Interview d’André Singer (Politologue brésilien, professeur à l’USP, était un porte-parole du premier gouvernement de Lula)
Le Brésil traversait deux types de crises se chevauchant : la crise sanitaire et la crise économique. Maintenant, il hérite d’une crise politique.
Le président Jair Bolsonaro a limogé le chef de la police fédérale, Mauricio Valeixo, et l’a remplacé par un ami de son fils, Alexandre Ramagem.
Le ministre de la Justice du Brésil, Sergio Moro, qui a mené l’enquête lors du « lava jato » (une affaire de corruption et de blanchiment d'argent impliquant notamment la société pétrolière publique Petrobras) a rapidement démissionné avec fracas en désignant l’« ingérence politique » du président Jair Bolsonaro dans les affaires judiciaires, ce que ce dernier a nié énergiquement. La Cour fédérale suprême (STF) a autorisé une enquête et le juge Alexandre de Moraes a suspendu la nomination d’Alexandre Ramagem au poste de chef de police.
C’est dans ce contexte que Bolsonaro, cherche à jouer sa carte en plein milieu de l’aggravation de la pandémie du Covid-19, qui a déjà causé plus de 5.000 morts, en appelant ses disciples contre la « distanciation sociale ».
André Singer, conférencier à l’Université de San Pablo et porte-parole du premier gouvernement de Luiz Inacio Lula da Silva, synthétise dans ces réponses au New Society Magazine quelques clés pour comprendre la situation actuelle.
Vous attendiez-vous au départ de Moro du gouvernement ?
Le départ de Moro n’était pas prévu, du moins au moment où il s’est produit. Il y a de multiples interprétations de ce qui a pu le précipiter et pourquoi. On n’a pas de certitude. Seul le temps et la recherche détermineront les contours de cet épisode plein d’inconnus et de jeux croisés. J’ai l’impression, mais je ne suis pas sûr, que Bolsonaro, une fois de plus, a pris l’initiative d’une charge symbolique lourde de conséquences, contre l’ex-juge qui est considéré par la société comme le héraut de la lutte contre la corruption. Bolsonaro tire sur la corde en permanence.
Moro a quitté ses fonctions avec deux messages implicites mais forts : premièrement, que Bolsonaro, se sentant peut-être menacé, a essayé d’interférer avec la police fédérale, qui a généralement une autonomie pour enquêter depuis la promulgation de la Constitution de 1988 ; deuxièmement, qu’il est disponible pour être candidat à la présidence en 2022.
Le premier message ouvre un débat sur la responsabilité, qui pourrait conduire à une demande de destitution ou de jugement pour un délit commun (entrave à la justice), qui ferait l’objet d’une enquête par le STF. Le problème est que dans les deux cas, il faudrait le soutien des deux tiers du Congrès, soit 342 voix, ce qui n’arrive que lorsque existe une large coalition idéologique.
C’est l’impasse du moment, parce que cette coalition n’est pas formée. Peut-être qu’elle pourrait surgir d’abord de la société qui pourrait ensuite influencer les partis, parce qu’ils sont divisés par leurs intérêts électoraux qui rendent difficile la réalisation de l’unité nécessaire à la défense de la démocratie.
Avec le deuxième message, Moro pourrait regrouper les déçus récents du bolsonarisme en proposant une reconversion "légaliste" des secteurs qui, jusqu’à récemment, naviguaient dans les eaux de l’extrême droite. Mais comme il n’a pas de carrière politique antérieure, il est difficile de dire si et comment il va le faire.
À l’heure actuelle, le principal concurrent de Moro est le gouverneur de San Pablo, Joao Doria, qui, à la tête de la politique en faveur de la distanciation sociale contre la pandémie, cherche à occuper la même place idéologique que Moro. Doria a l’avantage d’être gouverneur et d’avoir une expérience électorale, même si elle est courte.
Quoi qu’il en soit, ce sont les noms qui sont apparus sur la scène nationale dans cette crise provoquée par le Covid-19.
Y a-t-il un bloc politico-social autour de Bolsonaro ?
Au cours des cinq dernières années, il semble qu’il ait formé un bloc idéologique et social. Cependant, il est difficile de savoir combien de forces il rassemble, parce qu’il est issu de la réunion des secteurs radicalisés de l’anti-Petisme (Parti des Travailleurs P.T)) en 2015. Peu à peu, il s’est développé et a explosé dans la campagne électorale de 2018, quand il a été en mesure d’attirer les électeurs qui se sont détournés de Lula, et de gagner l’élection présidentielle.
