. Villes rebelles, quant à lui, affirme que la seule façon de renverser la capacité du capitalisme à se transformer et à s'adapter sans cesse, souvent en intégrant les critiques qui lui sont adressées dans le processus, est d’occuper (en prenant le modèle la Commune de Paris, dans l'esprit, sinon dans les faits) les espaces mêmes du pouvoir capitaliste : les centres urbains de production et de consommation.
Wolff, plaide, dans démocratie à l'œuvre, essentiellement pour un recentrage sur le potentiel révolutionnaire du pouvoir ouvrier dans les entreprises. Pour Wolff, toute réponse libératrice à la crise du capitalisme doit être véritablement démocratique et se baser sur un programme clair permettant de reprendre le contrôle du surplus de richesses créé par le travail.
Bien ancré dans la théorie de Marx de l'appropriation du surplus, un tel programme n'est pas seulement une question de justice économique, il s'agit aussi de bien-être social.
Autrement dit, l'objectif de Wolff n'est pas seulement pour une plus grande égalité des revenus et une répartition plus équitable de la richesse, mais aussi pour un plus grand pouvoir démocratique sur tous les aspects de nos vies. En effet, Wolff voit le pouvoir des travailleurs dans les entreprises non seulement comme un moyen immédiat de commencer à saper les fondements du capitalisme, mais comme l’achèvement même de « nos sociétés modernes à la démocratie limitée ».
Comme beaucoup de livres de ce genre, « démocratie au travail » est divisé en trois parties : introduction, analyse du problème et solution. La première moitié du livre illustre de manière efficace, et parfois tout à fait ingénieuse, l'échec des formes de gestion du capitalisme à la fois privées et par l'Etat (avec une attention particulière accordée à la crise de l’immobilier de 2007), tandis que la seconde moitié propose une solution aux crises endémiques du capitalisme de marché libre à travers la création de ce Wolff appelle des entreprises gérées par les travailleurs eux-mêmes (les WSDEs en anglais).
À cette fin, la démocratie au travail est un livre volontairement accessible qui s'adresse à un large public, et la critique du capitalisme par Wolff est particulièrement originale, la simplicité et la clarté de l'argument compensant parfois le manque de rigueur théorique ou académique. En effet, malgré la prose d'une simplicité trompeuse, il ya beaucoup de connaissances qui peuvent être glanées dans les premiers chapitres, même pour ceux qui connaissent bien le sujet de la crise capitaliste. Il aborde avec perspicacité la discussion des similitudes systémiques entre ce qu'il appelle les formes de gestion privées et les formes de gestion par l'Etat du capitalisme.
L'un des plus grands échecs du XXe siècle, le soi-disant « socialisme », c'est qu’il a, à travers l'État, en grande partie continué à imiter les formes capitalistes de production. En effet, la notion même de socialisme est devenue inextricablement liée, soutient Wolff, à l'idée de capitalisme réglementé par l'État : « Le socialisme soviétique et le socialisme en général, doivent être redéfinis pour analyser ce qui a réellement existé au sein des entreprises industrielles soviétiques. Là, les travailleurs embauchés réalisaient des excédents qui ont été affectés et distribués par d'autres : le conseil des ministres, les fonctionnaires de l'État qui fonctionnaient comme des employeurs. Ainsi, l'industrie soviétique d'État dans sa structure de classe était en fait un exemple de capitalisme. Cependant, en s’intitulant comme socialiste, il invite à la redéfinition même du socialisme et de ce que signifie le capitalisme d'État »
La solution à ce dilemme est de reconnaître de fait que les formes de gestion du capitalisme privées ou gérées par l'Etat reposent toujours sur l’exploitation et la seule façon de contourner cette exploitation est de démocratiser directement le contrôle de l’excédent de richesse généré par la main-d'œuvre.
