(Contretemps, janvier2016)
Est-que que la direction Marine Le Pen représente la victoire d’un courant au sein du Front national, ou représente-t-elle une figure de rassemblement en son sein ? Quelles sont les forces que Marine Le Pen est parvenue à hégémoniser ? Et, à l’inverse, pour qui est-ce que la déchéance de Jean-Marie Le Pen est une « défaite » ?
Marine Le Pen coalise, au sein du front National, les courants qui veulent que ce parti arrive au pouvoir et qu’il représente (avec d’éventuels alliés proches) une majorité idéologiquement dominante dans le pays. Jean-Marie le Pen représente les courants qui veulent avant tout défendre une identité politique du Front National radicalement différente de toutes les autres composantes du champ politique. A leurs yeux la question du pouvoir est secondaire, peu importe que le parti se contente d’exercer une fonction tribunitienne.Le terme, appliqué à l’origine au PCF, décrit le rôle d’un parti qui s’exprime au nom de ses mandants sans chercher réellement à exercer le pouvoir. Georges Lavau, A quoi sert le Parti Communiste Français ? Paris, Fayard, 1981. Cette opposition tactique repose sur les enjeux d’aujourd’hui. Elle a été présentée comme une opposition de Marine réaliste et se modérant face à Jean-Marie doctrinaire et radical. Or la différence réelle entre les deux responsables tient aux rythmes de la construction du Front National et aux différents rôles qu’a pu y jouer Jean-Marie le Pen.
De 1972 à 1981 : le Front National est un groupuscule constitué de la coalition de micro équipes bénéficiant de la relative envergure et notoriété politique de Jean-Marie Le Pen. En1981 Jean-Marie Le Pen est absent des présidentielles, mais la victoire du candidat de la « gauche socialo-communiste » crée un espace à la droite de la droite. Le Front National se construit, les équipes deviennent des courants militants, les équipes de direction sont renforcées par l’arrivée des cadres catholiques traditionnalistes et de la Nouvelle droite, l’implantation militante du FN étend son maillage. Durant cette décennie il n’y aurait pas de Front National sans Jean-Marie Le Pen.
Entre 1989 et 1999 le Front National a gagné beaucoup d’électeurs. Le courant catholique traditionnaliste représenté par Bernard Antony et le courant néo-païen Grece Groupement de recherche et d’études pour la civilisation européenne, structure centrale de la nouvelle droite. Plusieurs de ses principaux cadres ont été des dirigeants du Front National du milieu des années 1980 à 1999, dont le « négociateur » est Pierre Vial. Ils nouent alors un accord afin de doter le Front National d’une identité politique et idéologique. Il s’en suit une décennie de construction d’une synthèse, réfléchie domaine par domaine, via la revue Identité et l’Institut de Formation National, ses cours colloques etc. Ces courants ont une très forte spécificité idéologique et se réapproprient tous les éléments des cultures dont ils sont issus[fn] Au moyen notamment d’un considérable travail de réédition et de traduction. élaborent ensemble une identité idéologique pour le Front National. Jean-Marie le Pen n’est à l’initiative de rien, mais lit les discours de synthèse rédigés pour lui. A la fin des années 1990, Bruno Mégret estime que le Front National est désormais un parti de cadres doté d’une identité politico-culturelle originale, et qu’il n’a plus besoin d’avoir le Pen à sa tête s’il veut arriver au pouvoir. Jean-Marie Le Pen renverse la proposition : pour lui, le Front National, désormais doté d’une audience électorale et d’une identité politico-culturelle, n’a pas besoin de ses cadres puisqu’il a un leader.
La scission entre « mégretistes » et « lepenistes » survient en 1999, et, en 2002, le premier tour des élections présidentielles donne raison à Jean-Marie Le Pen. Bien que le Front National ait perdu la majorité de ses cadres et de ses militants, Jean-Marie Le Pen évince Lionel Jospin. Mais l’entre-deux tours montre que Jean-Marie Le Pen n’aide pas le Front National à prendre le pouvoir, car le chef choisit le confort d’une « fonction tribunitienne » plutôt que les risques d’une bataille pour la conquête du pouvoir.
De 2002 à 2011, Marine Le Pen s’impose, en affirmant la vocation du FN à exercer le pouvoir, à la tête d’un parti déjà idéologiquement consolidé et modernisé.
L’élément décisif est l’évolution du Front National opérée durant la décennie 1990 et dont a bénéficié Marine Le Pen. Ce n’est pas Marine Le Pen qui a provoqué une évolution utile à ses ambitions personnelles. Elle a succédé à son père parce qu’elle était plus en phase que lui avec ce qu’était déjà devenu le parti.
On a parfois l’impression que le Front National a une crise structurelle de cadres : au-delà des figures emblématiques (Alliot, Philippot, Maréchal le Pen, Marine Le Pen et Collard), le soi-disant « premier parti de France » ne semble pas avoir de colonne vertébrale organisationnelle. Est-ce que cette impression est fondée ? Et si oui, comment l’expliquer ?
Le Front National manque autant de « colonne vertébrale organisationnelle » que les autres partis. Il n’existe plus de partis de masse en France, alors qu’il y en avait dans les années 1930. Comparer de ce point de vue les capacités militantes du Front National avec les foules que rassemblait en Allemagne le parti nazi, n’a aucun sens. Le FN a toujours eu peu d’encartés eu égard à son importance électorale, parce qu’il cristallise politiquement en France un phénomène de crise idéologique continentale d’une bien plus grande ampleur que lui. Le Front National a peu d’élus suite à la coalition des autres partis et à la mise en place de règles électorales bâties pour l’en empêcherCes règles visent à donner le monopole de la représentation politique aux deux premiers partis ou coalitions, et le moins possible aux autres. Depuis que le FN est le premier ou le second parti, ces règles tendent à éliminer soit la droite libérale soit la social démocratie. Une représentation proportionnelle est plus que jamais nécessaire..
Lors de la scission de 1999, le Front National a perdu la plupart ses cadres à la fois militants et idéologues, et n’en pas regagné de tels depuis. Mais en se contraignant à présenter à chaque élection des candidats presque partout et en obtenant de plus en plus d’élus, quitte à ce que certains d’entre eux « explosent en vol », le Front National constitue son réseau de cadres, avec des militants qui n’ont pas d’autre identité politique que « frontiste ».
Hier les dirigeants du Front National étaient des militants avec une très forte identité politique et idéologique construite dans une autre structure militante, ils se formaient, lisaient, colloquaient, débattaient, se mariaient, manifestaient, partaient en pèlerinage ou en camps d’été, entre eux, dans des organisations militantes très structurantes mais extérieures au Front National. Des militants catholiques traditionnalistes, des monarchistes convaincus et enfin des héritiers de l’Ahnenerbe de la SS organisés en secte semi religieuse, étaient simultanément cadres du Front National, jusqu’au plus haut niveau.
