De la Tendance Marxiste révolutionnaire de la 4ème internationale *
N° 45 de Juin et Juillet 1968
LA CRISE REVOLUTIONNAIRE EN FRANCE
On parlera pendant longtemps de ce qui vient de se passer en France et des enseignement multiples résultant de la nouvelle situation créée dans ce pays capitaliste avancé.
Cette situation, dans l’espace de quelques jours, a rapidement évolué d’un état prérévolutionnaire à un état carrément révolutionnaire.
Un simple mouvement de protestation contre les violences policières esquissé par quelques étudiants s’est vite transformé en n vaste mouvement de « contestation » de la société « néo-capitaliste » et en une grève générale de dix millions environ de travailleurs.
Aussi bien que par le niveau des problèmes que par l’étendue du mouvement ce dernier mérite effectivement de se classer, comme nous l’avions dit dès ses premiers jours, ne tant que le plus important mouvement social en France depuis la commune de Paris.
Ayant éclaté dans un pays capitaliste avancé, qui ne traversait guère une crise économique aigüe, mais au contraire, dans une ambiance de « prospérité » relative sans commune mesure avec celle caractéristique des pays sous-développés, ou des pays capitalistes en crise avant la deuxième guerre mondiale, ce mouvement révolutionnaire acquiert une importance européenne et mondiale capitale.
Il confirme qu’une crise révolutionnaire est toujours possible dans les pays capitalistes avancés sans qu’il y ait nécessairement des questions relatives pas exclusivement au niveau matériel de vie, mais au genre de vie au sein de la société dite de « consommation » et « s’abondance ».
Des facteurs relatifs aux superstructures politiques et culturelles de cette société peuvent déclencher et alimenter une telle crise, tranchant dans ce domaine avec l’état des choses que nous avons connu en Europe avant la deuxième guerre mondiale.
Il suffit à ce propos de comparer par exemple l’analyse de la situation en France en 1935 et 1936 faite par Léon Trotsky et les raisons de la situation actuelle et la façon dont celle-ci se développe.
« Le degré de satisfaction découlant de la rémunération du prolétariat est conditionné historiquement par les besoins accrus propres au nouveau genre de vie en perpétuelle évolution » souligne la Plateforme de la Tendance Marxiste Révolutionnaire qui ajoute :
« Il faut se placer dans la position de la nouvelle génération du prolétariat grandie dans les pays capitalistes avancés, pour sentir et apprécier ses nouveaux besoins. L’évolution des pays capitalistes avancés en Europe et aux Etats Unis engendre des conséquences qui augmentent les besoins matériels et sociaux des travailleurs et qui sont toujours loin de pouvoir être satisfaits par le salaire ou les équipements sociaux ou l’organisation sociale en général. C’est donc en partant de la situation globale des travailleurs dans les pays capitalistes avancés et des nouveaux besoins créés par l’évolution du capitalisme dans ces pays et les nouvelles possibilités objectives qu’il sera possible et nécessaire d’amorcer la lutte pour le pouvoir et le socialisme ».
Les évènements de France confirment parfaitement cette analyse et perspective. Le rôle de « détonateur » fut joué par le mouvement de « contestation » des étudiants et le fait révolutionnaire de l’abolition pratique du contrôle de l’Etat capitaliste sur leurs Ecoles fut créé grâce à la gestion de ces dernières par les étudiants démocratiquement associés aux professeurs.
Dans tout cela, le facteur crise économique majeure n’était que dans l’arrière-plan en tant que possibilité de l’avenir et conséquence de la crise révolutionnaire. « La contestation » des étudiants est sortie de l’accumulation moléculaire au sein de la jeunesse du phénomène de l’aliénation aggravée qu’engendre la société dite de « consommation ».
Les antécédents et raisons de la crise
Ce processus a mûri dans l’intérêt des facteurs extérieurs et intérieurs, conjoncturels et structurels. Les pionniers du mouvement révolutionnaire des étudiants français sont les étudiants américains réclamant le « pouvoir étudiant » dans leurs Universités. Les « provos » hollandais et scandinaves, les étudiants révolutionnaires du Japon, de l’Allemagne, de l’Italie, de l’Angleterre, de l’Espagne.
La jeunesse étudiante frappée par les faits de la Révolution coloniale, en particulier par la titanesque résistance du peuple Vietnamien, de l’avance idéologique de la Révolution Cubaine, de la pratique révolutionnaire et de la mort héroïque de Guevara, de la révolte des Noirs américains, s’est considérablement politisée et aguerrie ces dernières années. Elle se manifestait partout comme véritable avant-garde politique dans la lutte soit contre l’impérialisme, soit contre le bureaucratisme dans les pays de l’Est.