Cependant, au cours des quatre premiers mois du gouvernement, en 2019, il a perdu environ 20 % de son électorat et a donné l’impression de s’être rapidement isolé. Dans cette hypothèse, il ne subsisterait que ce que les médias nomment : le noyau dur du bolsonarisme, qui, selon certains analystes ne recueillerait qu’environ 10% des électeurs, les plus radicalisés et idéologiques. Un anti-pétisme, mélangé avec un anticommunisme à l’américaine et le rejet de la « vieille politique ».
Les enquêtes fournissent des éléments contradictoires sur la popularité de Bolsonaro après le début de la pandémie. Il est toujours important de se rappeler que les meilleures enquêtes se font en face-à-face, ce qui ne peut pas être réalisé pendant la quarantaine, de sorte que les téléphones cellulaires ont été utilisés, ce qui rend difficile la comparaison des données.
Mais compte tenu de cette incertitude, jusqu’à présent, nous n’avons aucune preuve d’une baisse du soutien du gouvernement après la pandémie qui continue de tourner autour de 30%. D’autre part, ces dernières semaines, le nombre de personnes qui pensent que la performance présidentielle par rapport à l’épidémie de Covid-19 a été mauvaise ou insuffisante a augmenté de 33% à 45%.
On ne sait toujours pas ce que représente ce tiers de l’électorat qui a soutenu Bolsonaro depuis le début de son gouvernement. Selon une analyse publiée sur Folha de Saopolo au cours des quatre derniers mois, les secteurs à revenus et à l’éducation plus élevés se sont éloignés du Président, mais son soutien a augmenté parmi les plus pauvres, les travailleurs indépendants et les informels.
En fait, avec la pandémie de Covid-19, Bolsonaro a perdu son soutien dans les zones de la classe moyenne qui l’avaient fait élire en 2018. Les casseroles contre le Président peuvent maintenant être entendues dans les quartiers qui l’avaient soutenu. Le négationnisme du coronavirus, le manque de respect des directives de l’Organisation mondiale de la Santé (OMS) et son indifférence à l’égard des victimes, actuelles ou potentielles, peuvent expliquer cette réaction. Plusieurs alliés importants se sont éloignés de l’ancien capitaine.
D’autre part, la position de Bolsonaro en faveur de la réouverture des activités économiques - et contre la distanciation sociale - peut lui apporter la sympathie des classes populaires, là où le Lulisme (Lula) était le plus fort. De même que le début du paiement de l’aide de 600 reais (112 dollars) peut expliquer un changement dans l’appréciation du président.
En fait cela souligne, d’une part, que sa base de soutien ne s’est pas encore stabilisée. Et, d’autre part, que la pandémie entraîne des changements qui pourraient être importants pour l’avenir d’un éventuel bloc idéologico-social. Il convient toutefois de noter qu’il s’agit encore d’éléments fragiles et émergents qui doivent être analysés de près.
Quel est le rôle de l’armée dans tout cela ?
La position de l’armée est jusqu’à présent énigmatique. Bien qu’il y ait un nombre considérable d’entre eux au gouvernement, il n’est pas clair de comprendre quelle relation ils ont établi avec le président. Pendant des mois, on a dit qu’ils essayaient de le modérer. Cependant, Bolsonaro maintient un style et un projet radicaux. Lorsque vous reculez, généralement vous faites le contraire par une fuite en avant.
Je crois que le plus grand risque n’est pas celui d’un appel au coup d’Etat, mais celui d’un glissement continu et à peine perceptible vers une situation autoritaire, avec l’approbation des forces armées. Adam Przeworski utilise le concept d' « autoritarisme furtif », et je pense qu’il convient de réfléchir à cette situation.
Le mystère est aggravé par le fait que, dans le cas du limogeage de Bolsonaro, le général Hamilton Mourcao assumerait la présidence de la République. Quel genre de gouvernement ferait-il ? Quels sont ses véritables engagements envers la démocratie ? Personne ne le sait encore.
Quelle est la position le Parti des travailleurs (P.T) ?
Après une position initiale modérée, Lula da Silva et le P.T ont adhéré ces derniers jours à l’idée de la destitution du président.
Mais on ne sait toujours pas comment faire. Il existe plusieurs formes : recours contre, procès par le STF (Tribunal Fédéral Suprême) et même tentative d’accuser Bolsonaro-Mourcao pour avoir utilisé des « fake news » dans la campagne pour l’élection de 2018.
Le meilleur scénario pour le P.T serait d’arriver dans des conditions démocratiques aux élections de 2022 et que Lula da Silva puisse se représenter. La radicalisation permanente de Bolsonaro a rendu incertaine cette période de près de trois ans. Mais pour l’instant, le parti et l’ancien président n’ont pas trouvé le moyen de prendre les devants dans le jeu politique, qui est maintenant face à une logique de confrontation entre la droite et l’extrême droite.
3 mai 2020, Sinpermiso
André Singer : Le politologue brésilien, professeur à l’USP, était un porte-parole du premier gouvernement de Lula.