Aujourd’hui en revanche, on ne peut plus donner ainsi une appartenance idéologique et organisationnelle précise des membres de la direction du Front National. La plupart des « figures » cadres/élus actuels de ce courant (du Front National et des organisations satellites) ne viennent pas du sérail : Florian Philippot ex chevènementiste, Gilbert Collard ex avocat et dirigeant du MRAP, Robert Ménard, ex patron de RSF (reporters sans frontières), Fabien Engelman ex CGT qui a passé une décennie à LO puis au NPA Il ne s’agit pas de gens qui ont été « retournés » au sens où plusieurs de ces militants, prétendent être passés au FN au nom des « valeurs » révolutionnaires, antilibérales et de défense des couches populaires qui les animaient.; en revanche, Louis Alliot ne vient pas de la gauche mais c’est lui qui a « purgé » l’encadrement du Front National des éléments les plus idéologisés et Marion Maréchal-Le Pen de sensibilité catholique conservatrice, n’est pas organisée dans un courant distinct.
Deux remarques pour clore cette comparaison :
– Le Front National a peu de militants qui « représentent » d’autres personnes. Excepté les élus politiques (bien moins nombreux qu’au PS) le FN compte peu d’animateurs de structures collectives, d’associations, de syndicats.
– Si le Front National écrase électoralement le Part Communiste, leurs capacités de mobilisation semblent inverses. Le contraste entre la Fête de l’Humanité et les maigrichonnes initiatives nationales du Front National témoigne d’un ancrage de nature différente dans la société française.
Aujourd’hui, à l’extrême droite du paysage politique, en dehors du Front National, deux groupes se dessinent comme figures d’importance : les identitaires et la Manif pour tous. Les identitaires semblent avoir été intégrés dans des processus électoraux locaux frontistes. Est-ce une réalité et qu’est-ce qui est en jeu dans cette recomposition ? La Manif pour tous semble, de son côté, issue des franges traditionnalistes de la droite. Y a-t-il une concurrence entre le projet frontiste et celui des traditionnalistes, ou existe-t-il des ponts entre les deux écosystèmes ?
La mouvance identitaire est très faible, tant en termes d’effectifs que d’importance électorale. En revanche, la thématique « identitaire » est au cœur de la dynamique politique du Front National, de celle des autres droites radicales xénophobes et populistes en Europe. Elle déborde en France, en influençant une partie de la gauche comme de la droite via les incantations ultra-laïques qui constituent aujourd’hui une forme spécifique de thématique identitaireC’est anecdotique mais du courant nationaliste révolutionnaire (Nouvelle résistance) des années 90, la majorité a fondé les organisations « identitaires » d’extrême droite, mais certains cadres sont vénus renfoncer l’UFAL organisation « laïque » de gauche (le plus connu étant Nicolas Pomiès).. Les groupuscules identitaires se sont livrés à un travail conséquent sur leurs moyens d’expression et de communication, sur l’efficacité de la langue, sur la reformulation des idéesC’est anecdotique mais du courant nationaliste révolutionnaire (Nouvelle résistance) des années 90, la majorité a fondé les organisations « identitaires » d’extrême droite, mais certains cadres sont vénus renfoncer l’UFAL organisation « laïque » de gauche (le plus connu étant Nicolas Pomiès). Ils peuvent devenir instantanément d’excellents candidats pour le Front National. Comme ils réfléchissent, ils ont une agilité intellectuelle leur permettant de produire plein d’idées dont le Front National peut utiliser certaines à son profit. Donc l’alliance symbiotique entre le Front National et des identitaires est faite pour durer, indépendamment des trajets personnels, comme des rivalités et des fâcheries qui ne manquent jamais de se produire dans ces configurations.
La question de la Manif pour tous est différente, il s’agit d’une mobilisation qui a permis la coagulation d’un bloc idéologique conservateur, bloc qui n’est pas le cœur idéologique de la droite, ni celui du Front National: il y a même quelques socialistes militants de la Manif pour tous !Les groupes « Les poissons roses », « la gauche pour le mariage républicain », l’ancienne ministre Georgina Dufoix etc. Ce serait une erreur de présenter la Manif pour tous comme un pur retour de l’idéologie pétainiste et maurrassienne sur un fond de pratiques de l’Inquisition. L’acceptation (partielle et ostentatoire) du libéralisme culturel est manifeste à entendre sur toutes les sonos de la manif Robert Oscar Lopez, un prof californien se proclamant bisexuel « élevé par un couple de femmes » fulminer contre « les théories du genre », puis un homme s’affirmant homosexuel (et plus réac encore que le premier), avant le topo d’un responsable syndical se définissant comme « plus que jamais de gauche ». D’autant que s’insère en intermède musical le « On lâche rien » des Saltimbanks aux paroles anticapitalistes affichées sur écrans géantsOn entendait et lisait en mode karaoké sur les écrans de la manif, répété en boucle .
Ces manifestations ont montré un triple décalage. Côté UMP celui d’une partie de la base de la droite bigote avec sa direction. Côté FN le décalage entre une partie de ses cadres catholiques avec le public populaire déchristianisé que doit séduire ce parti, et celui d’une partie de sa base catholique avec le « parti gay » que constitue l’encadrement le plus « pro-Marine »Nicolas Lebourg et Joseph Beauregard, Dans l’ombre des Le Pen : Une histoire des numéros 2 du Front National, Paris, Nouveau Monde ? novembre 2012, 390 p.
Le Front National est durablement condamné à un double discours, à une double pratique. Pour comprendre ce mouvement il faut lire le passionnant travail de Gaël Brustier.Le Mai 68 conservateur. Que restera-t-il de la Manif pour tous ?, Paris, Editions du Cerf, 2014. Il analyse cette bataille dans le cadre de la constitution d’un bloc social conservateur occidentaliste et des affrontements idéologiques qu’il appelle « la guerre culturelle ». Les cadres de la droite sans référence catholique explicite ainsi que les cadres du Front National pour une part tout aussi déchristianisés, voient le conservatisme chrétien comme une niche de marché politique, un important réservoir de militants, de voix, mais une ressource résiduelle. Ils ne parient pas sur une « rechristianisation de la France ». Pourquoi les réseaux de la Manif pour tous auraient-ils tous leurs relais politiques dans un seul parti ? Au contraire il est stratégiquement préférable pour eux de bâtir des positions partout où cela est possible : à l’UMP, dans le Front National, au PS etc. Ils cherchent, pour les mêmes raisons, à élargir leur assise à d’autres confessions, sans déployer néanmoins beaucoup d’énergie en ce sens.
Oui, il y a des ponts entre les deux écosystèmes, nombre d’identitaires sont passés d’un paganisme assez puéril dans ses manifestations à l’exaltation des racines chrétiennes de la France. Et plusieurs mini réseaux activistes au sein des structures de La Manif Pour Tous réunissent des militantes et militants issus de l’extrême droite groupusculaire, y compris du courant estampillé « identitaire ». Le principal reste néanmoins la formidable ductilité du discours identitaire, capable d’intégrer dans cette identité revendiquée, aussi bien l’identité chrétienne que la laïcité, toutes deux reconstruites sans grand souci d’exactitude historique, pour le besoin de la cause.