C’est dans ce contexte qu’elle a commencé également à prendre conscience de l’aliénation aggravée du producteur et du citoyen dans la société dite « néo capitaliste » de « consommation », régie par la loi de la maximalisation au profit des entreprises monopolistes et de l’asservissement de l’Etat par le secteur capitaliste monopoliste.
Dans une telle société si le « pain quotidien » est assuré, la possibilité d’autodétermination des producteurs et des citoyens dans n’importe quel domaine économique, politique, culturel est pratiquement nulle. Tout le monde est soumis à l’exécution aveugle des impératifs de l’économie monopoliste et des directives de l’Etat super centralisé et autoritaire.
Mais avec ce processus entre en contradiction flagrante, explosive, avec l’élévation du niveau culturel et le besoin objectif d’une démocratisation accrue de la vie sociale afin d’éviter sa sclérose économique et politique. Les racines du mouvement révolutionnaire de « contestation » qui s’est emparé de la masse des étudiants français se trouve précisément dans l’interaction dynamique entre ces causes extérieures, conjoncturelles et intérieures, structurelles.
Ce qui est particulier dans la situation française n’est pas le simple fait de « contestation » par les étudiants de la société « néo capitaliste », répétition des mouvements analogue ailleurs. C’est l’ampleur prise par ce mouvement et la réalisation pratique de l’abolition du contrôle de l’Etat capitaliste sur l’Université. Les étudiants ne se sont pas contentés de « contester », ils sont passés à la gestion par eux-mêmes de leurs écoles.
L’autre fait caractéristique de la situation française est qu’entraînés par la dynamique du mouvement révolutionnaire des étudiants les ouvriers ont bougé déclenchant le plus grand mouvement de grève jamais connu en France.
Le mouvement des Etudiants tout en ayant un caractère révolutionnaire par ses revendications et par le fait de la gestion de l’Université, n’a créé qu’une situation générale pré révolutionnaire.
Mais en entraînant les ouvriers dans l’action, s’est créé rapidement sur le plan national une situation objective révolutionnaire.
Si les organisations traditionnelles de la classe ouvrière et particulièrement le PCF et la CGT se sont vues obligées de participer à ce mouvement afin de le diriger et le limiter sur un plan strictement revendicatif, cela fut rapidement le résultat de la constatation suivante : le risque était énorme de voir autrement se réaliser la jonction Etudiants-Ouvriers et les ouvriers faire autant que les étudiants c’est-à-dire commencer à gérer eux aussi leurs entreprises et services sociaux.
Le PCF et la CGT ont bougé afin de prévenir le développement révolutionnaire du mouvement ouvrier, amorcé, stimulé par l’exemple étudiant.
Le programme strictement revendicatif imposé au mouvement des ouvriers ne correspondait guère aux besoins et aux aspirations les plus profondes de la classe ouvrière, qui visait outre la défense de son niveau matériel de vie, à changer sa condition prolétarienne.
Pendant quelques jours ce dynamisme sous-jacent du mouvement faisait trembler les directions traditionnelles qui manœuvraient désespérément pour éviter le débordement.
Est-ce vraiment la Révolution ?
C’est cette dynamique de la situation, parfaitement sensible à tout observateur politique sur place, qui justifie pleinement la caractérisation de la situation rapidement créée en France comme objectivement révolutionnaire comme le début de la révolution.
C’est dans ce même sens que Léon Trotsky a caractérisé le 9 Juin 1936 la situation d’alors en France, malgré l’existence d’un mouvement considérable plus limité dans son ampleur et sa dynamique que le mouvement de mai-juin 1968.
Dire qu’il s’agit du mouvement de la Révolution équivaut à comprendre que non seulement la situation objective fut révolutionnaire, posant la possibilité et la nécessité de la lutte pour le pouvoir, mais que ce commencement ne saurait se conclure à la longue que soit par la victoire de la Révolution, soit par celle de la contre-révolution sous une forme de dictature quelconque de la bourgeoisie.
L’intermède bonapartiste, centriste, est irrémédiablement compromis. Pendant les quelques jours critiques qui précèdent le discours du 30 mai de De Gaulle non seulement les masses les plus vastes du pays aspiraient à un changement radical de la situation, mais les classes possédantes également vivaient dans la plus grande peur, et leur Etat vacillait au bord de l’abîme de l’anéantissement. Il suffit de lire des commentaires de la presse capitaliste de cette période, il suffit de se rappeler l’impuissance pratique dans laquelle s’est trouvé l’appareil d’Etat dont la fonction répressive reposait quasi exclusivement sur une police donnant des signes évidents de lassitude, d’usure, de démoralisation. Nous savons maintenant que même De Gaulle fut réellement tenté de démissionner, comme nous savons que nombre de hauts fonctionnaires et de capitalistes s’apprêtaient à chercher refuge à l’étranger. Il aurait suffi que les dix millions de travailleurs en grève, c’est-à-dire e comptant les membres les plus proches de leurs familles, la majorité absolue de la population, transforment l’occupation passive des lieux de travail en gestion active de ceux-ci et s’arment de la volonté d’en finir pour que tout devienne effectivement possible.
