Les Sardines, qui sont soudainement apparues sur la scène, d'abord à Bologne, puis dans toutes les villes de l'Italie, sont la nouveauté politique du moment. Ce type de mouvement de citoyens est récurant en Italie depuis les « rondes » de 2002. Mais toutes ces mobilisations citoyennes depuis plus de vingt ans ont trouvé leur limite en hésitant entre un renouveau de la politique radical, les partis de la gauche, ou se présenter comme une alternative. C’est ainsi d’ailleurs qu’est né le mouvement 5 étoiles. Mais à la différence du M5s ils ne rejettent pas la politique et s’appuient sur la Constitution. Ce nouveau mouvement annonce-t-il le déclin du M5s ?

Les sardines entre politique et Constitution

Par Paolo Ciofi

L'ambiance sur les places et l'état de la politique

Les Sardines de la place Saint-Jean. Il y a beaucoup à réfléchir - et aussi beaucoup à faire - après la grandiose manifestation de Rome, l'une des plus nombreuses et intenses dans la mémoire de ceux qui, comme moi, à partir des années 70, ont toujours participé sur cette place à des manifestations pour le travail, la démocratie et la liberté. C'était une belle journée non seulement parce que le soleil brillait. Mais surtout parce qu'il y avait un sentiment retrouvé de solidarité, la satisfaction d'être ensemble parmi tant de gens et parmi tant de visages différents, souriants et conscients, des jeunes, des femmes, des personnes âgées, des familles entières dans lesquelles on pouvait noter l'ironie légère des Romains. Tous se sont engagés avec leurs affiches, avec leurs mots, et des motivations différentes pour une cause commune, juste et démocratique : l'opposition sans relâche à la droite de la droite de Salvini qui sème la haine, l'exclusion, une véritable guerre entre les pauvres.

Contre ce que les inventeurs des Sardines appellent la "rhétorique populiste", contre le racisme et chaque acte de violence physique ou sur les réseaux, la réponse a été impressionnante : peut-être la plus grande manifestation de masse à Rome après celle du Circus Maximus en 2002 (ndr : une manifestation de la Cgil - Cgt italienne - qui avait réuni plus de 3 millions de personnes). C'est un fait tout à fait nouveau à partir duquel on peut avancer, contrairement à la situation que nous vivons actuellement, qui génère la passivité, un malaise diffus, l'appauvrissement croissant. Donc, tout d'abord, nous allons remplacer le non-dit des médias grand public par la réalité : la place San Giovanni du 14 Décembre, belle et pleine à craquer, est la photographie impitoyable de l'échec des classes dirigeantes qui gouvernent (de la droite berlusconienne au Pd-Pds jusqu'à Salvini et Di Maio), y compris des erreurs de la gauche. En séparant la politique des conflits sociaux, en la privatisant et en la réduisant à la gestion personnelle ou de certains groupes disposant du pouvoir économique qui a été mis en évidence par les enquêtes sur l'argent de la Ligue et de Renzi, qui ont eu pour résultat le développement insupportable des inégalités et du déclin inexorable du pays.

Beaucoup s'interrogent, avec sérieux mais aussi avec malice, sur quelle sera la fin des sardines. D'autres les jugent sévèrement (et parfois avec sectarisme). Parmi les politiciens les appréciations, les compliments et les louanges prévalent. Il y a aussi ceux qui criaient « L’Italia s’è desta ! » (ndr : «  L'Italie s’est levée ! », d’après l’hymne national) après l'avoir anesthésiée quand ils étaient au gouvernement. Cependant, ils ne semblent pas vouloir répondre à une question qui devient urgente après la place San Giovanni : la politique, les partis seront ils en mesure de se renouveler et de relever le défi lancé par cette place et de tant d'autres places d'Italie ? Et que, sans ressentiment et sans violence, elle appelle à la transparence et la participation, l'inclusion, la priorité du bien public sur l'intérêt privé.