Comment interpréter le succès récent du Front National à partir des débats marxistes « classiques » sur le fascisme ? On demande ça non pas seulement pour ce qui est de la discussion un peu éculée de la « nature » du Front National (fasciste ou pas ?) mais aussi sur les liens entre extrême droite et bourgeoisie, ainsi que sur les modalités de la prise du pouvoir du fascisme.
Il y a des débats sur la « nature » du Front National, qui sont surtout rhétoriques et qui devraient être réglés depuis longtemps. Or c’est l’étrange résistance de ces questions qui interroge. La définition kominternienne de Dimitrov, « le fascisme comme bras armé du capital », mécaniquement économiste, a produit le contresens de « l’extrême droite forcément ultralibérale ». En négligeant l’autonomie du politique elle fait obstacle à la compréhension du réel.
Le Front National a été vu comme l’incarnation du « populisme ». Ce terme est aussi paralysant que celui de « totalitarisme ». Tirer des travaux forts intéressants d’Ernesto Laclau l’idée de faire du « populisme » une catégorie politique fondamentale est une erreur. Populiste est un adjectif politique qui peut aujourd’hui en France s’appliquer à des formations de la droite identitaire ou à des organisations politiques à gauche du PS. Les discours de Mélenchon ont à l’évidence des accents populistes, tout comme ceux de Marine Le Pen. Ceci ne fait pas du Front National et du Front de Gauche deux variantes d’une même essence politique. Si on analyse ce que signifie pour eux le mot « peuple » : le peuple dont parle Le Pen (pour durcir le trait un peuple ethnique rassemblé derrière un parti leader) ne désigne pas du tout ce que Jean-Luc Mélenchon appelle peuple (un sujet historique construit, l’ensemble des couches populaires réunies par leur volonté démocratique pour la justice sociale quelle que soit la couleur du passeport).
L’adjectif « totalitaire » s’applique au nazisme, ainsi qu’au stalinisme. Cela ne fait pas du nazisme et du stalinisme des équivalents au sein d’un phénomène fondamental qu’on appellerait « totalitarisme ».
Par ailleurs, avant de chercher à qualifier la « nature » du phénomène, il serait bon de réfléchir à trois aspects de la question, et ce quel que soit le cadre intellectuel/politique dans lequel on se situe :
L’aspect continental, paneuropéen, La crise de la pensée européenne., La représentation gauche/droite.
Je voudrais en aborder certains éléments clés avant de répondre :
- Une dimension continentale.
La montée des droites radicales identitaires concerne la quasi-totalité des pays du continent européen. Leur influence est de plus en plus importante depuis un tiers de siècle. Le phénomène présente donc un caractère continental, ce qui invalide les explications franco/françaises de cette poussée.
Au sein des droites radicales identitaires, le Front National est issu de l’extrême droite, à la différence du parti de Geert Wilders, et illustre avec le NPD allemand la configuration politique la plus proche de celle des droites révolutionnaires des années 30 (alors que d’autres tiennent un discours antifiscal et anti-Etat). Il y a bien des raisons européennes à cette poussée, mais les traits « néo-fascistes » du Front National ne sont pas communs à toute cette famille. Cette poussée est une des manifestations d’une crise de la représentation politique, de la structuration du champ politique du XXème siècle, du système politique bipartisan ou bipolaire. Cette poussée n’est pas toute la crise : car quand bien même les mouvements de droite radicale identitaire reflueraient, on ne reviendrait pas à la situation antérieure.
- Une crise de la pensée européenne.
La période actuelle se compare au moment charnière entre les 17ème et 18ème siècles, où des idées et controverses se sont répandues, et ont préparé la Révolution Française, en devenant le cadre de pensée dominant.Paul Hazard, La crise de la Conscience européenne (1680-1715), Paris, 1935.
Aujourd’hui une contre-révolution silencieuse répand une vision du monde identitaire et «occidentaliste»Gaël Brustier en fait un usage très éclairant dans ses deux ouvrages La Guerre culturelle aura bien lieu, Paris, Mille et une nuit, (2013), et avec Jean Philippe Huelin, Voyage au bout de la droite, des paniques morales à la contestation droitière. en passe de devenir hégémonique, à moins que nous gagnions la « guerre culturelle » autour de l’égalité réelle, de la liberté (démocratie) et de la solidarité (mise en commun).J’ai repris ces termes à Roger Martelli (Espaces Marx) intervenant dans le débat « Faut-il abandonner l’idée de gauche ? ».
- La représentation gauche/droite.
Bien que l’analyse des forces politiques selon un axe gauche/droite n’ait pas de sens pour des marxistes, ceux-ci ne contestent pas réellement cette représentation dominante. Or cette représentation unidimensionnelle est radicalement inadaptée pour décrire le champ politique et idéologique tripolaire qui émerge. Un premier pôle libéral de défense des profits et du marché, un second pôle égalitaire de défense des communs et de la volonté politique démocratique et enfin un troisième pôle identitaire, autoritaire, populiste et antilibéral. Or il est impossible de mettre le pôle de défense des profits plus à droite ou moins à droite que le pôle identitaire (qui est antilibéral, pour un Etat puissant et pour l’expression d’une volonté politique)Et si l’on reste sur l’image de l’axe droite/gauche, plusieurs points du programme du Front National sont sans conteste « à gauche » de la politique de Macron.. Ce ne devrait pas être un problème pour nous de raisonner en termes de programme et de couches sociales. De plus on assiste à la mort de la social-démocratie qui a fusionné complètement avec le parti du profit, qui s’aligne de plus en plus avec le courant identitaire et qui oublie les libertés après avoir balancé l’égalité par-dessus bord. Il ne lui reste plus rien de spécifique.
Sur le premier aspect, il y a une approche dominante qui consiste à décrire le fascisme comme 1°) un allié objectif du capital en temps de crise, mais aussi 2°) comme l’expression des intérêts de classe des petits commerçants et artisans, de certaines couches de la paysannerie. Cette analyse te semble-t-elle fondée et actuelle ? Quels remaniements seraient nécessaires aujourd’hui pour comprendre le phénomène Front National ?
Il s’agit d’une approche qui domine chez les militants influencés par la culture politique de la Troisième Internationale, un milieu aujourd’hui objectivement restreint. Ce qui domine en France dans les milieux académiques (et la presse) est la thèse de l’allergie française au fascisme,Voir le livre dirigé par Michel Dobry : Le mythe de l’allergie française au fascisme, Paris, Albin Michel, 2003. les sciences politistes ayant fait front contre les travaux de Zeev Sternhell (sur les origines françaises du fascisme). Pour l’approche dominante il n’y a rien qui ressemble au fascisme en France, et subsidiairement rien qui ressemble au fascisme depuis 1945 (où que ce soit), la question ne se pose donc pas pour elle.
