Le 13 septembre à Téhéran, Mahsa Amini est arrêtée par la “police des mœurs" appliquant des règles strictes sur la tenue vestimentaire des femmes. Elle décède tragiquement trois jours plus tard après avoir été détenue et traitée en violation des droits humains les plus élémentaires. Depuis, des manifestations se déroulent dans au moins 140 villes et villages du pays, et plus de 300 personnes ont été tuées lors de la répression, dont plus de 40 enfants et deux douzaines de femmes selon les dépêches.
Pour quelles raisons avez-vous quitté l’Iran ?
Chahla Chafiq : J’ai pris le chemin de l’exil après avoir participé activement à la Révolution qui renverse la monarchie en 1979. À ce moment-là, le nouveau pouvoir en place, la République Islamique, exerçait une répression brutale envers toute la société civile afin de faire taire les oppositions. Pour des raisons de sécurité, j’ai vécu dans une semi-clandestinité devenue par la suite une entière clandestinité jusqu’à mon départ pour la France en 1982.
Quels sont les progrès pour les droits des femmes survenus en Iran depuis votre départ ?
Chahla Chafiq : Pendant la Révolution de 1979 qui précède mon départ, les Iraniennes ont massivement participé aux manifestations pour réclamer des libertés politiques et civiles. Toutefois, les leaders religieux islamistes arrivés au pouvoir se sont rapidement positionnés contre l’égalité femmes-hommes en instaurant la charia. Ce qui les mena à abolir les réformes précédemment accomplies dans ce domaine, notamment en matière de code de la famille (comme par exemple, la limitation des droits de l’époux à la polygamie et à la répudiation), en matière de droit à l’avortement et d’âge minimum pour se marier.
En dépit des nombreuses restrictions à leurs libertés, les femmes n’ont jamais cessé d’exprimer leurs protestations et d’investir toutes les sphères de la société. Leur but a toujours été de préserver les acquis issus de décennies de lutte, de ne pas perdre leurs marges de présence sociale et d’acquérir l’égalité des droits et la liberté.
Dans le domaine juridique, leurs revendications n’ayant jamais été entendues, les acquis sont très limités. Par exemple, l’âge légal de mariage porté à 18 ans pour les filles en 1973 avait été annulé pour être fixé à 9 ans avant de passer à 13 ans suite aux contestations de la société civile.
Où en sont les droits des femmes depuis ?
Chahla Chafiq : Face à l’endurance des mouvements civiques, les leaders religieux islamistes ont été obligés de canaliser les forces féministes dans le cadre du projet politique en vigueur, celui d’instaurer la charia. Ainsi, ne pouvant l’empêcher, ils ont admis la présence des femmes, sur les lieux de travail entre autres, sous condition, à savoir le port obligatoire du voile. En réaction, les Iraniennes ont organisé spontanément une grande manifestation le 8 mars 1979 pour refuser ce retour en arrière et demandé l’universalité des droits humains.
Malgré son échec faute de soutien de la part des forces non islamistes, ce mouvement fut l’une des premières contestations à défier le nouveau régime, un événement historique très important qui fait écho à l’actualité aujourd’hui.
Il est important de noter que les dispositions juridiques faisant des femmes des mineures à vie sont en contradiction totale avec la réalité sociologique et culturelle des femmes iraniennes. Celles-ci n’ont jamais accepté le statut inférieur promulgué par les lois. Elles n’ont jamais reculé dans les espaces sociaux, notamment dans les universités, à tel point que les dirigeants ont mis en place des quotas sexués et une ségrégation sexiste concernant le choix des matières (en 2015, un quota de 10% d’admission de femmes aux concours d’entrée de la fonction publique a été instauré pour limiter leur présence).