Le choix des valeurs de la Constitution

« Constitution ». Le 14 décembre, ce mot résonne bruyamment, alors qu’aujourd'hui il est déformé par la demande de la soi-disant autonomie différenciée, et en général trop souvent oublié par la classe politique malgré le fait que le référendum de décembre 2016 a fortement rejeté ceux qui voulaient la paralyser. Nous allons dans la rue, disent les Sardines, au nom des « valeurs antifascistes et constitutionnelles » avec un supposé : la référence à la Constitution de la République démocratique basée sur le travail, la lutte pour sa mise en œuvre. C’est le fait politique dominant et le plus pertinent qui a émergé de la place Saint-Jean, ignoré par tant de commentateurs. Il s'agit d'une question fondamentale, qui va bien au-delà des contingences tactiques et de la formation des gouvernements, car il propose le thème de la nature de la démocratie et du rôle de l'État, et donc de la fonction de la politique et des partis.

Essayons d'utiliser les mots justes, et c'est pourquoi nous ne parlons pas de démocratie dans l'abstrait, mais de démocratie constitutionnelle. C'est-à-dire « une République démocratique basée sur le travail », dans laquelle « la souveraineté appartient au peuple qui l'exerce sous les formes et les limites de la Constitution ». Un projet pour une société nouvelle dans lequel, rappelons-le, « Tous les citoyens ont la même dignité sociale et sont égaux devant la loi sans distinction de sexe, de race, de langue, de religion, d’opinions politiques, de conditions personnelles et sociales ». A ceux qui se demandent ce que signifie la mise en œuvre de la Constitution, la réponse est simple : nous devons assumer la responsabilité de la condition matérielle, environnementale et spirituelle dans laquelle vivent les femmes et les hommes de notre temps. Et donc d’établir la liberté et à l'égalité réelle.

Afin de supprimer, selon la deuxième partie de l'article trois lu à voix haute avec d'autres articles sur la place San-Giovanni : « les obstacles économiques et sociaux, qui, en limitant de fait la liberté et l'égalité des citoyens, empêchent le développement de la personne humaine et la participation effective de tous les travailleurs à l'organisation politique, économique et sociale du pays ».

Dans cette phase de continuelle révolution scientifique et technologique, et donc du travail et de la vie, la question essentielle qui se présente dans toute sa complexité et sa force est : le plein développement de la personne humaine et la participation des travailleurs à l'organisation politique, l'économie et la société.

La vie réelle, la liberté et l'égalité effective

Aujourd'hui, dans les conditions déterminées par la mondialisation du capital, le travail a évolué vers l'insécurité, le chômage et les bas salaires. Alors que les travailleuses et les travailleurs, culturellement subordonnés et politiquement impuissants dans un système politique géré par une seule classe, ont été privés d'une organisation politique autonome et libre et mis à la merci du démagogue du moment. C'est cette réalité avec laquelle il faut compter, bien que soigneusement déguisée par les analystes les plus sophistiqués et ceux qui ne se déclarent ni à gauche ni à droite.

Certaines données économiques, également rapportées par le quotidien La Repubblica du 4 décembre, sont impressionnantes. L'investissement a diminué de 15 % au cours des 10 dernières années, tandis que les profits ont augmenté de 84 %. D'autre part, en 25 ans, les salaires moyens dans l'industrie ont augmenté de 500 euros, tandis que ceux du secteur public, du commerce et du tourisme ont considérablement baissé. Un cas emblématique du ratio capital-travail est celui de la banque Unicredit : 5 milliards de bénéfices et 8 milliards de dividendes à distribuer aux actionnaires contre la suppression de 8 000 emplois.