Ce qui a manqué pendant quelques jours, pendant quelques heures décisives, ne fut autre chose que la présence d’une direction révolutionnaire saisissant audacieusement la chance de l’Histoire. Cette chance est inévitable et le rôle du véritable Parti Révolutionnaire consiste à l’attendre en se préparant adéquatement.
Comme le dit encore la Plateforme de la Tendance Marxiste Révolutionnaire : « Le Parti Révolutionnaire n’existe pas pour capter l’audience permanente de la classe sur n’importe quel niveau, mais pour être en mesure de la conduire à l’assaut du Pouvoir lors d’une véritable crise révolutionnaire survenant dans le pays… De telles crises sont toujours inévitables. Elles découlent du caractère toujours profondément contradictoire et explosif du processus mondial, dont elles sont caractéristiques. Elles n’interviennent certes ni au rythme des saisons d’une année, ni même de quelques années. Des intervalles plus longs sont le plus souvent nécessaires pour faire mûrir une véritable crise capable d’un développement révolutionnaire… Le Parti Révolutionnaire n’a d’autre raison d’être que de pouvoir saisir un tel moment afin de provoquer un changement radical de la situation en ouvrant la perspective du Pouvoir Prolétarien… Le dilemme pour le Parti est celui-ci : ou s’adapter aux prétendues « réalités » au jour le jour et dégénérer inexorablement en Parti parlementaire, évolutionniste, réformiste, dans l’intervalle historique entre deux crises, au risque certain de rater la crise ; ou se préparer essentiellement pour la crise inévitable, sauvegarder son caractère révolutionnaire et vaincre ».
Quand l’Histoire sous la forme de la possibilité de la Révolution a frappé à la porte de la France, la direction révolutionnaire de masse n’existait pas encore. C’est un autre enseignement capital de la première phase de la Révolution Socialiste française commencée.
Directions marginales et directions traditionnelles
Les différentes petites organisations à la gauche du PCF, « trotskystes », anarchistes, prochinoises, etc., ont toutes joué un rôle éminemment positif en tant qu’éléments « détonateurs » - comme cela a été dit – du processus révolutionnaire. Mais le gros de la classe ouvrière est resté sous la tutelle effective du PCF et de la CGT. Or les directions de ces deux organisations pratiquent une politique cynique de néo-réformisme qui inévitablement dans le contexte d’une crise révolutionnaire, prend l’aspect classique de la « grande trahison ». Ces directions, surprises par l’envergure et la force du mouvement, n’ont eu qu’un souci constant : le canaliser dans des revendications acceptables par le capitalisme, en évitant le débordement par la gauche.
Dans la propagande, l’organisation, l’action, tout a été fait dans ce but. Désespérément, dès le début, elles ont lutté pour éviter la jonction étudiants-ouvriers éviter que les ouvriers revendiquent la gestion des entreprises et abandonnant la forme passive de grève, passent à l’action révolutionnaire pour le pouvoir.
Elles ont dirigé leurs attaques quotidiennes contre les « aventuriers », « provocateurs », « gauchistes », etc., répétant à satiété qu’elles acceptaient de jouer loyalement « dans l’ordre et la tranquillité » le jeu de la « démocratie parlementaire » et des élections. Quand De Gaulle abandonnant l’idée du plébiscite avança celle des élections, les directions, les directions du PCF et de la CGT ont poussé un profond soupir de soulagement et se sont dépêchées de liquider dans la hâte, par le morcellement, la fragmentation, secteur par secteur l’immense mouvement de grève. Parallèlement, une fois ayant isolé le mouvement des étudiants de celui des ouvriers, elles ont laissé le premier se battre seul contre la répression policière et n’ont même nullement réagi quand le gouvernement réoccupa par sa Police la Sorbonne, symbole du plus grand mouvement révolutionnaire que la France ait connu depuis la commune de Paris.
Ces néo réformistes vulgaires qui ont ironisé sur l’« Autogestion », mot d’ordre soi-disant « creux » parce qu’en réalité, avouent-ils, « inacceptable » par le grand patronat, se vantent cyniquement d’avoir mis en avant exclusivement des revendications immédiates « réalistes » c’est-à-dire acceptables par le capitalisme. Mais si ce dernier considère ces revendications acceptables et rejette par exemple y compris la « participation » c’est simplement parce que celles-ci ne mettent nullement en danger son régime social. Le capitalisme espère d’autre part annuler même l’effet limité, immédiat de ces revendications par la hausse des prix, le chômage, etc.