À la fin des années 90, cette résistance s’est traduite par la naissance d’une nouvelle génération féministe autour du slogan « Changement pour l’égalité ». S’inspirant d’une action féministe au Maroc, ces jeunes féministes iraniennes ont lancé en 2006, la campagne « Un million de signatures pour l’abolition de toutes les lois discriminatoires envers les femmes ». Un de leurs modes d’action consistait à faire du porte à porte pour alerter sur les inégalités systémiques entre les femmes et les hommes. Ce travail pédagogique s’est soldé par un succès formidable au niveau civil avec 1 million de signatures pour demander l’abrogation des lois discriminatoires.
Malheureusement, ces militantes furent gravement réprimées entraînant une nouvelle génération d’exilé·es dans les pays européens. Depuis, la société iranienne a connu diverses autres campagnes contre le port obligatoire du voile. À chaque fois, la répression est la seule réponse aux réclamations sociales et politiques pour les droits des femmes.
Que révèlent les protestations suite à la mort de Masha Amini* ? De quoi la mort de Masha Amini est-elle le symptôme ?
Chahla Chafiq : Aujourd’hui, en Iran, les lois ne contribuent nullement à améliorer la situation des femmes. Au contraire, en l’absence de levier législatif de protection, les discriminations en droit et dans la pratique ainsi que les violences sexistes et sexuelles sont légitimées et sacralisées.
Les révoltes témoignent d’un ras le bol généralisé du système hiérarchique de pouvoir profondément patriarcal. Elles cristallisent toute une prise de conscience d’un pouvoir qui réprime le peuple tout entier, et les femmes en premier lieu.
La question du statut des femmes est la clé de voûte de ce système et il faut en être conscient pour s’en libérer et s’en émanciper. Il est intéressant de voir toutes les luttes sociales - les mouvements de protestation des étudiant·e·s, des enseignant·e·s, des ouvrier·ère·s, des retraité·e·s, des minorités auxquelles les femmes participent toujours - converger pour s’unir autour du slogan « Femme, vie, liberté » afin de protester contre le pouvoir. D’autant plus que cette révolte est partagée par des Iraniennes et des Iraniens de toutes les générations et de toutes les couches sociales.
À l’issue des manifestations, peut-on espérer des victoires féministes ? Lesquelles ?
Chahla Chafiq : Ces révoltes en Iran sont d’ores et déjà une victoire féministe. Leur ampleur démontre que la question des femmes est plus largement une question de rapports sociaux.
Les manifestations démontrent que la cause des Iraniennes doit être au centre du modèle social et politique du pays car le sujet ne concerne pas seulement un groupe, une minorité. C’est tout un changement de rapport au pouvoir auquel ces contestations appellent.
La situation en Iran est une leçon pour l’ensemble des féministes du monde entier, une leçon existentielle et politique contre les rapports de domination entre les femmes et les hommes.
Dans un second temps, même si les dirigeants parviennent à étouffer ce mouvement dans le sang, le mur de la peur et du mensonge, c’est-à-dire de la propagande, a été renversé.
Ces deux leviers - la peur et la propagande - qu’utilisent le pouvoir totalitaire pour régner au nom d’une idéologie se sont rompus. Il y a vraiment des acquis très importants. On peut espérer que les révoltes signent le début de la fin des violences « légales » faites aux femmes en Iran.
Quel est votre message au public en France ?
Chahla Chafiq : La révolte en Iran envoie un message à la fois de courage et d’espoir aux femmes de tous les pays et à tous les citoyens et toutes les citoyennes du monde. Elle est une leçon pour celles et ceux qui défendent les droits des Iraniennes, mais aussi pour les militantes de la démocratie et des valeurs universelles qu’il nous faut continuer de défendre. Ainsi, j’invite mes concitoyennes et concitoyens du monde entier à soutenir vivement cette révolte et à en tirer les enseignements requis pour le futur.
Chahla Chafiq est une écrivaine et sociologue d’origine iranienne qui, en raison de la situation critique dans son pays, a été contrainte à l'exil politique en France à l'âge de 28 ans. Depuis, ses essais portent sur l’analyse des expériences iraniennes, en particulier sur la passion de la liberté qui anime la jeunesse.
21 Novembre 2022, Actualités orange (onu, femmes)