La subordination des emplois, contrairement à ce que stipule la Constitution, est attestée par l'interminable séquence d'"exubérance" du capital et par les 160 litiges d'entreprises qui, en Italie, n'ont pas été résolus. Entre 2008 et 2015, la production industrielle a été de 28 %, et 134 000 entreprises ont disparu entre 2008 et 2013. Dans ce contexte, l'expansion de la pauvreté a fait un véritable bond quantitatif : de 8 millions de personnes en 2008 à plus de 14 en 2017, dont 5 millions dans une pauvreté absolue selon les données officielles. La principale cause de la pauvreté est, bien sûr, le chômage et la précarité de l'emploi. Rappelons-nous qu'au cours de la dernière décennie, 816 000 Italiens, principalement des jeunes, ont émigré, 117 000 rien qu'en 2018.

Une situation en contradiction totale avec les principes constitutionnels, selon lesquels « la République reconnaît le droit de travailler à tous les citoyens et promeut les conditions qui rendent ce droit effectif » (article 4), indiquant ainsi l'objectif du plein Emploi. D’autre part : « La République protège le travail sous toutes ses formes et dispositions » (art. 35). Ce qui implique un changement de 180 degrés dans les choix de la politique économique et sociale pratiquée au cours de ces années, et une vision de la société alternative contre celle imposée par la pensée unique dominante. Si la politique ne se mesure pas aux conditions réelles dans lesquelles des millions d'hommes et de femmes vivent dans l'Italie d'aujourd'hui, les droites auront gagné.

À mon avis, l'erreur la plus grave commise par les gauches depuis 1989 est qu'ils ont abandonné le terrain de la lutte pour la mise en œuvre de principes et de droits constitutionnels. En particulier, en ce qui concerne les droits sociaux et les relations économiques énoncées dans le Titre III de la Charte. Là où, conformément aux principes fondamentaux, qui ne sont pas subordonnés à l'objectif du profit maximum mais au droit au travail et donc à l'élévation de la personne humaine, les conditions économiques permettent l'exercice pratique des droits. A commencer par la propriété des moyens de production et de communication, « publics ou privés », Il est nécessaire d'établir des « limites afin d'assurer le fonctionnement de la société » (article 42).

Une vision qui postule que le travail ce n'est pas la fatigue, ce n'est pas l'oppression, ce n'est pas l'exploitation des êtres humains par d'autres êtres humains pour l'extraction des profits et des rentes. Mais que c'est un facteur constitutif de la personnalité, dans l'interaction permanente avec l'environnement naturel. Il s'agit donc d'une réalisation de la liberté dans la préservation et la protection de la nature. Il devrait maintenant être clair que si une personne est au chômage ou précaire, et n'est donc pas maître de son propre destin, au point d'avoir à abandonner sa propre terre, cette personne voit sa liberté déchirée. Il devrait également être clair que la destruction de la nature porte d'abord atteinte à la liberté des exploités, puis sape la vie elle-même.

Sardines et représentation syndicale

D'après l'expérience de ces années, deux données émergent. Tout d'abord, que la combinaison de l'économie de marché et de la démocratie libérale, au lieu de répandre le bien-être par ruissellement pour tous ainsi que le chante ses laudateurs, a plutôt produit une crise organique du système. Deuxièmement, que la Constitution, qui fonde la République sur le travail, ne peut pas être mise en œuvre en l'absence d'un parti axé sur les travailleuses et les travailleurs de notre temps. L'objectif pour lequel on doit de battre c’est la mise en œuvre de la Constitution.

Il n'y a pas d'échappatoire. Un parti politique dans notre système est le lien essentiel entre la société et les institutions. Et sans les partis qui jouent cette fonction, la démocratie constitutionnelle est dégradée. L'article 49 est très clair : ce n'est qu'en s'associant librement aux partis que nous pouvons « contribuer de manière démocratique à déterminer la politique nationale ». Le problème est donc plus ouvert que jamais.