La logique de leur attitude est donc la suivante : on met en avant exclusivement des revendications acceptables par le capitalisme parce qu’inoffensives pour son régime social. Comment dans ces conditions ouvrir la voie vers le pouvoir politique ? sans revendications transitoires, se plaçant entre les revendications immédiates et celles spécifiquement socialistes, on piétine éternellement sur le terrain de « lutte » que le capitalisme accepte. On n’avance guère vers le « pouvoir ».
Mais en réalité, les revendications transitoires ont un sens pour ceux qui considèrent que l’accès au pouvoir prolétarien se fera par la mobilisation révolutionnaire des masses.
Or les dirigeants traditionnels déclarent à haute voix que leur seul but immédiat est un strapontin dans un « gouvernement démocratique » capitaliste issu des élections. Ils sont donc contre la « participation » au niveau des entreprises mais pleinement pour la « participation » et la « cogestion » au niveau du pouvoir politique de la bourgeoisie.
Que les dirigeants soviétiques aient exercé toute leur influence sur le PCF pour que celui-ci capitule devant le pouvoir gaulliste, c’est certain. Tellement la peur de Prague et de Paris hante maintenant l’aile la plus « stalinienne » du Kremlin qui voit grossir en URSS même l’orage révolutionnaire. Mais la direction du PCF qui est installée depuis de longues années dans la pratique réformiste, n’est que trop heureuse de subir une telle influence. C’est l’être qui détermine la conscience, et c’est la pratique qui détermine la volonté, les réactions, les dispositions.
Le PCF ne saurait se réformer en tant que Parti Révolutionnaire. Il peut s’en dégager une aile révolutionnaire qui se révolte contre les bureaucraties définitivement perdues pour la Révolution et s’amalgame avec des forces révolutionnaires extérieures au PCF pour former une nouvelle organisation révolutionnaire de masse, nécessaire plus maintenant que jamais.
Nécessité d’une direction révolutionnaire de masse.
C’est de cette éventualité que dépend l’avenir proche de la Révolution Française commencée. Il y a nécessité d’une véritable direction révolutionnaire de masse, capable d’élaborer et de faire appliquer le Programme Transitoire qui convient à la situation. Une telle direction peut maintenant surgir de de la fusion de toutes les forces révolutionnaires dégagées du processus révolutionnaire en cours, y compris et surtout de celles en provenance du PCF et de la CGT.
La nécessité d’une telle direction s’est faîte sentir avec une extrême urgence durant la première phase de la Révolution. Et ceci d’un double point de vue politique et organisationnel.
Tandis que le PCF se cantonnait dans une attitude réformiste classique, avançant exclusivement des revendications immédiates et des formes d’action passives, fragmentaires, les différents groupes de gauche avançaient pour la plupart de vagues mots d’ordre de « Pouvoir Ouvrier », « Gouvernement des Travailleurs » de « Révolution » et de « Socialisme », sans programme transitoire précis et adéquat pour progresser vers le but final.
Même le mouvement des étudiants qui a posé dans les faits la question de la gestion démocratique de l’Université et de l’éducation en général, s’est cantonné dans la « phase révolutionnaire » sans programme transitoire précis. Dès le début du mouvement il aurait fallu convoquer les Etats Généraux de l’enseignement réunissant Etudiants, Professeurs, Travailleurs afin d’élaborer la Charte précise des revendications, et savoir sur quelle base précise affronter le Pouvoir et conclure, le cas échéant, une première étape de même à aucun moment ne fut sérieusement discuté la nécessité d’une campagne pour faire sortir la grève passive de l’impasse, passer à la gestion et la création de véritables organes de double pouvoir, préfiguration du pouvoir ouvrier vers lequel s’acheminait la dynamique globale du mouvement.
A aucun moment également la question de l’attitude envers le PCF et la CGT et les élections ne fut sérieusement envisagée, dans un flottement perpétuel (compréhensif mais politiquement inadéquat) entre la révolte, le dégoût pour les directions traditionnelles et le sentiment (faux malheureusement) d’être prêt à les déborder et donc de pouvoir les ignorer.
On a manqué ainsi l’occasion, entre autres, de faire campagne dès le début non pas pour des élections en vue d’une Assemblée ordinaire, mais pour une Constituante. On a beaucoup parlé de Comités et on en a créé. Mais ces Comités sont pratiquement restés des groupements d’éléments révolutionnaires et non pas véritablement des organes de double pouvoir commençant à gérer la production, les services sociaux, les affaires locales.