Vous faites donc allusion à la formule de Georges Dimitrov pour qui le fascisme serait la « dictature terroriste ouverte des éléments les plus réactionnaires, les plus chauvins et les plus impérialistes du capital financier ».Comité Exécutif de l’Internationale Communiste – XIII° plénum -1933. Cette définition a survécu en France, générant, en ce qui concerne le Front National une sorte de mantra « puisque le fascisme est l’instrument du capital, et que le Front National est plus ou moins fasciste, alors il défend l’ultra libéralisme qui est le programme du grand capital ». Cette idée répétée sous diverses formes présente plusieurs inconvénients majeurs : elle n’entretient aucun rapport avec la réalité, elle empêche de comprendre les enjeux politiques, idéologiques et sociaux, elle empêche d’agir efficacement.Un autre type d’approche, accordant plus de place à l’autonomie politique des fascismes a été développé, à la même époque par Léon Trotski, l’ensemble de ses textes sur le sujet ont été repris dans Contre le fascisme publié chez Syllepse en 2015.
Le Front National n’est pas le capital financier, ni son instrument direct. Aujourd’hui les instruments du « grand capital » c’est la puissance directe immense des principales multinationales (bancaires, des services, des grandes sociétés militaires privées et industrielles), celle du gouvernement américain, les institutions internationales FMI OMC etc, ce sont les institutions européennes, le cadre juridique, les règles de management comme les normes comptables, ce sont en France les partis organiques du capital (UMP et PS). « Le capital » n’a nul besoin du Front National. « Le capital » n’est pas « chauvin ». Le patronat est, en France, absolument opposé au programme du Front National. Pierre Gattaz, le patron du MEDEF déclarant « le programme économique du Front national [..] me rappelle étrangement le programme commun de la gauche de 1981. Retour de la retraite à 60 ans, augmentation de tous les salaires avec notamment une hausse du smic de 200 €, retour au franc, augmentation des taxes d’importation… C’est exactement l’inverse de ce qu’il faut faire pour relancer la croissance économique du pays »
Le Front National n’est pas libéral, il a refermé la parenthèse libérale ouverte en 1984 dès 1989, au moment de la chute du mur de Berlin quand il a changé en un instant sa vision du monde centrée sur le conflit Est/Ouest vers un paradigme Peuples enracinés/Mondialisme. Cela fait donc un quart de siècle que le Front National est redevenu antilibéral (même s’il y a toujours des discussions sur cette question en son sein et des formulations flottantes et contradictoires dans l’expression de certains de ses cadres). Il est le seul parti dont le chef (Jean-Marie le Pen) ait expressément critiqué le fondement même de la théorie économique classique, c’est-à-dire la théorie de l’avantage comparatif de David Ricardo, à la fois lors de colloques du Conseil Scientifique« Dans les conditions actuelles, la mise en œuvre sans restriction d’un libre-échangisme total, n’aboutit plus, comme le voudrait la théorie économique classique, à une situation avantageuse pour chaque pays, mais au contraire à des spécialisations génératrices de chômage. […] On reconnaît là une fois de plus le vieux raisonnement de Ricardo, à toi le vin de Porto, à moi les cotonnades et les filatures. Ce schéma n’est plus applicable », in Pour un nouveau protectionnisme, XIIIème Colloque du Conseil scientifique du Front national, p.124. La citation date de 1997, avant le début de l’ascension de Marine Le Pen. du FN et lors de son discours du Premier Mai.
Le Front National n’est pas financé massivement par le grand capital. Si les flux de financement réels mesuraient vraiment une confluence directe des intérêts, les conclusions à en tirer seraient toutes autres. Il y a des patrons qui sont adhérents du Front National, il y a des entreprises qui le soutiennent, ouvertement ou discrètement, mais la résultante reste limitée en proportion des fonds mobilisés par divers canaux pour des structures politiques et sociales sans lien avec le Front National :
Ainsi en France la vie des partis – des partis ayant des élus- a été massivement financée depuis des décennies par la « ristourne » (de l’ordre de 2% du montant des travaux publics) accordée par la plupart des entreprises du BTP concernées et versée en liquide au trésorier de la collectivité adjudicatrice, les mesures de moralisation ayant montré depuis une efficacité mitigée. Le patronat finance aussi le mouvement syndical par différents canaux dont plusieurs sont parfaitement publics. Enfin le financement ostensible des publications nationalistes corses par le secteur commercial de l’ile, de la grande distribution au plus petit des cafés permet-il d’affirmer que le FLNC est le « bras armé » du commerce insulaire ?
Pour ce qui est du deuxième aspect du débat classique sur le fascisme (la prise du pouvoir), il y a encore une approche dominante, qui est celle de dire que le fascisme voit son accession au pouvoir « autorisée » par le grand capital, afin de « résoudre » sa crise propre en mettant au pas le mouvement ouvrier, mais aussi en imposant un encadrement étroit des activités économiques par un État fort. Là encore, cette analyse est-elle fondée et actuelle ?
L’encadrement étroit des activités économiques par un État fort n’est pas aujourd’hui une demande du « grand capital ». C’est même le contraire. Et « mettre au pas » le mouvement ouvrier ne constitue pas un besoin. Les analyses de Dimitri Manuilski ou Georges Dimitrov (qui n’étaient déjà pas adaptées au début des années 1930) ne sont ici d’aucun secours.
Par ailleurs, l’idée est aussi que le fascisme s’appuie sur des « troupes de choc », des milices qui constituent les bases d’un État autoritaire de type nouveau. Est-ce que l’on peut s’attendre à une recomposition de ce type de ligues/milices dans le sillage du succès électoral frontiste, ou est-ce que la tendance Marine Le Pen fait-elle barrage contre cela ?
L’imaginaire frontiste de « grand soir » identitaire persiste, mais il est majoritairement remplacé dans les productions actuelles de l’extrême-droite par des fantasmes assez pessimistes, de leur point de vue, de communautés blanches survivant alors que se produit un effondrement généralisé des civilisations (avec des communautés autogérées d’un écolo-survivalisme ethnique). Néanmoins il existe un gouffre entre l’imaginaire d’une partie des adhérents et les structures organisationnelles du parti. Le Front National a créé les DPS (Département Protection Sécurité) qui est resté un service d’ordre et ne s’est pas transformé en armée ou milice. Ni sous Jean-Marie Le Pen, ni avec sa fille.
Nous avons certes connu depuis les années 1970 la naissance de groupes violents, voire d’individus isolés tentés par une voie terroriste, il y en aura inéluctablement d’autres. Hier comme aujourd’hui ils ne peuvent que porter tort au développement de l’audience du Front National. Ces groupes et militants constituent un problème du ressort de la police. Cette question (des interactions entre le Front National et des groupes violents à sa périphérie) est une des raisons pour lesquelles un réseau comme Ras l’Front n’a jamais demandé la dissolution du Front National.
Ras l’Front a surtout avancé que les mesures répressives se retournent toujours contre les révolutionnaires et le mouvement ouvrier (c’est ce que disait Trotski et les animateurs de Ras l’Front étaient souvent de culture trotskiste). J’ajouterai une idée qui n’est pas présente chez Trotski, et pas toujours d’ailleurs exprimée très explicitement à Ras L’Front, le droit des citoyens à exprimer leurs opinions, à s’organiser : l’exercice des droits fondamentaux n’est pas subordonné aux opinions professées. Le droit du Front National à exister et à s’exprimer n’est pas contestable sans affaiblir les libertés publiques. Une autre raison enfin, qui est de l’ordre de la realpolitik, est qu’en exprimant des idées certes détestables par des voies légales, le Front National offre une voie moins coûteuse et incertaine à des milieux activistes qu’une violence terroriste, et donc limite pour la société les inconvénients de leur activité.