Comment pouvons-nous créer un parti aujourd’hui qui puisse recueillir les demandes faites par les Sardines ? Et comment les Sardines elles-mêmes peuvent-elles contribuer à la construction d'un parti qui propose l'alternative constitutionnelle couvrant le vide politique qui menace notre démocratie ? Comment, alors, unifier les travailleuses et les travailleurs qui sont maintenant divisés et en concurrence les uns avec les autres ? Comment considérer ceux qui votent pour la Lega et suscitent la haine, non pas comme des ennemis mais comme des exploités et opprimés avec qui il faut trouver un terrain commun de lutte ?

Peut-être qu'une confrontation durable et une convergence entre le mouvement de la sardine et le monde du travail sur le terrain de la lutte pour la mise en œuvre des principes et des droits constitutionnels peuvent vraiment ouvrir une nouvelle page.

19/12/2019, controlacrisi.

 

Le manifeste des Sardines

Bienvenue en pleine mer. Chers populistes, vous l’avez compris. La fête est finie. Pendant trop longtemps, vous avez joués avec nos sentiments. La corde était trop serrée, elle s’est cassée. Pendant des années, vous avez diffusé contre nous des mensonges et de la haine, y compris sur nos concitoyens : vous avez émis des vérités et des mensonges, sur leur monde, de la manière qui vous convenait le mieux. Vous avez profité de notre bonne foi, de nos peurs et de nos difficultés pour attirer notre attention.

Vous avez choisi de noyer vos contenus politiques sous un océan de communications vides dont il ne reste plus rien. Pendant trop longtemps, nous vous avons laissé faire. Pendant trop longtemps, vous avez ridiculisé des arguments très sérieux pour vous protéger en les fustigeant d’être de la « merde ». Pendant trop longtemps, vous avez poussé vos disciples les plus fidèles à insulter et détruire la vie des gens sur le net. Pendant trop longtemps, nous vous avons laissé le champ libre, parce que nous étions sidérés, stupéfaits, horrifiés par la façon dont vous pouviez descendre aussi bas. Maintenant, vous nous avez réveillés. Et vous êtes les seuls à avoir peur. Nous sommes descendus sur la place, nous nous sommes regardés dans les yeux et comptés. C'était de l'énergie pure. Savez-vous ce que nous avons compris ? Que nous avions juste à regarder autour de nous pour constater que nous sommes nombreux, et beaucoup plus forts que vous.

Nous sommes un peuple de gens normaux, de tous les âges, nous aimons nos maisons et nos familles, nous essayons de nous engager dans notre travail, dans le bénévolat, dans le sport, dans les loisirs. Nous mettons de la passion à aider les autres, autant que nous le pouvons. Nous aimons les choses drôles, la beauté, la non-violence (verbale et physique), la créativité, l'écoute. Nous croyons toujours en la politique et les politiques avec un P majuscule. Y compris ceux qui peuvent se tromper, mais ne pensent à leurs intérêts personnels qu’après avoir pensé à ceux des autres. Il en reste peu, mais il y en a. Et nous allons revenir et leur donner du courage, en leur disant merci. Il n'y a rien dont vous devez nous libérer, c'est nous qui devons-nous débarrasser de votre omniprésence oppressive, et nous libérer de vos filets. Et nous le faisons déjà. Parce que grâce à nos pères et grands-parents, vous avez le droit de parler, mais vous n'avez pas le droit d'être écoutés.

Nous sommes déjà des centaines, de milliers prêts à dire « basta ». Nous le ferons dans nos maisons, sur nos places, et les réseaux du net. Nous partagerons ce message jusqu’à vous donner le mal de mer. Nous sommes ceux qui vont se sacrifier pour convaincre nos voisins, notre famille, nos amis, nos connaissances à qui vous avez menti depuis trop de temps. Et soyez en sûr, nous les convaincrons. Vous vous êtes trop avancés loin de vos eaux putrides et de la protection de votre port. Nous sommes les Sardines, et aujourd’hui vous nous rencontrerez partout. Bienvenue sur la mer ouverte.