Il y a cent ans mourait Vladimir Illitch Oulianov, dit Lénine. C’est le 21 janvier 1924.
Par Denis Collin
On fera une nouvelle fois son procès, alors que le nombre de ses admirateurs n’a cessé de s’effondrer. Y a-t-il encore des léninistes ? Plutôt que faire un bilan et traduire Lénine devant l’un de ces tribunaux de l’histoire où de très petits hommes trainent les grands hommes, je crois utile de dire ce que je retiens de Lénine.
D’abord, il n’était pas un politicien comme les autres, mais un organisateur — il est un peu le saint Paul du marxisme — et un véritable penseur, c’est-à-dire quelqu’un qui prend la pensée au sérieux. Bien qu’elle soit motivée par des querelles au sein du parti ouvrier social-démocrate de Russie, la rédaction de Matérialisme et empiriocriticisme révèle un homme qui comprend avec beaucoup de finesse les enjeux des confrontations philosophiques.
Je ne partage pas du tout la conception philosophique qui s’y exprime, mais il faut reconnaître que cette pensée a de la tenue ! C’est un antimarxiste virulent comme Karl Popper qui reconnaît la valeur de ce livre — dont lui-même partage largement les principes gnoséologiques.
De Lénine, on peut encore lire L’impérialisme, stade suprême du capitalisme, une analyse du développement historique du mode de production capitaliste qui, dans ses grandes lignes, n’a rien perdu de sa pertinence. Le « retour de la guerre » (qui n’était jamais partie) et les conflits entre grandes puissances d’aujourd’hui le confirment.
Lénine est aussi l’homme qui, en pleine Première guerre mondiale, réfugié en Suisse, se plonge dans la Grande Logique de Hegel. L’homme qui écrit que pour comprendre Marx, il faut avoir compris la logique de Hegel et que, par conséquent, pas un marxiste n’a compris Marx ! Comment lui donner tort ?
Je ne veux pas faire, en trois mots, l’histoire de la révolution russe. Lénine a tenté de reconstruire un État, à partir de ce gigantesque empire en plein délabrement. La furie de l’époque fut terrible. Mais Lénine est un des premiers à comprendre de quel monstre cette révolution a accouché. Notre État est « l’État tsariste repeint en rouge », dit-il !
Tout découle de là. Il comprend qu’il faut faire demi-tour au moins en partie et propose la NEP qui deviendra incompatible avec le pouvoir de la nouvelle bureaucratie.
Il voit aussi avec terreur la montée en puissance de ce Georgien qui est devenu l’archétype de l’argousin grand-russe, ce Staline qui doit être écarté car il va cuisiner des plats épicés. Le « testament de Lénine » sera mis sous le boisseau.
On le sait, Poutine, qui respecte profondément Staline, déteste Lénine, déteste en lui le révolutionnaire et surtout le défenseur du principe des nationalités, jusqu’à la séparation. De Lénine on peut aussi garder cela.
Le 21 janvier 2024
Lénine, la victoire et la défaite
Par Augusto Illuminati
Il s’est jeté dans un train contre l’histoire pour faire la Révolution d’Octobre. Il est décédé le 21 janvier 1924. Désormais paralysé, il vivait à Gorki, dans une datcha entourée de neige
Janvier 1918 était extraordinairement froid à Pétrograd, un vent noir faisait plier les genoux et, la nuit, Jésus-Christ partait en patrouille avec douze gardes rouges. Pourtant, le 73e jour après la prise du Palais d’Hiver, Vladimir Ilitch est sorti de son bureau à Smolnyi, a bu du champagne et a dansé dans la neige. Réalité ou légende ? Dans ces cas-là, comme nous le savons, c’est la légende qui gagne. Les bolcheviks avaient tenu un jour de plus que la Commune de Paris, le premier assaut contre le ciel.
Cette danse de Lénine soulage sa crainte d’avoir échappé au danger et son bonheur d’avoir saisi l’occasion offerte par la conjoncture. Miraculeusement, l’initiative subjective et les circonstances s’étaient « réunies » et la révolution s’était « installée », contre toutes les règles concernant les stades qu’elle aurait à traverser. Dès avril 1917, en descendant du train de tête à la gare de Vyborg, il avait déclaré terminée la phase démocratique de la révolution : il était entré dans celle de la conquête du pouvoir par les ouvriers et les paysans pauvres, des Soviets comme organes de l’insurrection, du renversement du gouvernement provisoire pour l’édification d’une république sur le modèle de la Commune de Paris.
