Beatriz García, Nuria Alabao & Marisa Pérez
Depuis 2016, la Journée internationale de la femme est devenue le point de ralliement d’un nouvel activisme féministe dans de nombreux pays. Des pays comme la Pologne, la Turquie, et l’Italie et une large partie de l’Amérique latine ont été secoués par des manifestations du 8 mars de centaines de milliers de femmes, reprenant les anciens ou amenant de nouveaux slogans : contre la violence sexiste, pour les droits à la contraception, l’avortement et contre les inégalités salariales.
Mais l’Espagne s’est singularisée ce 8 mars 2018, par l’ampleur de la mobilisation - estimée sur le pays, autour de 5 millions - et son militantisme : ce ne fut pas une manifestation mais une marée de grèves de femmes dans tout le pays, une « huelga feminista » avec arrêts de travail, de soins et de shopping.
À Madrid, l’action a commencé à minuit le 7 mars avec un traditionnel « cacerolazo », c’est-à-dire le bruit de milliers de casseroles tapées sur la place centrale, Puerta del Sol. Enseignantes, personnel hospitalier, étudiantes, femmes au foyer et journalistes, etc., ont rejoint massivement à la grève. Qui s’est transformée dans la soirée du 8 mars en une manifestation forte de plusieurs centaines de milliers de femmes, sur près de six kilomètres de long, transformant le centre-ville en une grande fiesta.
À Barcelone, les organisatrices ont compté 600 000 femmes défilant dans les rues et se rendant vers la Plaça de Catalunya.
À Bilbao, une foule de 40.000 femmes a occupé la Plaza del Sagrado Corazón et chanté avec le groupe des femmes sur la scène une version féminisée de la vieille chanson militante, « a la huelga ! » (En grève !).
Beaucoup parlent d’un M15 féministe –avec un taux de participation comparable à l’ampleur, l’autonomie et la diversité sociale du M15 des Indignados (15 mai 2011). Pourtant, beaucoup de celles qui ont célébré cette Journée internationale des femmes étaient trop jeunes pour se rappeler la mobilisation de 2011.
Comment expliquer ce 8 mars espagnol ?
Certes, de plus en plus de femmes ont pris une conscience croissante de l’inégalité qu’elles subissent, en termes de charges de travail, de précarité et de responsabilité familiale. La participation active des femmes à l’économie a grimpé en flèche, alors que la rémunération du travail et la charge de l’entretien de la famille restent inchangées – et que la sexualisation et de l’objectivation du corps féminin, est teintée de violence. Selon les sondages, les jeunes femmes ont une perception plus grande de cette inégalité, et il y a très peu de femmes qui n’ont pas connu le machisme dans leur vie.
Un débat public intensif a été déclenché par un viol à Pampelune. Cinq hommes - dont un ex-soldat, et un autre, membre de la police - ont pris des vidéos du viol et les ont offertes à leurs amis et publiées sur le site WhatsApp. L’iniquité de la procédure judiciaire par la suite - la jeune femme a été éconduite de sa plainte et les hommes acquittés de toutes les graves accusations - a eu un puissant impact. La violence domestique est également un enjeu majeur en Espagne depuis de nombreuses années.
Grâce à cette conscience de plus en plus forte de l’inégalité entre les sexes, ce 8 mars a été aussi le résultat d’un intense travail organisé qui remonte à plusieurs années.
Les grèves des femmes de 2016 en Argentine, avaient provoqué un choc sur les féministes espagnoles via les médias sociaux hispaniques.
Le 8 mars 2016, il y avait eu une importante manifestation en Espagne, la plus grande depuis des années, qui comprenait un grand nombre de jeunes, mais il n’y avait pas eu assez de temps pour bien préparer la grève. C’est à partir du 9 mars 2016, que l’organisation a démarré en perspective de la suivante.
Des réunions se sont tenues le 8 de chaque mois dans toutes les villes partout dans le pays, avec une coordination nationale des comisiones du 8M : « Hacia la huelga feminista » – (vers la grève féministe). La participation aux réunions a été très forte, avec le concours de nombreux différents groupes de femmes : tout le réseau du féminisme organisé, les groupes et collectifs engagés dans des campagnes ; les militants d’autres luttes ; mais aussi des milliers de jeunes femmes, qui commençaient tout juste à s’organiser. Aucun groupe ne pouvait prétendre, seul, à conduire la grève. Un appel de groupes locaux, sans contrôle partisan ni intentions cachées.