Cela nous amène à l'idée des WSDEs (entreprises gérées par les travailleurs). Bien que Wolff ne plaide pas en particulier pour une seule forme de contrôle du travail par les travailleurs, il passe presque soixante-dix pages à détailler la façon dont la gestion de ces entreprises, si elle est bien conçue, serait à la fois économiquement et socialement supérieur au capitalisme. En fait, cette défense des WSDEs est peut-être la contribution la plus originale du livre, et Wolff fait un excellent travail en contrant certaines des critiques les plus pernicieuses contre les entreprises autogérées. Les WSDEs, soutient Wolff, feront face à certains des mêmes défis que ceux des sociétés à capitaux privés. Toutefois, en raison de leur caractère politique, elles seront particulièrement bien placées pour répondre à ces défis avec plus d'efficacité et de créativité. Le problème des licenciements, par exemple, qui touche le travailleur américain depuis des décennies, pourrait être réduit et amélioré par la création d'un fonds gouvernemental pour soutenir les travailleurs qui en maintenant leur salaire plein les aiderait à trouver un emploi au sein de l'ensemble du système des WSDEs. En outre, étant donné que les décisions concernant des questions telles que les licenciements seraient décidées directement par les travailleurs eux-mêmes et que tous les dommages collatéraux de ces décisions seraient pris en compte, les licenciements se produiraient moins fréquemment et dans des proportions bien moindres où tout au moins avec des solutions de reconversion.
Cette capacité à faire ce qui est bien pour le travailleur rend les WSDEs fortes, et potentiellement très populaires, mais elle pourrait tout aussi être leur plus grande faiblesse.
Les critiques portent sur le fait que les WSDEs seront contraintes à maximaliser le profit soit par la réduction des normes de sécurité soit du coût de la main-d'œuvre, ce qui accélèrerait la production ou le départ vers la sous-traitance, car les entreprises privées et les entreprises auto-organisées continueront à fonctionner de la même manière impitoyable sous le capitalisme. La réponse de Wolff est double : d'une part il affirme que les WSDEs seraient, comme les autres sociétés, en mesure d'influencer et d'influer sur la politique publique pour obtenir des allégements fiscaux et des subventions qui les rendraient capables de les mettre sur un pied d’égalité avec la concurrence capitalistique. Plus puissantes les WSDEs et les travailleurs propriétaires, seraient en mesure de faire des sacrifices réels que les autres travailleurs n’accepteraient pas et elles pourraient potentiellement obtenir des avantages stratégiques significatifs. Quand une entreprise privée réduit les salaires afin de réinvestir, il n'ya aucune garantie que les bénéfices futurs soient redistribués aux travailleurs. Dans une WSDE, cependant la démarche serait tout autre : «les travailleurs qui, collectivement et démocratiquement, auraient abaissé leurs salaires individuels seraient les mêmes travailleurs qui recevraient et utiliseraient le surplus pour résoudre le problème. En revanche, les travailleurs d'une entreprise capitaliste résisteraient probablement à une telle mesure, car les capitalistes qui les exploitent recevraient et décideraient quoi faire avec l'excédent supplémentaire réalisé en abaissant les salaires individuels. »
Mais les WSDEs pourraient ensuite remplacer peu à peu les deux formes de gestion publique et privée du capitalisme, et par cela elles offrent une solution à ce que Wolff considère comme le problème central de la gauche au XXe siècle : la tendance à osciller entre réformes du capitalisme privé et tentatives de contrôle par l'Etat sur la production. Bien sûr, Wolff reconnaît que les WSDEs ne sont pas une panacée. Comme le capital privé, elles auront aussi leur part d'obstacles et des revers. « Toutefois, les luttes des WSDEs seront différentes de celles des travailleurs contre les capitalistes, car elles ne proviendraient pas des tensions entre ceux qui produisent et ceux qui s'approprient le surplus. »
Comme Wolff, Harvey est également préoccupé par la manière de prendre le contrôle de l'excédent. Mais au lieu de se concentrer uniquement sur les travailleurs et le milieu de travail, Harvey soutient que nous devons élargir notre perception de la de classe révolutionnaire afin d'inclure tous les exploités de la polis, qu’ils aient officiellement ou non un emploi. Reconstruire un espace social et politique à partir de l'usine, des maisons et des rues de la métropole, est une question importante, c’est ce qui distingue les villes rebelles des autres critiques du capitalisme. Reconsidérer sous cet angle nouveau, à partir du point de vue de la rue, de la ville, les limites de la résistance, c'est-à-dire les limites du possible sont considérablement élargies.
