L'aristocratie de l'épiderme
Le combat de la Société des citoyens de couleur, (1789-1791)
Florence Gauthier
CNRS Éditions
Paru à la fin de l'année 2007, cet ouvrage nous plonge de nouveau dans l'atmosphère des années de la Révolution Française dont l'auteur, professeur d'histoire, est spécialiste. Les effets de la Révolution ne se limitent pas exclusivement à la France ; son coup de tonnerre retentit non seulement en Europe, dans toutes les Cours et chez tous les peuples mais aussi en Amérique et dans toutes les expansions européennes, telles que les Colonies. C'est à la connaissance de l'histoire de cette répercussion et des combats menés par les colons et esclavagistes que nous invite Florence Gauthier.
En premier lieu, l'auteur nous rappelle dès le début de son ouvrage, combien l'humanité doit à Bartolomé de La Casas (1474-1566) qui dans La destruction des Indes occidentales va le premier dénoncer l'esclavagisme qui a suivi la découverte et la conquête de l'Amérique par les Conquistadores, qui transforment sauvagement les peuples qu'ils rencontrent en sous-hommes.
On sait l'intérêt que Florence Gauthier porte à l'école de pensée jésuitique de Salamanque, dont est issu Las Casas, qui a donné des réflexions inédites sur le rôle des « tyrannicides ».
À partir de cet avertissement, nous plongeons dans le vif du sujet. Comment les colons français et la noblesse française vont-ils parvenir à conserver l'exploitation de l'esclavage aux « îles » d' Amérique, en pleine révolution ?
Durant le XVIIIe siècle l'expansion de la plantation sucrière esclavagiste de Saint-Domingue, qui a pris le surnom de « Perle des Antilles », avait pris des proportions exceptionnelles : les effectifs de captifs africains passent de 5 000 en 1697 à 15 000 en 1715, et 450 000 en 1789 ! Le reste de la population libre, selon les conditions, petits cultivateurs, petits blancs et affranchis, représente 70 000 personnes environ, nous rappelle Florence Gauthier. Le commerce du sucre rapporte gros aux planteurs, au négoce français et à la noblesse de cour. « Le roi était possesseur des colonies et c'est en son nom que les terres étaient distribuées »... On venait faire fortune dans un parfum d'aventure et une liberté de moeurs, épousant même des Africaines. Des « métisses naissaient de ces mariages légitimes ».
Des distinctions existaient selon l'intérêt des maîtres et de la division du travail. « Les esclaves formaient deux groupent distincts, sur la plantation sucrière. Les captifs fraîchement débarqués d'Afrique, appelés Bossales, travaillaient aux champs. Les conditions de travail étaient très dures, mais les maîtres laissaient une certaine autonomie aux Bossales, pour permettre la réalisation du processus de créolisation qui consistait à transformer des captifs, libres jusqu'à leur capture, en esclaves travailleurs... Ce processus de créolisation était à la fois un processus de désocialisation, de dépersonnalisation, de désexualisation, de décivilisation des captifs et un apprentissage des rapports maître-esclaves, du travail contraint, de la langue dite «créole» ainsi que des formes culturelles encouragées et sélectionnées par les maîtres.
L'exploitation des Bossales était proprement esclavagiste : leur durée de vie était de dix à quinze ans maximum et l'esclave, épuisé, était remplacé à l'identique par un nouveau Bossale. Les maîtres n'avaient pas à investir dans la naissance, l'éducation et la formation de cette main-d'oeuvre arrivée adulte et qui mourrait à un rythme qui éliminait l'entretien de la vieillesse. »
Préparé par Colbert, le « Code noir » édit de 1685, créait un ordre juridique colonial esclavagiste. Les différenciations entre les esclaves atteignaient des sommets de sophistication afin de les diviser et les maîtriser.
En 1789, une situation nouvelle se crée. Des deux côtés vont apparaître des hommes qui seront les principaux protagonistes du combat pour la liberté pour tous, sans préjugé de la couleur de la peau, ou au contraire pour le maintien de l'esclavage et ses dérivés. Florence Gauthier montre et développe toutes les péripéties qui vont dresser Julien Raymond, né dans la province du Sud de Saint Domingue, fils de paysan béarnais, ayant obtenu le statut privilégié de colon, l'âme la plus consciente, le plus tenace et le plus courageux du combat pour l'émancipation des esclaves, contre Moreau de Saint-Méry l'homme le plus acharné à défendre les privilèges des colons à la peau blanche. Au travers de la Révolution tout sera mis en oeuvre pour maintenir la condition esclavagiste dans les colonies. Première démarche de Moreau de Saint Méry après avoir créé « La société correspondante des colons français », dit club Massiac, obtenir la reconnaissance des États Généraux et monopoliser la parole des colonies contre toute expression qui viendrait s'opposer à leur régime. Son acharnement de lobbyiste, de calomniateur, de faussaire et de comploteur dont on a quelques exemples, fut sans répit. Sa mise en cause eut lieu de différentes façons. En contrepartie, la Société des Amis des Noirs se tenait sur des positions proches de Turgot, des physiocrates et des économistes, dont Condorcet avait été. « L'abolition de la traite et de l'esclavage était pensée au service d'une expansion coloniale vers l'Afrique notamment, et dans le but de transformer le système de la main-d'oeuvre esclave, considérée comme freinant l'innovation technologique, en main-d'oeuvre "libre", mais économiquement dominée, pour être plus productive. »
La Société des Amis des Noirs, dans ses premiers pas, ayant entendu Necker parler de l'esclavage dans son discours d'ouverture des États Généraux, lui proposèrent l'abolition des primes à la traite, instituée en 1784. Necker offrit non la suppression, mais leur réduction ! Condorcet considérait que l'opposition de la Société des Amis des Noirs à l'admission des douze députés des colonies pouvait nuire à sa cause...
Tout est dit en détail dans cette oeuvre sur le combat de la Société des Citoyens de Couleur (1789-1791). Sur la persévérance et le courage de Julien Raymond, au contraire des contorsions de la bourgeoisie française montante qui mesure, dès les débuts, les avantages, au poids de l'argent, que pourrait lui apporter ou non la radicalité qui s'impose aux Citoyens de Couleur, faute d'être admis en tant qu'êtres humains. Il y faudra l'approfondissement de la Révolution Française et l'insurrection des esclaves à Saint Domingue.
Cet ouvrage de 450 pages est une somme dont on ne peut que donner quelques éléments d'ouverture à une histoire essentielle visant à l'émancipation humaine. Lire L'aristocratie de l'épiderme est une splendide leçon pour tout combat et la reconnaissance historique du rôle d'un homme.