Ils exigeaient la fin immédiate de la guerre et la nationalisation des banques et des terres. Si le Parti était dedans, très bien, sinon il en aurait fait un autre. Les camarades consternés grognèrent, et ils finirent par s’y tenir.
C’était un virage à 180 degrés dicté par la conjoncture mondiale nouvelle et le mouvement des masses, qui brûlait toute transition ordonnée par étapes, tandis que la forme soviétique constitutive et le dualisme du pouvoir l’emportaient effectivement sur la forme du parti Que faire ?. L’élaboration de L’État et la Révolution dans le refuge finlandais après la crise de juillet le ratifie, et son « ancrage » après la défaite du putsch combiné de Kornilov et de Kerensky sera la prise du Palais d’Hiver. Un geste formel et sans effusion de sang dans lequel se conjuguent une fois de plus le rôle des Soviets, le pouvoir charismatique de Lénine et la filature de la direction du Parti : cela ne devait se produire ni avant jour, ni après-demain, selon le bon alignement des planètes.
Plus dramatique encore sera, un mois après la danse des neiges, la décision, contre la position de Boukharine et de Trotsky (ainsi que des alliés socialistes-révolutionnaires de gauche) d’accepter les conditions territoriales et économiques dévastatrices imposées par les puissances centrales pour la paix de Brest-Litovsk. Cette fois, il n’y a civile
Lénine l’a remporté en 1921, mais maintenant vient le défi le plus risqué. L’exception a bouleversé les règles (il était juste pas grand-chose à célébrer, mais la Révolution est en sécurité.
À ce jour, le néo-tsariste Poutine ne lui pardonne pas la dissolution de l’Empire et d’avoir posé les conditions de l’indépendance de l’Ukraine.
Dans toute contradiction de classe, la principale se superpose à de nombreuses autres et il y a des moments clés qu’un leader politique doit être capable de saisir pour rompre l’état actuel des choses.
Lénine apprend vite qu’il ne suffit pas que la révolution s’installe et dure, au prix de renoncements douloureux et d’ajustements rapides (la cession de la terre aux paysans sans nationalisation), mais que la logique de la guerre civile militarise le nouveau régime et repousse toute hypothèse de collectivisation des forces productives et d’extinction de l’État : le communisme de guerre est une économie de survie et la dictature du prolétariat a toujours été teintée de toutes les couleurs jacobines présent chez Lénine.
Les paysans, 80% de la population, soutiennent les Rouges contre les Blancs, mais ils ne pensent pas du tout au socialisme et cachent le grain quand les brigades de réquisition arrivent pour approvisionner les villes.
La guerre civile. Lénine l’a remporté en 1921, mais maintenant vient le défi le plus risqué. L’exception a bouleversé les règles (il était juste de danser dans la neige), mais elle n’établit pas automatiquement une nouvelle règle stable.
La révolution n’a pas percé en Occident, les bolcheviks ne contrôlent que les villes dépeuplées, la production s’est effondrée, les noyaux de la classe ouvrière sont dispersés dans les tâches d’administration et de répression, les paysans reconstruisent une bourgeoisie beaucoup plus enracinée que la bourgeoisie tsariste, les soviets sont réduits d’organes du pouvoir constituant à des instruments de gestion administrative. Tandis que le Parti est à nouveau aux commandes, avec l’interdiction des courants internes.
Avec la NEP, Lénine a mis en pause le processus de nationalisation de la propriété privée et le système de rationnement et de réquisitions, en réintroduisant une monnaie indexée sur l’or et en légalisant la commercialisation des excédents agricoles et du petit commerce et de l’artisanat.
Il préfigure un système d’économie mixte avec une direction prolétarienne – comme à l’envers, sous l’hégémonie capitaliste, dans l’Allemagne de Weimar – ou se risque à l’expérience, selon Toni Negri, d’unifier la spontanéité démocratique et la rationalité instrumentale. Des mesures de « survie » mais aussi une stratégie de ralentissement de la transition vers le communisme. Il s’agit de changer la culture de la société, de persuader et d’hégémoniser, et non plus d’écraser les armées contre-révolutionnaires et de liquider la résistance par la terreur.