D’autre part, le mouvement national des Comités n’est pas incompatible avec la campagne pour la Constituante et qui l’appuient ensuite. De cette façon tout le processus prend une forme « soviétique » et éminemment démocratique et révolutionnaire à la fois. Mais tout cela ne peut pas provenir spontanément des masses, mais grâce à l’action persévérante d’une direction révolutionnaire.
A défaut d’une telle direction, d’une Organisation Révolutionnaire Unique qui reste à construire, il était possible et nécessaire d’œuvrer pendant les jours critiques de mai à la construction d’une Direction provisoire unique sous la forme d’une Conseil Révolutionnaire Central réunissant les représentants de toutes les forces révolutionnaires engagées dans le combat, ouvert à toutes les autres se réclamant de la classe ouvrière et du socialisme, et agissant auprès des masses et des militants aspirant à des directives unifiées, précises d’une seule voix autorisée.
De toute façon actuellement la tâche centrale dont dépend la seconde étape qui commencera la Révolution est la construction d’une telle direction révolutionnaire de masse. Que celle-ci se dégage du « Mouvement Révolutionnaire » dans lequel fusionneraient toutes les forces révolutionnaires éparses, y compris celle du « 22 mars », des quelques groupes anarcho- communistes, des « trotskystes », de l’opposition de gauche du PCF, etc., ou de la fusion de ce Mouvement avec le PSU débarrassé de l’hypothèque de Mendès France, c’est là une question à examiner et à résoudre dans un esprit d’extrême responsabilité, sans aucun amour-propre de petites « chapelles ».
C’est dans la création rapide d’une telle direction et d’une telle organisation révolutionnaire de masse – avons-nous déjà dit - que dépend l’avenir de la Révolution Française commencée. Car il s’agit d’un long processus révolutionnaire qui connaîtra plusieurs phases, avant de se conclure soit par la victoire de la Révolution soit par celle de l dictature bourgeoise ouverte. L’équilibre politique, social, et bientôt économique est rompu en France. La mécanique du pouvoir bonapartiste gaulliste est déjà déréglée. De Gaulle ne saurait plus gouverner en Monarque sui-generis. Il est déjà tributaire de l’Armée et de ‘l’extrême-droite dont il s’est vu obligé de gracier les chefs politiques et militaires. Et ceci à un tel point qu’il pourrait se voir obligé de démissionner, ayant perdu la liberté de son action à l’intérieur et l’extérieur et hypothéqué l’avenir d’une « grande politique sociale » basée sur la « participation ». Dans l’ombre, les pires forces de la réaction, surprise, effrayée, paralysée par les évènements de mai-juin, fourbissent leurs armes et ne sont plus disposés à l’abandon. Le capitalisme européen et mondial les stimulera et les secondera dans cette tâche.
Nous allons en France vers de grands combats de classe aux répercussions européennes et mondiales. L’écho trouvé par les évènements français dans les milieux étudiants les plus divers, de Belgrade, à Rio de Janeiro, en passant par Ankara, n’est rien devant ce qui se prépare pour la rentrée dans toutes les Universités Européennes et ailleurs, et les répercussions les plus profondes de ces évènements dans la classe ouvrière espagnole, italienne, anglaise et mondiale, en général. Une conjoncture grosse de possibilités révolutionnaires s’est créée en Europe, en interaction avec celle qui existe actuellement dans le domaine de la Révolution Coloniale et des Etats Ouvriers.
Pour que cette conjoncture n’évolue pas vers la réaction et la guerre, mais vers des victoires retentissantes de la Révolution qui changeraient le visage du monde à l’Ouest et à l’Est. Il faut créer d’urgence la direction marxiste révolutionnaire de masse en France et partout internationalement.
L’AUTOGESTION COMME MOT D’ORDRE D’ACTION
On n’a jamais parlé autant de l’autogestion dans un pays capitaliste qu’actuellement en France.
Dans l’espace de quelques semaines l’idée de l’autogestion a tenté les milieux les plus divers, jusqu’au Pouvoir qui dans la personne de De Gaulle, se fait maintenant l’avocat de la « participation ». (La « participation », certes, c’est la « cogestion » avec le patronat, et surtout la participation aux bénéfices. Mais que De Gaulle déclare le capitalisme « périmé » et qu’il considère que les travailleurs ont un mot à dire sur la marche de l’entreprise, c’est évidemment un signe des temps. Car prise au mot cette position ouvre la voie aux travailleurs et à leurs organisations pour revendiquer, au moins, le contrôle ouvrier sur les entreprises et l’ouverture de leurs comptes. On s’étonne que les organisations traditionnelles n’aient vu jusqu’ici que « ruse » simple du Pouvoir. Seule la CFDT par concurrence, entre autres contre la CGT a osé parler de « pouvoir ouvrier » complet. Le rôle des syndicats par rapport à l’autogestion n’est pas de déléguer à eux le pouvoir des travailleurs mais d’aider ces derniers à apprendre et exercer l’autogestion)
Certes, le contenu que chacun donne à l’autogestion n’est pas le même. Mais le dénominateur commun à tous ceux qui parlent de « participation » consiste dans le fait que tous admettent la nécessité de la participation démocratique des producteurs et des citoyens à la gestion de la vie économique, politique et sociale du pays. Ce qui les différencie c’est naturellement l’ampleur et la forme concrète que doit prendre cette « participation ».