Evidemment Ras l’Front insistait à raison sur les liens entre la direction du Front National et les groupes radicaux, sur le continuum existant, une situation consubstantielle au Front National, plus ou moins marquée selon les moments et qui a été très visible quand, lors du congrès de 2011, Bruno Gollnisch, n° 2 et candidat à la présidence, s’appuyait sur des cadres du Front National qui non seulement venaient de l’Œuvre Française mais en étaient toujours membres. Dénoncer précisément cette situation permettait de la circonscrire, contraignant le Front National à limiter les capacités d’organisation de ces courants en son sein.
Dans les années trente en Europe, les milices des partis comparables au Front National regroupaient des dizaines de milliers voire des centaines de milliers de membres, alors que dans la période présente, le nombre réel des adhérents à l’Œuvre Française, et aux autres groupuscules tentés par l’activisme violent, n’a pas dépassé quelques centaines de personnes. La question à se poser est celle de la forme que prendra l’épreuve de force majeure, entre les expressions de la volonté démocratique des peuples (qui ne sera pas obligatoirement exprimée par la gauche radicale) et les impératifs de la gestion par le capital.
Les épisodes n’en seront pas aussi « tranquilles » que ceux du gouvernement technocratique (éphémère) imposé à l’Italie, ou de la crise grecque, deux moments où les impératifs du capital européen ont prévalu sur la volonté démocratique des peuples. Et pour envisager la forme qu’ils prendront, la série suédoise « Occupied »Mini-série inspirée par l’auteur de polar Jo Nesbo : pour « neutraliser » un gouvernement suédois écolo qui veut stopper la production d’énergie fossile, les autorités européennes s’appuient sur l’armée et les services russes. Je ne veux pas mettre en cause les russes, mais si épreuve de force il y a, elle prendra des formes inattendues et sans mobiliser l’extrême droite : http://www.humanite.fr/occupied-rencontre-geopolitique-avec-la-fiction-590881. m’apparaît plus utile que Dimitrov.
L’un des paradoxes apparents de la « lepénisation des esprits », c’est que cette expression décrit la manière dont le Front National a imposé une série de questions dans le débat public qui ont amené à produire un « racisme sans races » (pour reprendre le terme d’Étienne Balibar) : centralité de l’insécurité et de la « banlieue », définition de l’identité nationale non par l’hérédité mais par des us et coutumes, diffusion de « paniques morales » sur le hallal à la cantine, les prières de rues ou plus généralement l’ »islamisation », etc. Est-ce que ce « racisme sans races » est pour autant une nouveauté absolue dans l’extrême droite ? Et est-ce que cette disparition apparente de la « race » ne cache pas sa persistance plus profonde (et donc la défense des « Blancs » comme groupe ethnique distinct) ?
Vous évoquez deux sujets différents :
En premier lieu ce que vous appelez « lepénisation des esprits » est juste une image parfois utile, mais j’éviterais son emploi dans l’analyse car elle est très trompeuse. Ce que vous évoquez ainsi désigne en fait la crise de la conscience européenne au XXIe siècle. Ensuite vous abordez la substitution d’une forme de racisme à une autre, un racisme à fondements « culturels » ayant pris le dessus, ou remplacé – en réalité ou en apparence – un racisme ethnique ou biologique. Mais vous vous demandez si cette substitution est une « nouveauté absolue » dans l’extrême droite, alors que la nouveauté principale est l’apparition d’une forme de racisme sans races ni racistes à gauche.
Il n’y a pas de race au sens ethnique du terme. Si les différences physiques entre les humains sont visibles, pour autant les tentatives pour donner une base scientifique à des différences physiques constitutives de races ont toutes échoué. Donc le racisme d’aujourd’hui est une opposition entre « nous » et les « pas nous » : « eux ». Les premiers devant dominer et continuer à dominer parce qu’ils étaient là avant les autres. Donc le problème n’est pas de créer une raciologie scientifique, ou rationnelle, mais de trouver n’importe quelle raison pour montrer que « eux » c’est « pas nous ». Du coup c’est une construction très robuste du fait de son extrême simplicité. De temps en en temps on peut même adopter un individu de « eux » au sein du groupe des « nous », tant que c’est nous qui décidons. Aujourd’hui « nous » c’est un groupe qui est blanc et catho ou « catho zombie » comme dirait Emmanuel Todd. Cette définition du « nous » est profondément intégrée à l’inconscient collectif, des individus comme de l’administration en France, mais ce n’est pas une définition écrite, gravée dans le marbre : elle est valable « en gros », mais par exemple la place des Juifs dans ce « nous » est ambigüe. La définition culturaliste ou religieuse de « eux » permet de raviver cette opposition et de la faire partager à une base sociale plus large : à des milieux éduqués, de gauche, notamment parmi les employés de la fonction publique, spécialement au sein de l’appareil d’enseignement.
Il faut se méfier des rationalisations excessives : le système qui fonctionne aujourd’hui perdure parce qu’il entre en synergie avec une multitude de facteurs qui poussent à sa perpétuation. Mais cette forme d’apartheid qui s’aggrave, n’est pas pour autant indispensable au fonctionnement du capital, même si celui-ci en tire profit. C’est pour cela qu’on peut être raisonnablement confiant dans le résultat de nos luttes. En revanche, le système est très solide car il fonctionne avec mille acteurs conscients ou souvent inconscients : une fourmilière est une sorte d’intelligence sociale, mais aucune fourmi n’a conscience de la logique globale. De même nous avons des ouvriers entêtés de l’apartheid qui sont sincèrement antiracistes et n’ont aucune conscience de ce à quoi ils participent.
Aujourd’hui, on dit que l’islamophobie est l’un des « ciments » de cette lepénisation des esprits. Mais est-ce que le Front National a bien été le premier à mettre en avant l’islam pour stigmatiser les Noirs et les Arabes en France ? Le Front National n’a-t-il pas tout simplement récolté les fruits amers que la gauche a semés pendant une vingtaine d’années ?
Oui l’islamophobie joue un rôle central mais non exclusif. Elle joue un rôle central pour plusieurs raisons. C’est en particulier un élément socialement et géographiquement unificateur du rejet. Les Européens descendants d’immigrés sont extrêmement divers ethniquement et culturellement, mais dans la plupart des pays les groupes principaux sont issus de cultures musulmanes. La situation est identique pour les étrangers et les réfugiés. L’islamophobie devient un facteur fédérateur du racisme et de la xénophobie à l’échelle du continent. La question de l’adhésion de la Turquie, république laïque et puissance musulmane, permettra de réactiver dans tous les pays de l’Union Européenne un discours islamophobe et anti-UE.