Inspiré par le travail du philosophe et sociologue français Henri Lefebvre et les soulèvements sociaux dans des villes comme Shanghai, New York, Londres et d’El Alto, en Bolivie; villes rebelles d’ Harvey n'est rien de moins qu'un appel à radicalement ré-imaginer ce que la ville peut et doit être, un lieu permanent de résistance au capitalisme. L'argument d’Harvey est fondé sur une interprétation et une appréciation de l'idée de Lefebvre du « droit à la ville ».
« Le droit à la ville », comme Harvey l’explique très bien dans un article en 2008 pour la New Left Review, c’est : « Beaucoup plus que la liberté individuelle d'accéder aux ressources urbaines : il s'agit d'un droit à nous changer nous-mêmes en changeant la ville. C’est, en outre, un droit collectif plutôt qu'un droit individuel car cette transformation conduit inévitablement à l'exercice d'un pouvoir collectif pour remodeler les processus d'urbanisation. La liberté de faire et de refaire nos villes et nous-mêmes, c’est que je veux faire valoir, est l'un de nos droits les plus précieux mais négligés. »
En d'autres termes, le droit à la ville comprend non seulement le droit d'accéder aux services de la ville et à ses espaces, mais le droit de la façonner, pour la rendre conforme à nos désirs collectifs et non pas la laisser seulement aux caprices, aux projets, à l’exploitation capitaliste. Pour Harvey, ce droit à la ville comprend également le droit à la richesse et à la valeur que la ville génère. Tout comme Wolff qui soutient que les produits d'une usine devraient être la propriété de ceux qui les produisent, la ville devrait et doit être possédée et contrôlée par les gens qui y vivent.
La nécessité de ce droit à la ville a rarement été plus évidente qu'aujourd'hui, alors que la «destruction/création» du capitalisme continue de faire et de refaire la ville à son image, effaçant des populations entières par la gentrification, la privatisation des avenues, des rues, des centres urbains comme à New York, Sao Paulo, Mexico et Berlin. La privatisation d’un espace « public » dans la ville natale du mouvement d'occupation globale par la création d’un espace comme le Zucotti Park à New York est un bon exemple. Pour Harvey, la contestation a au moins temporairement récupéré ces lieux avec l'occupation de la place de la Liberté et les luttes qui s’y sont déroulées et elle en afait des sites potentiels de résistance et de révolution urbaine innovante.
C’est un pas, mais en aucun cas définitif, vers l'unification de ces luttes contre l'économie de la richesse et de l'accumulation, et qui à partir de la dépossession proclament au nom des dépossédés leur droit à la ville, leur droit de changer le monde, de changer la vie, et de réinventer la ville selon leur désir. Ce droit collectif, à la fois slogan et idéal politique, nous ramène à la sempiternelle question de la connexion interne entre l'urbanisation et la production excédentaire et sa répartition. (p.25)
Cependant ces luttes pour remporter des succès à plus grande échelle et pour vraiment remodeler la vie de la cité, doivent aller au-delà d’une simple contestation de Wall Street et mettre en œuvre une réforme économique. Ils doivent également commencer à plaider en faveur du droit à la ville comme modèle de justice économique et sociale.
Si Harvey considère le droit à la ville comme si important, c'est qu'il comprend qu’une confrontation sérieuse avec le capitalisme s’est toujours produite au cœur de la ville, lieu de l'accumulation de la richesse capitaliste, de l'exploitation, et de la crise. En effet, la crise économique actuelle est en grande partie enracinée dans cette exploitation des conditions de vie urbaines. Harvey rend les spéculateurs immobiliers ou entrepreneurs comme ils aiment à s'appeler, en grande partie responsables de la crise immobilière et de celle du marché mondial de 2007. En fait, de tels accidents sont en partie liés au développement urbain capitaliste mondial. Comme de plus en plus (plus de 50% de la population mondiale) d’individus vivent dans les centres urbains, le terrain sur lequel les villes sont construites devient ce que Harvey appelle le «domaine irréel : une forme fictive du capital » qui découle de la perspective de loyers futurs. Cette spéculation a non seulement chassé de grandes parties des populations du centre des villes telles que Londres, New York et Mumbai, mais conduit inévitablement à des crises permanentes du marché du logement. «Il ya eu des centaines de crises financières depuis 1973 (à comparer à leur niveau précédent), et un assez grand nombre d'entre elles sont liées à la propriété et au développement urbain», écrit Harvey.