Il serait particulièrement intéressant et de toutes façons utile et même nécessaire, de réunir toutes les opinions émises dans les milieux les plus divers au sujet de l’autogestion, pour démontrer à quel point cette idée est devenue consciemment ou inconsciemment, de manière claire ou confuse, une idée force, une idée centrale, à partir de laquelle on sent qu’il est possible et nécessaire de remodeler l’ensemble de la vie sociale.
Chose significative cd sont les organisations se réclamant de la classe ouvrière qui ont à des degrés divers, le moins parlé d’autogestion. Ainsi par exemple, le PCF et la CGT dont le rôle global dans les évènements, jugé objectivement, mérite bien le titre de « grande trahison » ont adopté l’attitude d’ironiser au sujet du mot d’ordre « creux », « confus », etc., de l’autogestion. Pour ces directions il ne s’agissait pas d’avancer des mots d’ordre transitoires capables de mettre en cause, par leur dynamisme, le régime capitaliste, et encore moins de viser à la conquête du pouvoir et au socialisme. En tant que directions classiquement réformistes, elles ont préféré le « réalisme » à toute épreuve d’un programme minimum exclusivement salarial.
Mais quand on sait que même en Tchécoslovaquie, l’institutionnalisation des conseils ouvriers et l’introduction de l’autogestion sont vus par Brejnev comme des concessions d’un Gouvernement « social-démocrate » (celui de Dubcek) à un courant droitier, on s’étonne moins de voir Waldeck Rochet, disciple fidèle de l’école stalinienne et de ses épigones soviétiques, se garder bien « d’innover » en la matière.
L’attitude prise par les différents groupes se réclamant du « trotskysme » est plus pénible.
Car en réalité, aucun d’eux, ni celui de Lambert, ni celui de Frank, ni « Voie Ouvrière » n’ont mené campagne systématique pour l’autogestion. Ils n’ont qu’épisodiquement parlé, ici et là de « gestion ouvrière de la vie économique », et le plus souvent de « contrôle ouvrier ».
En aucun moment ils n’ont fait campagne pour la gestion des usines, des entreprises et des services en grèves par leurs travailleurs organisés en conseils ouvriers.
En aucun moment ils n’ont explicité le socialisme démocratique dont ils se réclament en tant que système basé sur l’autogestion par les producteurs et les citoyens à tous les échelons de la base au sommet et dans tous les domaines économique, politique, culturel, social.
Prisonniers d’une conception, d’une économie essentiellement, sinon exclusivement étatisée et centralement planifiée, selon la tradition soviétique, ils éprouvent toujours une difficulté invincible à tirer critiquement les conclusions de cette expérience et à épouser le courant profond des nouvelles générations qui aspirent à un socialisme avant tout réellement démocratique, autogestionnaire. Par fractionnisme également ils répugnent à utiliser franchement un mot d’ordre soi-disant « pabliste ».
En réalité seul le PSU et en partie comme nous l’avons déjà noté la CFDT ont parlé d’autogestion ainsi que des groupes « anarcho-communistes ». Le PSU en particulier a su se développer le thème du « socialisme démocratique » basé sur l’autodétermination des travailleurs aussi loin qu’il a pu dans le cadre de sa ligne générale centriste de gauche qui lui vaut actuellement un succès certain parmi les milieux radicalisés des « éduqués » et même de quelques jeunes travailleurs.
Notre propre tendance était depuis longtemps la mieux préparée pour comprendre l’actualité brûlante de l’autogestion et saisir tout son dynamisme à chaque étape du processus révolutionnaire.
Et c’est grâce à cette préparation qu’elle a su avancer pendant la première phase de la crise révolutionnaire ouverte en France les mots d’ordre transitoires les plus appropriés à la situation.
Ce qui est important dans une situation comme celle qui se développe actuellement en France, n’est pas d’avancer des slogans généraux et abstraits par exemple vive le socialisme, vive la révolution, vive le pouvoir ou le gouvernement ouvrier etc., mais de lier la propagande pour les buts généraux à des mots d’ordre transitoires aidant les masses à engager la lutte pour ces buts.