L’appel de grève a été conçu lui-même comme une forme de lutte. Il a suscité de nombreux débats dans les médias et la sphère publique : quelle est la légitimité d’une grève féministe ? est-ce une grève idéologique ? Cette mobilisation a suscité à son tour des discussions dans les maisons et sur les lieux de travail : comment faire grève si je suis sans emploi, travailleur autonome ou travailleur précaire ? Que devrions-nous faire, nous les hommes ?
Les questions autour de la grève de l’entretien de la famille étaient très intéressantes : que dois-je faire de mes enfants, si je veux participer à la grève ? Une « grève des soins de la famille » est-elle possible ? Que puis-je faire ? Dans les réseaux militants, on discutait de l’obligation pour les hommes de faire la cuisine et’ assurer la garde des enfants, afin que les femmes puissent agir.
En d’autres termes, la forme de mobilisation était en elle-même une démonstration du poids qu’elle allait avoir sur la société dès le moment où l’on abandonnerait sont travail pour aller à la manifestation.
L’appel ouvrait aussi également la possibilité d’impliquer les syndicats. Les plus gros syndicats, CCOO (commissions ouvrières) et UGT, ont seulement appelé à un arrêt de deux heures, mais leur influence est très large et leur participation a étendu la grève aux larges couches des travailleurs. Les syndicats radicaux, la CGT (issu d’une scission de la CNT, syndicat libertaire) et la CNT, ont appelé à une grève de 24 heures et également prévu des aides juridiques au cas où cela serait nécessaire pour la défense des grévistes.
L’impact du soutien des syndicats a été renforcé par les débats dans les médias de masse, et déclenché de nombreux entretiens sur les lieux de travail.
Tout comme les appels de Manuela Carmena, la maire de de Madrid soutenue par Podemos et Ada Colau, la maire de Barcelone.
Il y a eu beaucoup de débats dans la gauche espagnole sur l’utilisation des femmes en politique : des figures gendrées mises en évidence pour vendre une image qui ne correspond pas forcement aux politiques qu’ils approuvent - tout en reconnaissant qu’il est symboliquement important d’avoir des femmes sur le front politiquepar exemple : Monserrat Galcerán, « Feminismo de gestos », diagonale, 20 septembre 2016 ; Nuria Alabao, ' Feminizar la política : ¿ganar primarias o cuestionar el poder ?', ctxt, no 129, 9 août 2017.
Le rôle de la presse a été indéniable en poussant tous les partis politiques à prendre une position sur la grève féministe. Elle a ainsi contribué à donner une importance nationale à l’événement.
Les conservateurs au pouvoir ont été les seuls à s’en prendre à la grève des femmes, mais Rajoy est apparu le 8 mars arborant le ruban violet du mouvement 8M. Tous les autres partis, y compris Ciudadanos, qui se positionnent au centre-droit, libéral, sont venus appuyer la manifestation.
Le 8M est donc devenu, « tendance ».
El País, quotidien à la mode, style New York Times, est devenu un partisan important du 8M.
Mais plus sérieux que cela, des centaines de femmes journalistes ont annoncé faire grève, ce qui signifie que, la veille, la couverture par la presse étalait une sympathie évidente pour la manifestation, lui donnant un haut degré de légitimation sociale. En fait, il y avait un réseau spécifique de femmes journalistes qui se sont organisées pour le 8M et pour intervenir elles-mêmes sur les chaînes. Ce jour-là des programmes de télévision et de radio sur les grandes chaînes n’ont pu être diffusés, et de célèbres présentateurs de télévision se sont exprimés publiquement pour soutenir leur démarche. Les médias, ont dû alors se démener pour trouver des hommes couvrant l’actualité manifestante.
Il est vrai aussi que les médias ont axé le débat sur deux thèmes très généraux : l’inégalité salariale et la violence. Cette simplification a permis l’ampleur de la participation, mais elle a aussi réduit son radicalisme.
En effet, pour le mouvement féministe, la question du travail reproductif de la famille est presque plus importante que celle des salaires, or cette question a été relativisée dans les médias de masse, de même, que la violence et le viol ont été posés sans référence à la violence quotidienne qui touchent les femmes, et par exemple les migrantes. Pourtant, c’était le nœud essentiel de la « grève des soins ».
Exprimer des exigences face à la société pour plus de crèches, de logements, moins de précarité, et donner aux femmes un droit réel de « choisir » (maternité ou non), était bien au-delà du féminisme libéral des Ciudadanos.
Le choc de ce tsunami féministe du 8M pourra-t-il s’agréger aux manifestations des retraités et des salariés en lutte, et contribuer à faire dérailler le tournant à droite de la société espagnole de ces dernières années, alimenté par la répression autoritaire de la Catalogne par le gouvernement de Rajoy avec le soutien de Ciudadanos et du Psoe ? C’est à voir.
New left review, mars avril 201/8