L’islamophobie permet d’accroître la base sociale du soutien aux discriminations ou à l’apartheid : elle l’élargit à des milieux qui ne se sentent pas racistes et croient faire preuve de féminisme et d’esprit civique en soutenant des discriminations ; c’est en la matière un trait particulièrement marqué en France. C’est une thématique ancienne, basée sur un antagonisme géopolitique et disposant de matériaux de base variés et structurés notamment dans l’immense production de l’orientalisme. Enfin la politique des groupes Etat Islamique ou Al Qaïda ayant pour objectif de semer l’effroi au nom de l’Islam est partiellement efficace, parce qu’elle provoque effectivement la crainte, et que l’idée largement répandue selon laquelle « les musulmans » forment un bloc fait porter sur l’ensemble des musulmans ou supposés tels l’opprobre légitime concernant les organisations terroristes. Mais l’islamophobie ne joue pas un rôle exclusif, d’abord parce que l’évolution à droite du « sens commun » européen a aussi d’autres moteurs qui ont agi avant la montée en puissance de l’islamophobie (acceptation du principe des inégalités, constat de l’échec de la constitution de l’Europe en acteur politique démocratique). Ensuite elle ne concerne pas également les différents partis européens, parce que, dans sa polysémie, l’extrême droite redonne une nouvelle modernité à l’opposition entre les vrais nationaux « nous » et le « eux » représentant un danger. « La politique c’est désigner l’ennemi » dit en substance Carl SchmittJuriste du IIIème Reich référence des extrêmes droites européenne. et peu importe qui est le « eux ».
Le Front National n’est pas l’inventeur de l’islamophobie. Le tournant du racisme inégalitaire vers un racisme différentialiste a été notamment décrit par Pierre-André Taguieff avant qu’il devienne lui-même néoconservateur. Je maintiens mes réticences vis-à-vis de l’expression « lepénisation des esprits » car celle-ci « personnifie » des tendances de l’inconscient collectif de la société : ce dont il s’agit est une crise profonde de la civilisation européenne, pas l’influence de la famille Le Pen (qui utilise cette crise avec intelligence), pas plus l’influence de « la gauche » qui accompagne la crise idéologique sans avoir la moindre prise dessus. Par ailleurs c’est quoi « la gauche » ? Pour moi cette notion est aujourd’hui rigoureusement vide de sens, et dans l’Europe de 2015 elle accroît le trouble et la désorientation.
Je vais répondre néanmoins à la question « Le Front National n’a-t-il pas tout simplement récolté les fruits amers que la gauche a semés pendant une vingtaine d’années ? » De nombreux courants issus de la gauche sont virtuellement en position de devenir un des piliers du courant identitaire, sans s’en rendre compte ni l’assumer et en continuant à détester sincèrement les identitaires ethniques. Il s’agit de courants issus de la social-démocratie, de courants intellectuels issus du marxisme ou se considérant comme tels, provenant de la gauche radicale y compris libertaire, dans les organisations syndicales, sans parler de fractions entières de l’appareil éducatif (du ministère au corps enseignant), ou encore provenant de courants de la gauche laïque liés à diverses obédiences de la franc-maçonnerie.
Le Front National ne constitue qu’une partie du problème, et en ne regardant que lui on occulte la partie principale et l’aspect le plus complexe de la situation.
Pour continuer sur la gauche et la gauche de gauche, un débat a marqué nos espaces, notamment au regard de l’expérience grecque : c’est celui de la zone euro. Est-ce que la réponse traditionnelle de la gauche radicale au nationalisme économique peut se limiter à réclamer une « autre Europe » face à l’euroscepticisme de l’extrême droite ? La gauche ne peut-elle pas aujourd’hui disputer le terrain de l’euroscepticisme à l’extrême droite ?
L’euroscepticisme sans contenu qui aurait une base circonscrite à un morceau limité de l’Europe risque fort de ne constituer qu’un petit nationalisme impuissant. La perspective ne peut être que continentale (Syriza ne s’est pas battu pour une solution « grecque » mais pour un accord de toute l’Europe avec la Grèce). En revanche toute perspective alternative doit préparer la rupture avec la gestion libérale, c’est-à-dire assumer (donc préparer) les modalités concrètes pour sortir du carcan. C’est là que l’équipe Tsipras n’est pas allée au bout de sa logique, elle aurait ainsi augmenté ses chances, sans garantie d’arracher pour autant un compromis satisfaisant. Mais tout discours crypto nationaliste serait mortel : en tant que telle, une sortie de l’Euro d’un des pays européens ne gênerait pas le capital. Dans combien de pays différents sont implantées chacune des principales sociétés opérant en France (y compris celles qui ont leur siège social sur le territoire français ?). Quand une entreprise est implantée dans 100 pays et réalise l’essentiel de son chiffre d’affaires hors de France, génère l’essentiel de la production de ses usines, chantiers, bureaux, magasins hors de France on est face à des structures qu’un prurit nationaliste ne gênerait pas plus que ça.
Se contenter de « Réclamer une « autre Europe » », c’est choisir de ne jamais la voir. On sait désormais qu’obtenir une « autre Europe » est une révolution, une épreuve de force, pas une « demande polie ». Une alternative socialiste radicale doit trouver les moyens du rapport de forces nécessaire pour qu’existe une politique alternative, et cela comprend la préparation des modalités d’une rupture avec les mécanismes monétaires européens. Sans cette préparation, on est battus d’avance. C’est la leçon grecque. Mais faire croire qu’un pays isolé aura le loisir d’être libre, c’est se préparer à participer (minoritaires) à un gouvernement Front National sans résoudre pour autant le problème de dépendance que le nationalisme est impuissant à traiter.
Mais on ne « dispute » aucun terrain à l’extrême droite, en particulier pas l’euroscepticisme nationaliste. Ici il faut préciser l’usage des mots, en particulier des mots qui sont « disputés ». Bien sûr je suis partisan de la hardiesse dans l’argumentation et on peut s’amuser à dynamiter le vocabulaire des extrêmes-droites. On peut « retourner » contre eux les mots « identité », « identitaires » : IAM est un groupe musical « identitaire » marseillais, comme Zebda est un groupe « identitaire » à Toulouse et les Saltimbank dans le Nord, le « grand meeting pour une politique de paix » à Saint Denis, le 11 décembre 2015, avait un aspect « identitaire dionysien » indéniable puisqu’il réagissait à la stigmatisation de la ville et de sa population. On peut détourner le vocabulaire de l’enracinement, dire que si la France est un arbre elle a poussé des racines jusque de l’autre côté de la Méditerranée, et qu’une politique d’apartheid, de durcissement sur la nationalité c’est comme couper les racines les plus récentes d’un arbre, que ça lui fait toujours du mal, voire que ça peut le tuer.
Parler de « peuple » est déjà plus simple car il existe deux définitions antithétiques de « peuple » donc moins de risques de confusion sur ce que l’on veut dire. On ne joue pas avec des mots ou des métaphores, images, mais on est dans la « guerre culturelle ». Le peuple ethnique et le peuple social et politique sont deux notions différentes. Dire que l’islamophobie porte une politique antipopulaire et sexiste, qu’elle fait partie de la politique antipopulaire du gouvernement, « nous » mettre en action pour les droits égaux, les libertés, contre les discriminations sociales et spatiales, discriminations à l’emploi, pour la dé-ghettoïsation, refuser l’apartheid qui s’installe, c’est affirmer, dans les faits et dans les consciences, la réalité du peuple de ce pays.