Mais la spéculation immobilière n'est pas la seule forme de l'exploitation urbaine. À la base de cette spéculation, intégré dans le système même de la location, on trouve le prêt pour l’accès à la propriété, vaste processus d'appropriation du surplus, dans lequel la ville est, en effet, devenue le champ de bataille d'une guerre brutale contre la classe ouvrière et les pauvres. Des loyers exorbitants, poussés à la hausse par une spéculation très optimiste, vol pur et simple, et le développement urbain ont permis à la classe capitaliste de piller les zones urbaines comme Baltimore, Cleveland, Détroit et Buffalo, qui sont devenus pour Harvey les «centres d’une vague croissante d'accumulation par dépossession».
Les pratiques prédatrices qui ont frappé les pauvres, les vulnérables et les plus démunis sont déjà légions. Tout petit retard dans le paiement du loyer par le locataire ou des charges pour un petit propriétaire (l’eau, le gaz..), peut amener le propriétaire à vendre sa propriété aux enchères par l’intermédiaire d’un avocat. Pour la plupart des gens pauvres, cela signifie la perte du logement. Lors du dernier cycle des ventes par les propriétaires de logements à Baltimore, quelques 6 millions de dollars ont été rachetés par un petit groupe d'avocats.
Ces maisons vendues aux enchères sont alors souvent, sinon presque toujours, retapées et «revendues» pour un plus grand profit, ou tout simplement détruites pour faire place à un logement de luxe, plus grand et plus rentable. Il suffit de regarder aujourd'hui les résidences luxueuses encore largement vides qui tapissent Mc Carren Park à Williamsburg pour comprendre le pourquoi de ces quartiers pleins de maisons vides, résultats d’aventures spéculatrices banalisées. Telle est la banalisation, en effet, d’un des aspects les plus durs et néfastes du développement urbain privé, ceux qui créent une vie de quartier intéressante et stimulante la perde par le comportement prédateur des entrepreneurs immobiliers et dont le développement finit par détruire la vie même de la rue et de la communauté qui a fait le quartier.
Le but ultime de l'ouvrage de Harvey réside en partie dans le projet d’essayer de trouver un moyen de saper ou de court-circuiter le processus d'expropriation capitaliste de la vie urbaine et rendre la ville à ses habitants. Pour ce faire, Harvey propose une double action politique : obliger l'Etat à fournir de plus en plus de biens publics à des fins publiques, et pousser et étendre l'auto-organisation de populations entières pour qu’elles s'approprient, utilisent et complètent ces biens de manière à étendre et améliorer les qualités des biens communs non vendables et l'environnement.
L'une des premières étapes vers la construction d'un mouvement réellement capable de remettre en cause la capacité du capitalisme à continuellement à intégrer les critiques à son encontre, est de reconnaître d'abord que «la conception du contrôle ouvrier qui a jusqu'ici dominé et qui altère la pensée politique de gauche est problématique. ». Comme la première moitié de l'ouvrage prend la peine de montrer comment les propriétaires de capital improductif, en alliance avec la classe politique, sont capables de reprendre facilement les gains réalisés sur le lieu de travail. Harvey soutient que nous devons réfléchir à l'organisation des quartiers et des villes ainsi que des usines, pour reprendre le surplus ainsi que la valeur ajoutée créée par la production et la ville. En effet, prendre la propriété des usines et des lieux de travail comme Wolff le suggère, s'avère beaucoup plus facile à faire lorsque les quartiers sont déjà auto-organisés.
Harvey reprend l'exemple de Cochabamba d’El Alto, en Bolivie, comme modèle potentiellement révolutionnaire de réappropriation des espaces urbains. «C'était dans les rues et les places de Cochabamba», explique Harvey : « Une rébellion contre la privatisation néolibérale qui s'est déroulée dans les «guerres de l'eau» en 2000 .... et c'est à partir de El Alto ... que les mouvements rebelles se sont levés pour forcer la démission du président pro-néolibéral Sanchez de Lozada, en Octobre 2003, et refaire la même chose à son successeur, Carlos Mesa, en 2005. Tout cela a ouvert la voie à la victoire électorale d'Evo Morales en Décembre 2005. »
Une grande partie du succès de ces rébellions dépendait, en partie, de la tradition profonde de contrôle démocratique local à El Alto, qui a été illustré par la mise en place des assemblées populaires de quartiers et des associations de secteurs, qui ont travaillé ensemble pour organiser des actes militants de résistance. Les liens entre ces organisations et les syndicats ont été particulièrement forts, en partie en raison des «solidarités culturelles » sociales et populaires, en construisant localement des activités culturelles telles que les «fêtes : fêtes religieuses, spectacles de danse, etc. ». Bien que leurs actions furent certainement motivées par de grands objectifs politiques, les habitants d'El Alto ne se sont pas seulement identifiés à une telle politique. Ils se sont aussi identifiés à leur ville et leur résistance a été en partie une façon de protéger et de conserver ce qu'ils avaient déjà réalisé.