Le mot d’ordre de l’autogestion a la particularité d’être à la fois un mot d’ordre transitoire et un mot d’ordre carrément socialiste.
De ce point de vue il était parfaitement juste et nécessaire d’insister, comme nous l’avons fait, pour que les ouvriers et les travailleurs qui ont suivi le mouvement des étudiants occupent les usines et les différents services publics, réalisent eux aussi l’essentiel du message de ce mouvement ; en commençant à gérer comme les Etudiants leurs universités, eux aussi leurs lieux de travail professionnel. Les étudiants sont passés de la « contestation » verbale de la société « néo-capitaliste » à l’acte révolutionnaire de l’abolition pratique du contrôle de cette société sur leurs écoles, grâce à la gestion de ces dernières par eux-mêmes (les étudiants et les professeurs).
Les travailleurs devraient en faire autant en rejetant la grève passive et l’occupation passive des lieux de travail, pour passer à leur autogestion. A partir de cde moment on franchit automatiquement une étape pour accéder à un niveau de la lutte qualitativement supérieur qui ouvre largement la nécessité et par conséquent la perspective également du pouvoir.
C’est par l’autogestion que se pose et se réalise la lutte pour le pouvoir, car l’autogestion même limitée, au début, aux seuls lieux de travail, signifie l’abolition pratique du pouvoir capitaliste.
Donc il n’est pas du tout nécessaire de conquérir préalablement le pouvoir pour lutter pour l’autogestion.
Il faut commencer par poser la question de l’autogestion des lieux de travail, pour entamer la lutte pour le pouvoir tout entier.
C’est donc dans cette logique, dans ce développement dynamique, que réside le caractère du mot d’ordre transitoire par excellence de l’autogestion.
Ceux qui évoquent les problèmes pratiques découlant de l’autogestion de telle ou telle usine, ou entreprise particulière, pour réfuter la validité du mot d’ordre, sont les avocats malintentionnés d’une mauvaise cause.
Car tout d’abord il n’est certes pas question de pratiquer l’autogestion en régime qui demeure capitaliste.
L’autogestion en tant que mot d’ordre transitoire n’est applicable qu’à des périodes révolutionnaires comme celle que nous venons de connaître en mai et juin en France, devant évoluer rapidement de la dualité du pouvoir vers la prise du pouvoir.
C’est dans cette perspective que les questions pratiques de la gestion de telle ou telle usine, entreprise ou de tel service public, trouvent leur solution concrète. Mais c’est d’autre part la réalisation immédiate de la gestion des entreprises et des services publics affectant directement la vie des travailleurs (en matière par exemple d’alimentation, de transports, de santé etc.) qu’on matérialise pour eux (les travailleurs et la population en général) la possibilité et même l’efficacité du pouvoir ouvrier.
Et cet exemple partiellement commencé s’avère vite d’une contagion irrésistible. En France tout fut joué pendant la première phase de la crise révolutionnaire ouverte sur cette question précise : transformer la grève et l’occupation passives en gestion active par les travailleurs.
Seules quelques entreprises, surtout en province (à Nantes en particulier) animées par des éléments d’avant-garde, avaient commencé à poser pratiquement la question de leur autogestion.
Mais en général, sur le reste, le contrôle contre révolutionnaire du PCF et de la CGT a réussi à se maintenir.
Il n’y a pas eu jonction effective des étudiants et des ouvriers, et il n’y a pas eu de transmission pratique du message des étudiants aux ouvriers : gérer leurs lieux de travail comme eux avaient commencé à gérer leur Ecoles.
Mais il est quasi certain que lorsque la nouvelle vague de la révolution commencée éclatera, le mot d’ordre de l’autogestion rencontrera un terrain infiniment mieux préparé pour sa propagation pratique rapide, peut-être comme une véritable trainée de poudre.
Quant à la signification de ce mot d’ordre en tant que contenu réel du socialisme démocratique à bâtir après la prise du pouvoir, notre Tendance s’est exprimée dans plusieurs textes, de manière exhaustive sur cette question. Il me suffit de rappeler que pour nous, bâtir une société socialiste autogérée à tous les niveaux et dans tous les domaines, présuppose une conception de l’Etat, du Parti, des Syndicats fort différente de celle soi-disant « léniniste ».
Par des institutions auxquelles se délègue pratiquement de manière permanente, le pouvoir de la classe, mais des institutions qui démontrent pratiquement leur souci d’aider la classe à se déprolétariser culturellement, économiquement, fonctionnellement, et à jouer de plus en plus pleinement son rôle en tant que classe dirigeante.