Le cas de la nation est plus complexe : d’une part il reproduit, décalque la dualité présente dans « le peuple », d’autre part votre question évoque la possibilité d’une politique fondée sur la mobilisation de l’idée de nation. Or aujourd’hui l’échelon national reste l’échelon le plus élevé par lequel les citoyens ont l’impression de garder une prise sur la marche du monde. Et les institutions européennes ne remplissent à l’évidence pas cette fonction démocratique. Il faut le dire clairement, sans pour autant réinvestir un pathos nationaliste. De ce fait la valorisation de l’échelon national par les mouvements de droite identitaire part d’un reflexe parfaitement légitime. Donc on doit dire et faire savoir aux soutiens du Front National qu’une part de leur « nationalisme » est un désir démocratique détourné, que c’est ainsi que nous interprétons leur attitude, qu’ils se trompent de solution, mais que, comprenant ce qu’ils veulent, on ne les assimile pas au « mal » et au « diable ». Surtout on leur propose, à eux aussi, des issues politiques plus optimistes, plus confiantes dans l’avenir que le discours de Marine le Pen qui est un discours de pessimisme et de déclin concernant la France elle-même.
Dans la mesure où le Front National est raciste, on associe assez facilement antiracisme et antifascisme. Mais n’y a-t-il pas une discordance historique entre la tradition antiraciste/anti-impérialiste d’un côté et l’antifascisme de l’autre ?
Il n’y a pas de lien entre fascisme et racisme, c’est une différence entre le national-socialisme allemand et le fascisme italien, qui n’a inclus le racisme comme pilier de sa doctrine que sur le tard, sous l’influence de son allié national-socialiste.
C’est l’action notamment de Julius Evola, intellectuel fasciste italien qui figure au panthéon intellectuel des extrême-droites européennes des années 1990. Au tournant des années 1930 et 1940, Julius Evola voulait acclimater en Italie un racisme doctrinaire. Il était le correspondant italien des structures intellectuelles de la SS, et fut un des véhicules de leur influence. Or, dans « Synthèse de doctrine de la race », en 1941, il défend une doctrine « traditionaliste » de la race, dans laquelle la race de l’âme et la race de l’esprit avaient la primeur sur une race du corps difficile à repérer chez les italiens.
On pourrait penser à l’attitude du Front populaire en 1936-1937 vis-à-vis des luttes anticoloniales (dissolution de l’Étoile nord-africaine en tant que « ligue factieuse », refus de l’indépendance des colonies et de la fin du code de l’indigénat, etc.), mais aujourd’hui, ce clivage semble se rejouer : beaucoup d’antifascistes se cantonnent à lutter contre l’extrême droite en expliquant à la « classe ouvrière » (blanche) que voter Front National ne sert pas ses intérêts, tandis que beaucoup d’autres font la chasse aux « conspis » et aux confusionnistes sans toujours s’embarrasser de nuance entre des figures réellement problématiques et des militants de l’immigration (on l’a vu dernièrement avec Saïd Bouamama). Parfois, l’antifascisme est même opposé purement et simplement à l’anti-impérialisme. Comment percevez-vous cette discordance, en tant que fondateur et animateur du réseau Ras l’Front ?
Je ne réponds pas en tant que « ancien de Ras l’Front» (ce qui donne peu de droits), mais pour avoir tenté de tirer un bilan politique de cette histoire collective. Elle se poursuit aujourd’hui, malgré la décision de dissoudre le réseau Ras l’Front lui-même, dans l’expérience et les activités de celles et ceux qui y ont participé et qui agissent dans des cadres divers. Ceci dépasse de beaucoup la question que poserait une vision étriquée de l’antifascisme.Je ferai la même remarque concernant l’ « antifascisme » que pour « le populisme » ou « le totalitarisme ». Je préfère parler de politique antifasciste, plutôt que d’évoquer « l’antifascisme », notion à mes yeux vide de sens. En effet l’ « antifascisme » n’est pas une idéologie, une vision du monde ni une politique, en revanche une politique (révolutionnaire ou conservatrice ou libérale) peut être antifasciste c’est à dire opposée au fascisme, combattant les courant fascistes. Le fond du problème réside dans l’appropriation occidentalo-centrée de valeurs universelles. Et de la confusion entre un « modèle » français invoqué aujourd’hui par la quasi-totalité des courants politiques, au contenu hautement volatil, et les valeurs abstraites démocratiques égalitaires, d’égalité entre les genres qui non seulement sont toujours un enjeu de luttes dans la société française mais sont très loin de la réalité sociale et politique actuelle.
Ces confusions sont partagées bien au-delà de la droite identitaire.
En d’autres termes :
- Si le « modèle universaliste » est bien celui des droits imprescriptibles de la personne, toute personne en bénéficie, sans avoir à faire allégeance à quoi que ce soit et sans aucune condition
- Les droits politiques sont aussi ceux des gens qui votent mal, qui votent pour des partis antidémocratiques.
- La liberté religieuse doit bénéficier à toutes les religions y compris aux sectes les plus réactionnaires.
- Les droits de la défense doivent être reconnus aux pires criminels.
- Les droits des femmes, en premier lieu leur liberté d’agir et de s’exprimer, sont ceux de toutes les femmes, même celles qui prônent la domination par les hommes.
Les exemples que vous donnez dans le passé ne sont pas les seuls possibles : ainsi, ça semble ironique aujourd’hui, mais dans les années 30, en Algérie la LICA (ancêtre de la LICRA) se plaçait du côté des indigènes, avec une argumentation toujours intéressante malgré la différence de situation. Je ne crois pas qu’il faille rejeter une attitude universaliste, bien au contraire. Il faut en revanche rejeter le particularisme cocardier qui convainc une partie de la gauche française que les « valeurs universelles » se disent en français et ne peuvent exister que comme les Français les pratiquent aujourd’hui. Il devrait être trivial de constater que les valeurs universelles ont vocation à s’exprimer dans toutes les aires culturelles et civilisationnelles et le font dans un vocabulaire, avec une histoire qui, par définition, ne sont ni le vocabulaire ni l’histoire qui les ont vues s’imposer – incomplètement – en France. Ainsi la question des droits des femmes, le développement de leurs luttes est un phénomène universel. Elles prendront une grande ampleur en particulier dans l’aire « musulmane », en Afrique en général. Le mouvement des femmes se décolonise, affirme sa dimension planétaire.
Dans les sociétés marquées par l’Islam, le mouvement d’émancipation des femmes s’exprime en large part dans un vocabulaire islamique, dans une bataille culturelle visant à l’abandon, au sein même du champ religieux, des interprétations de la jurisprudence misogyne. Affirmer la compatibilité des revendications des femmes avec la religion, permet l’engagement des femmes des milieux populaires. Or une fraction du mouvement féministe en Europe, loin de se réjouir de l’universalisation en cours de ces luttes, les dédaignent, au motif qu’en Europe, le mouvement féministe s’est affirmé et construit en bonne partie contre les religions. Demander à des femmes de s’affronter à la religion, gêne le développement réel des mobilisations et revient donc à donner la priorité à la lutte anti-religieuse par rapport au combat d’émancipation des femmes.Sur ce point, voir Zahra Ali, Féminismes islamiques, La Fabrique 2012.