La surdétermination fluctuante des contradictions, n’incorporant aucune prédestination due au hasard des rencontres, inclut la possibilité de l’échec. Lénine a vu ce danger, et l’idée de prendre le temps de renforcer le tissu productif et culturel est plus qu’un expédient temporaire, bien qu’il reste le jacobin qui n’a pas hésité à utiliser les méthodes de répression les plus impitoyables.
Il y a cent ans, le 21 janvier, Lénine, longtemps paralysé, s’éteignait dans sa datcha de Gorki, toujours dans un décor enneigé. La NEP n’a survécu que quelques années et malgré le fait que l’URSS s’est consolidée en une grande puissance industrielle et militaire avec la collectivisation stalinienne, le projet communiste s’est enlisé et en quelques décennies, le système soviétique a dégénéré et s’est dissous. Ce n’est qu’avec l’interruption brutale de la NEP que le jugement du journaliste et écrivain soviétique Vassili Semenovic Grossman devient en partie vrai : la victoire de Lénine est devenue sa défaite.
Il Manifesto, 22 janvier 2024
A lire : Le dernier combat de Lénine, Par Moshe Lewin 1967 - Réédité en 2015 par Editions Syllepse
Moshe Lewin était ouvrier agricole en URSS et soldat dans l’armée soviétique. Il est ensuite devenu directeur des études à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes à Paris, membre de l’Institut Kennan, chercheur principal de l’Institut russe de l’Université Columbia et est maintenant professeur émérite d’histoire à l’Université de Pennsylvanie.
Le « testament » de Lénine : un document historique longtemps dissimulé – Lénine dénonce Staline – De la révolution à l’État dictatorial, histoire d’une faillite Livre d’actualité, alors qu’avec les conflits en Géorgie, en Ukraine, en Moldavie, semble renaître un nationalisme grand-russe. Livre nécessaire, alors que l’on commémore les vingt-cinq ans de la chute du Mur de Berlin et la « fin du communisme », que le centenaire de la révolution de 1917 approche, pour rompre avec les visions manichéennes, et faire de l’histoire avec un authentique historien.
En décembre 1922, victime d’une hémiplégie, Lénine se trouve paralysé. Il doit dès lors combattre non seulement contre la maladie, mais aussi contre l’appareil du Parti communiste – parti qu’il avait pourtant fondé. À la direction, le secrétaire général, Staline, tente de lui interdire l’accès à toute information sur les activités du gouvernement soviétique. Quand Staline destitue le comité central du Parti communiste géorgien, Lénine prend conscience que la «dictature du prolétariat» devient la domination de quelques hommes. Il se rapproche alors de Léon Trotsky pour lutter contre le nationalisme « grand-russe » et contre la puissance de plus en plus accentuée d’une bureaucratie sur le parti et la société.
Sachant qu’il peut mourir d’un jour à l’autre, pendant douze semaines, il va essayer d’enrayer le mouvement en proposant des mesures de réorganisation.
Malgré la maladie, il arrive à dicter à ses secrétaires, quasi clandestinement, des notes, des lettres, et notamment son « testament » dans lequel il préconise la mise à l’écart de Staline. Ce testament lu – mais jamais distribué – au congrès du Parti, fut ensuite caché, son existence niée. Le 10 mars 1923, une dernière rechute brise net les ultimes efforts de Lénine. Il meurt le 21 janvier 1924. Joseph Staline peut triompher. Ce n’est qu’en 1956, lors du 20e congrès du Parti communiste de l’URSS, dans une séance à huis clos, que Nikita Krouchtchev va reconnaître officiellement les « crimes de Staline » et porter à la connaissance des délégués le « testament ».
Il faudra attendre encore près de dix ans pour que soit publié le «Journal des secrétaires de Lénine». C’est à partir de ce dernier document, qu’il a contribué à faire traduire et connaître dès 1965, et de toutes ses connaissances accumulées sur l’histoire soviétique, que Moshe Lewin a pu le premier décrire ce combat de Lénine, son dernier combat.
Depuis longtemps épuisé, l’ouvrage est paru pour la première fois en 1967 aux éditions de Minuit.