Donc un effort dès le début, pas seulement pour institutionnaliser formellement l’autogestion, mais pour aider culturellement les travailleurs à gérer effectivement leur société. Egalement un effort dès le début pour déprolétariser économiquement les travailleurs en adoptant un mode de rémunération selon le travail fourni c’est-à-dire selon la masse de valeur produite par chaque travailleur, une fois défalcations faites (démocratiquement) pour la reproduction et l’entretien de la société. (Voir entre autres, la préface à mon travail concernant « le dossier de l’autogestion en Algérie », cahiers de l’Autogestion n°4, Editions Anthropos, 15 rue Racine, Paris).
L’autogestion dans la société transitoire du capitalisme au socialisme parachevé, doit nécessairement s’articuler adéquatement d’un côté avec le Plan et de l’autre le marché.
Ce sont tous ces éléments qui font partie de notre conception du fonctionnement global de l’autogestion dans le cadre d’un régime où la révolution a déjà vaincu.
21/6/1968 Michel Pablo
Tract distribué le 18 mai 1968 par la TMRI
Camarades Travailleurs !
Usine après usine les travailleurs du pays prennent le chemin de l’action directe, commencée par les étudiants. C’est là une manière de prouver le caractère unitaire profond du mouvement des étudiants et des ouvriers.
En apparence les revendications des uns et des autres divergent encore et certains syndicats et partis qui se réclament pourtant de la classe ouvrière et même du socialisme et de la Révolution, font actuellement tout pour dissocier le mouvement. Leur collusion tacite avec le pouvoir choque et révolte au plus haut point les militants conscients et scelle leur décadence politique.
Les étudiants, par-delà des revendications immédiates et corporatives, qui concernent les bourses, les crédits consacrés à l’éducation, les examens, etc., etc., ont posé une question plus fondamentale : celle de la gestion démocratique de l’Université, des Ecoles, de l’Education en général, par eux-mêmes, par les producteurs et consommateurs de ce service public par excellence qu’est l’éducation.
C’est cet exemple que les ouvriers doivent suivre maintenant en luttant essentiellement pour changer leur condition prolétarienne, dans les lieux de travail, les usines, les ateliers, les entreprises. Il ne s’agit pas d’abandonner les revendications matérielles immédiates, mais il s’agit de ne pas se limiter à celles-ci, et laisser passer l’occasion d’un grand mouvement national d’ensemble qui transformerait radicalement la condition prolétarienne.
Sans pouvoir prolétarien réel dans les lieux de travail, sans gestion directe de l’économie par les producteurs, en commençant par la gestion des usines, aucune amélioration réelle et durable de la condition prolétarienne n’est possible.
Les syndicats et les partis qui s’entêtent à défendre exclusivement des revendications minima immédiates, agissent à l’encontre des aspirations ou besoins profonds de la classe ouvrière qui tend à changer sa condition prolétarienne en commençant par jeter les bases d’un pouvoir prolétarien réel dans les lieurs de production.
Camarades Ouvriers,
Saisissez, imitez l’exemple des étudiants du pays et des travailleurs de la Tchécoslovaquie : créez partout le vaste réseau des Conseils Ouvriers démocratiquement élus, ouverts à toutes les tendances idéologiques du mouvement ouvrier, qui poseront la question dans des formes concrètes de la gestion des entreprises par les travailleurs. C’est le mot d’ordre essentiel à l’heure actuelle.
Rejoignez sur cette base le mouvement analogue des étudiants et propulsez par cette jonction organique le mouvement national des Comités d’Action Révolutionnaires pour la convocation de l’Assemblée Constituante Révolutionnaire et Démocratique qui en s’appuyant sur vos Conseils, façonnerait le visage de la France nouvelle révolutionnaire, socialiste, démocratique que les circonstances exigent
* La Tendance Marxiste Révolutionnaire Internationale » de la 4ème Internationale, section française. Elle est née en 1965 autour de Michel Pablo dit Raptis (ancien secrétaire de la 4ème) qui est connu surtout pour avoir organisé le soutien de la révolution Algérienne en France et avoir été Ministre du secteur autogéré de Ben Bella, et dont le programme s’appuie sur le concept de l’autogestion. Elle se « se distingue des autres tendances se réclamant de la 4ème Internationale par le rejet catégorique du sectarisme, de l’opportunisme, du bureaucratisme organisationnel et du conservatisme dans la recherche et l’élaboration théoriques ». En mai 1968 les militants de la TMRI participent, en France, à la fondation du Comité d’initiative pour un mouvement Révolutionnaire à Jussieu et en 1969 ils fondent l’Alliance Marxiste Révolutionnaire qui a été la première organisation à théoriser les « nouveaux mouvements sociaux » (Maurice Najman) et dont les militantes ont participé dès la fin 1969 à la création du MLF et du Cercle Dimitriev et au lancement du manifeste pour l’avortement et la contraception des « 343 »