La « laïcité » est elle aussi une question universelle qui se pose dans toutes les cultures sous la forme de la séparation des activités civiles et religieuses et de la liberté religieuse. Mais donner comme exemple les modalités de la laïcité française née sous une IIIème république misogyne et colonialiste a-t-il un sens ? La résistance doit être militante, culturelle, politique, sociale et aux côtés des principaux concernés qui sont aujourd’hui et durablement en Europe les européens musulmans, ensuite les immigrés et les réfugiés.
Il y a un racisme aux multiples manifestations, tenir tous les fils est difficile, cela veut dire résister aux ferments de divisions non seulement entre blancs de culture judéo-chrétienne et tous les autres, mais aussi aux divisions entre cibles du racisme. Cela veut dire tenir bon sur le refus de toutes les discriminations, l’exigence de justice et d’égalité. Cela veut dire être conscient que l’islamophobie créera inévitablement des « dommages collatéraux » tels des discriminations antisémites contre les juifs pieux, situation ouvrant donc le chemin à de nouvelles alliances,Il existe déjà une alliance entre une partie des associations des populations racisées et des organisations antisionistes et/ou luttant contre la politique israélienne, agissant ensemble pour refuser l’assimilation juif/sioniste, dans la lutte conjointe contre l’islamophobie et l’antisémitisme. avec une partie des juifs pratiquants. Il existe déjà des cas de discriminations professionnelles. Il importe de trouver d’autres cadres d’alliances au sein des populations racisées, un axe étant celui de l’égalité, revivifié en termes de « droits civiques », la question du système raciste, c’est-à-dire le fait que le racisme soit d’abord un rapport social en intersection avec un racisme d’Etat (mais il ne faut pas sous-estimer le « racisme édenté » en tant qu’arme de division massive).
Une autre question étant celle de la persistance d’un impensé et de pratiques néocoloniales (la notion d’indigènes qui est bizarrement reprochée au PIR comme une notion racisante voire raciste alors qu’elle permet au contraire de transcender la question des races et des religions au profit d’une notion de constitution sociale et politique de populations racisées/dominées). Or le grief de « communautarisme » fait aux racisés revient à leur reprocher les discriminations dont ils sont victimes. Ce sont les discriminations dans l’école publique qui favorisent la naissance d’écoles confessionnelles. Ce sont les discriminations à l’embauche qui font des entreprises ethniques ou religieuses les seules possibilités d’emplois pour des femmes pieuses. C’est l’interdiction du voile intégral dans les espaces publics qui cloître ces femmes chez elles : on demande à la police de faire au nom de la loi civile ce qu’on reproche à leurs maris de faire au nom de la loi religieuse. L’aveuglement sur ces questions montre la prégnance de représentations néocoloniales, occultées en l’occurrence par l’idée que promouvoir des discriminations serait une attitude « féministe » ou « laïque ».
Aujourd’hui les antifascistes doivent être du combat politique et du combat social pour favoriser l’émergence d’acteurs collectifs exprimant les besoins et revendications des racisés. Je n’aurais pas dit ça il y a vingt ans, car nous pensions que nous construisions un antifascisme politique sans concurrencer les structures antiracistes qui nous semblaient pouvoir jouer plus ou moins bien leur rôle. Avec le recul il me semble que, certes dans un contexte bien différent, nous sous-estimions objectivement l’aspect politique du racisme. L’évolution assez calamiteuse des choses n’était pas déjà jouée.
Aujourd’hui un enjeu essentiel, une « bifurcation » historique aux conséquences durables, c’est le renforcement, la généralisation d’un apartheid contre les arabes/noirs musulmans, l’islamophobie pouvant s’ethniciser comme le fit l’antijudaïsme religieux – comme le souligne Saba Mahmood –, et l’islamophobie s’ethnicisera inévitablement si l’apartheid se consolide.
- Une tâche prioritaire des mouvements antifascistes et antiracistes, c’est d’éviter la cristallisation de l’apartheid scolaire.
- Une autre est d’éviter la constitution d’un apartheid professionnel.
- L’apartheid géographique existe déjà.
- L’apartheid politique a aujourd’hui des soutiens déterminés, y compris à gauche quand on veut nous interdire toute activité avec des associations musulmanes.
Je suis pour mener une discussion sur le bilan de la lutte contre le Front National, de la montée de la droite identitaire, des racismes et des discriminations, sur le fait que plusieurs axes de luttes perçus comme laïques et féministes sont en fait des actions renforçant l’apartheid. Je suis optimiste : l’internationalisme et le désir de justice en préserveront beaucoup des dérives identitaires. Mais je suis hélas persuadé que – faute d’y réfléchir – d’autres, parmi nos amis militants d‘aujourd’hui, se retrouveront du mauvais côté.
Je suis conscient qu’il ne faut pas « braquer » inutilement des gens, et c’est toujours inutile d’injurier quelqu’un (fût-il au Front National), mais on ne peut éviter éternellement de dire que les attitudes de raideur laïciste et anticléricale sont aujourd’hui une des formes de l’évolution « identitaire ». Si on blesse ou froisse, c’est qu’on n’a pas su trouver les mots pour convaincre. Mais entre l’amour-propre de quelqu’un qui se croit antiraciste et alimente des discriminations et les gens qui sont victimes de ces mêmes discriminations, nous devons collectivement choisir d’être au côté des discriminés. Et aujourd’hui les discriminés ne sont pas « l’Autre » qu’il faut reconnaître, mais il s’agit « de nous-mêmes », il s’agit de « nous » citoyens ou frères et sœurs en humanité et nous devons lutter ensemble pour l’égalité et les droits de tous. Ainsi se constitue le peuple réel qui est politique, issu de notre volonté commune d’agir.
Alain Bertho conclut un entretien portant sur le djihadisme, et non sur le fascisme, par les mots « l’urgence, aujourd’hui, c’est moins la « déradicalisation » et l’hégémonie des marches militaires sur le débat politique que la montée d’une autre radicalité, une radicalité d’espérance collective qui tarisse à la source le recrutement djihadiste.Voir : http://www.bastamag.net/Il-faut-etre-clair-un-monde-a-pris-fin-il-n-y-aura-pas-de-retour-en-arriere. Je signerais volontiers – aussi – une variante : l’urgence, aujourd’hui, c’est moins l’« antifascisme » et l’hégémonie du « moindre mal » et de l’invocation des « valeurs républicaines » sur le débat politique que la montée d’une autre radicalité, une radicalité d’espérance collective qui tarisse à la source le recrutement du Front National.
La lutte antifasciste c’est aujourd’hui d’abord la construction d’une autre radicalité d’espérance collective.
René Monzat a notamment édité Les voleurs d’avenir, pourquoi l’extrême droite peut avoir de beaux jours devant elle (Textuel, 2004) et a collaboré à la rédaction de Ras l’Front. Il participe aujourd’hui à Espaces Marx et au réseau européen Transform !