La leçon d'El Alto, qui a résisté à un coup d'Etat réactionnaire contre Morales, évincé deux présidents, et bousculé deux puissantes sociétés multinationales, le tout en une décennie, est le résultat de la puissance du peuple dans une ville bien organisée. Une telle organisation, cependant, pour être réellement efficace à l'échelle mondiale doit être plus consciente et soigneusement conçue. Alors que la révolution à El Alto était le « résultat de circonstances contingentes ; pourquoi ne pouvons-nous imaginer consciemment la construction d'un mouvement anti capitaliste dans d’autres villes et de manière globale ? (.) « Imaginez à New York, par exemple, les conseils communautaires actuellement largement somnolents relancés et revitalisés offrant aux assemblées de quartiers d’agir pour la répartition du budget et des pouvoirs, pour une plus grande égalité des revenus et l'accès à la santé, au logement, en lien avec les conseils locaux de travailleurs, et essayer de reconstruire la ville et la citoyenneté, la justice sociale, environnementale contre l'urbanisation néolibérale corporatiste. »
Et c'est là que les Villes rebelles retrouvent les Occupy Walll Street (OWS). Chaque camp d’occupation était farouchement indépendant et beaucoup d'entre eux fonctionnaient avec rigueur sur un modèle horizontal non hiérarchique. Plusieurs campements se coordonnaient souvent entre eux pour les manifestations importantes et les journées d'actions. Il n'y a pas eu d’organe central pour prendre rapidement des décisions tactiques ou même pour aider à organiser la communication entre les divers campements. Les pouvoirs en place ont réalisé à un moment qu’Occupy devenait une menace réelle, mais qu’il était facile de reprendre possession des campements les uns après les autres à cause de leur farouche autonomie. De la même façon, que la Commune de Paris a été détruite par la force de l’État.
A la place d’une fétichisation de l’horizontalité, Harvey plaide en faveur d'une structure souple hiérarchisée qui ferait place à des décisions démocratiques à plus grande échelle. Malheureusement : «L'idée de la hiérarchie est un repoussoir pour de nombreux éléments de l'opposition. Le fétichisme d'organisation (l’horizontalité pure, par exemple) bloque trop souvent la recherche de solutions appropriées et efficaces. »
En d'autres termes, tout mouvement urbain doit finalement se réconcilier avec l’idée que de nombreuses luttes locales ne peuvent être en mesure de réussir sans coordination entre elles capable de faire face à la domination du capital. «Toute campagne anti capitaliste basée sur des révoltes urbaines successives doit être consolidée à un moment donné par des objectifs généraux, de peur que l’État néolibéral ne récupère à son compte ces mobilisations »
Bien que les camps aient été détruits, OWS et ses nombreuses ramifications demeure étonnamment souple et efficace. La poursuite de leurs actions contre la saisie des logements et les remboursements de dettes, ainsi que leur réponse extraordinaire lors du dernier ouragan, donnent à penser que, même si le nom peut changer, ce mouvement n’est pas encore fini. En effet, si de telles actions sont une indication éventuelle de son orientation future, OWS pourrait très bien jouer un rôle important en aidant à construire centralement des structures démocratiques contre un capitalisme en crise. Mais tout mouvement susceptible de changement révolutionnaire doit à un certain moment dépasser les actions purement locales et accepter la dure réalité que c'est le capitalisme, et non la cupidité des banquiers, des politiciens corrompus, ou des PDG d'entreprises qui est responsable de la crise actuelle, et comme le défendent Harvey et Wolff, c’est le contrôle de nos quartiers et de nos lieux de travail qu’il faut atteindre. Ces deux livres offrent une base solide pour une telle lutte.