Cristobal Rovira Kaltwasser est Professeur de sciences politiques à l’université Diego Portales de Santiago, chili.
Le coup d’État du 11 septembre 1973 a jeté le Chili dans la longue et brutale dictature d’Augusto Pinochet, qui a mis en œuvre des réformes néolibérales profondes de grande envergure. Après cette expérience traumatisante, le pays est passé à la démocratie en 1989. Les gouvernements démocratiques successifs ont opté pour une approche de réformes progressives qui, tout en aidant à assurer la croissance économique, n’ont pas touché aux piliers du néolibéralisme mis en œuvre par Pinochet.
Jusqu’à tout récemment, cette évolution était considérée comme un succès et était revendiquée comme un modèle, tant au niveau latino-américain que mondial. Pourtant, malgré la baisse impressionnante des taux de pauvreté depuis la transition vers la démocratie et plus de trois décennies de stabilité politique, le pays est maintenant entré dans une ère marquée par les conflits sociaux et les tensions économiques.
Fin 2019, des manifestations de masse et de graves troubles se sont étendus à tout le pays. Des milliers de personnes sont descendues dans la rue pour protester contre les différentes formes d’inégalités et le modèle néolibéral qui caractérise le pays. Face à l’ampleur de la pression sociale, la classe politique a accepté d’organiser un référendum, au cours du lequel les citoyens ont eu le pouvoir de décider s’il était temps de modifier la Constitution et ainsi tenter une refonte du système institutionnel.
Le processus constituant
Le référendum constitutionnel a eu lieu en octobre 2020 et son résultat a été une véritable gifle pour l’élite : près de 80 % de l’électorat a voté en faveur du changement de la Magna Carta. À la mi-mai de cette année, les citoyens se sont de nouveau rendus aux urnes pour élire les représentants de l’assemblée chargés de rédiger la nouvelle Constitution. Le résultat de cette élection a représenté une nouvelle défaite pour l’establishment : les forces politiques traditionnelles – de gauche comme de droite – ont été punies. À l’étonnement des universitaires et des analystes, les principaux gagnants de cette élection cruciale n’étaient pas seulement de nouvelles forces de gauche, mais aussi, et surtout, des candidats indépendants ayant un programme progressiste. Le Chili entre maintenant en territoire inexploré. Le processus constitutionnel est déjà en cours et un référendum aura lieu d’ici la fin de l’année prochaine, au cours duquel la Constitution nouvellement rédigée sera approuvée ou rejetée par la population.
Les citoyens contre les élites
Comment le pays considéré comme un modèle de stabilité s’est-il retrouvé aujourd’hui dans cette situation de grande incertitude ?
D’une part, la modernisation économique que le pays a connue au cours des dernières décennies a ouvert la voie à l’émergence d’une citoyenneté progressiste, qui exige des transformations structurelles du modèle de développement actuel. L’impulsion vient en grande partie de nouvelles générations qui se définissent comme libérales sur les questions culturelles et, à leur tour, aspirent à la construction d’un État-providence social-démocrate. D’autre part, les élites étant restées aveugles à ce processus de transformation de la société, elles ont de plus en plus de mal à comprendre et à s’adapter au nouveau scénario. Ces dernières années, des scandales de toutes sortes ont été révélés : des affaires de corruption touchant l’élite politique, des situations de collusion flagrante qui ternissent la réputation de l’entrepreneuriat et des affaires pédophiles dans l’Église catholique.
Par conséquent, le Chili est un cas historique de déconnexion entre l’establishment et les citoyens. Alors que le premier est considéré comme un acteur illégitime par une grande partie de la population, le second a été en mesure de s’organiser collectivement et de faire pression pour poursuivre la construction d’un nouveau contrat social.
La crise de la démocratie chilienne s’explique donc par la formation d’un establishment qui n’a pas su comment – et n’a pas voulu en partie – répondre aux demandes des citoyens. Cela vaut particulièrement pour un état qui opère selon une logique de capitalisme rentier et qui pense toujours que les politiques néolibérales sont la seule voie possible pour atteindre le développement.
L’approbation massive du plébiscite constitutionnel et la défaite des forces politiques traditionnelles à l’Assemblée constituante montrent qu’une grande partie de l’électorat est prête à parier sur de nouveaux visages et exige une transformation de l’élite du pays. Vu de cette façon, il n’est pas exagéré de penser que le Chili connaît un processus de renouvellement de la démocratie. La pression de la société civile et le pouvoir des électeurs entraîneraient la formation progressive d’une nouvelle classe politique, qui pourrait finir par créer un meilleur lien avec les citoyens.
Cette interprétation positive du processus de transformation en cours dépend de plusieurs facteurs. Et deux sont particulièrement pertinents.
Tout d’abord, même si, à travers les prochains processus électoraux, on peut espérer qu’un changement important se produise au niveau de l’élite politique, il n’est pas tout à fait clair que les élites culturelles et économiques soient prêtes à céder la place à de nouveaux acteurs qui s’accordent mieux avec la société. Sans un renouvellement de l’entrepreneuriat et du monde de la culture, il y aura toujours un fossé important entre élite et citoyens.
Deuxièmement, des élections présidentielles et parlementaires auront lieu à la fin de cette année, dans un contexte de forte fragmentation de l’espace politique. Pour cette raison, il est pratiquement impossible pour celui qui remporte la présidence d’avoir une majorité au Congrès. Les sondages montrent un certain avantage pour les forces progressistes, mais il n’est pas tout à fait clair que celles-ci parviennent à établir des alliances permettant de donner la gouvernance.
Vers un nouveau modèle de bien-être
La sortie de la crise actuelle et le renouvellement potentiel de la démocratie chilienne dépendent avant tout de la capacité des élites à se transformer et à donner vie à des accords visant à poursuivre les réformes demandées par les citoyens. La société chilienne s’est manifestée avec force, exigeant le transit vers un État-providence propre à la social-démocratie, le respect de l’environnement et une avancée substantielle en matière d’égalité des sexes. Les élites seront-elles à la hauteur de ce défi ? Dans une large mesure, cette question déterminera dans quelle mesure la démocratie chilienne sortira plus forte de ce processus et si elle deviendra un modèle de la façon dont, par des processus démocratiques, des progrès peuvent être réalisés avec des politiques qui limitent le rôle du marché et qui sont capables de reconstruire les contrats sociaux rompus.
S’il est vrai que l’issue de la situation au Chili est incertaine, il ne fait aucun doute que l’issue finale aura un impact majeur sur l’Amérique latine et le monde progressiste. Tout comme le 11 septembre 1973 a marqué un tournant au niveau latino-américain et pour le monde de gauche, le renouveau potentiel de la démocratie chilienne tracera une feuille de route qui pourra être imitée par d’autres acteurs. La pandémie de covid-19 a exacerbé les problèmes d’inégalité et de pauvreté, de sorte que les pays d’Amérique latine doivent reconstruire le pacte social pour progresser vers des politiques sociales universelles. Le Chili pourrait ouvrir la voie à la mobilisation sociale, aux réformes institutionnelles et, surtout, à un nouveau pacte entre élites et citoyens.
11 septembre 2021, nuevasociedad