En lisant attentivement les multiples hommages, généralement élogieux, que la presse grecque a rendu à Michel Raptis (Pablo) lors de son décès, on a le sentiment que Pablo est resté, le jour de sa mort, un illustre inconnu. Tout le monde connaissait un épisode d’une vie mouvementée passée au service de la Révolution, tout le monde avait un bon mot à dire. Mais ce que le public grec ignore encore aujourd’hui, ou plutôt connaît très fragmentairement, c’est la profondeur et l’évolution du penseur Michel Raptis. (Une très courte biographie de Michel Raptis est donnée à la fin du texte).
Dans ces conditions, il est impossible de se faire une idée complète de l’évolution de la pensée de Michel Raptis et de l’unité entre sa pensée et son action. Il est également impossible de répondre à la question de savoir comment expliquer le paradoxe de principe, compte tenu de leur ampleur, du succès public et de la reconnaissance, de la « consécration » meme, pourrait-on dire, du vieux révolutionnaire. Est-ce un hommage à un passé héroïque, est-ce le reflet d’une personnalité charismatique ? Serait-ce que le vieux trotskiste a dilué ses croyances, ou cela suggère-t-il que les idées radicales de Pablo sont pertinentes au vu de nos besoins actuels ?
Nous ne pouvons pas examiner le développement des idées de Michel Raptis en dehors du contexte historique qui les a façonnées, principalement dominé par la révolution d’octobre et l’exemple des bolcheviks. Nous ne pouvons pas non plus comprendre l’évolution du penseur si nous ne tenons pas compte du fait qu’il appartient à ces intellectuels qui, en solidarité avec le paradigme révolutionnaire russe, ont fait du changement social le but de leur vie. Pour Raptis et ses semblables, l’évolution de l’expérience soviétique n’était pas une préoccupation académique, mais une question de vie.
La révolution russe et le régime soviétique ont traversé de nombreuses phases et ont été une source non seulement d’inspiration, mais d’énorme frustration aussi pour les communistes qui pensaient. Ce sentiment de déception a inévitablement suscité deux réactions distinctes : certains auront abandonné complètement la politique, quand ils n’auront pas dénoncé et la révolution et le socialisme, tandis que d’autres trouveront des excuses pour fermer les yeux à la véritable situation de l’Union soviétique.
Staline, Trotsky et le drame du communisme soviétique
Raptis n’appartient à aucune de ces deux catégories. Associé aux marxistes de la revue Archeion Marxismou, il prend connaissance des idées et des analyses de Léon Trotsky, le plus important des dirigeants bolcheviks, qui s’opposera à l’évolution du régime soviétique après la mort de Lénine, dénonçant l’écart toujours plus grand entre les objectifs originels de la révolution et la politique de Staline. Or, ce n’est qu’après une période d’inexplicable inaction que Trotski s’est finalement lancé dans la lutte contre la domination croissante de Staline, à laquelle Lénine, déjà malade, le poussait, et cela a permis au dictateur de consolider son pouvoir, tout en profitant de l’immense prestige et du rayonnement de la Russie révolutionnaire à travers le monde. L’ascension de Staline n’a pas que des conséquences internes : elle conduit aussi, entre autres, à la défaite du communisme allemand, qui, rétrospectivement, marque le XXe siècle peut-être plus que la révolution d’Octobre elle-même. La victoire du fascisme en Allemagne fermera pratiquement la perspective socialiste pour l’Europe du XXe siècle et privera la Russie soviétique d’alliés plus progressistes et plus avancés culturellement qu’elle. Entre 1936 et 1939, la Russie connaîtra la Grande Terreur, répétition à une échelle gigantesque de l’exemple historique des Jacobins et de la Révolution française, que les Bolcheviks s’étaient jurés d’éviter avant de prendre le pouvoir.
Quelle que soit la position de chacun à l’égard de Trotski et de ses idées, et quelle qu’ait été l’issue finale de son combat, deux choses peuvent être reconnues. La première est qu’il a sauvé, d’une certaine manière, l’honneur de la révolution et des bolcheviks, puisqu’il a été l’un des rares camarades de Lénine à ne pas se soumettre à la montée du stalinisme, comme l’ont fait, par exemple, Boukharine, Zinoviev, Kamenev et bien d’autres qui ont confessé leurs crimes inexistants avant d’être envoyés au peloton d’exécution. Deuxièmement, on ne peut ignorer l’effort de Trotsky pour appliquer le marxisme, la théorie qui a inspiré la révolution, à l’explication du développement même de celle-ci.
Un État ouvrier ou un état bureaucratique ?
Le cadre théorique élaboré par Trotsky, à la lumière de l’évolution de l’expérience soviétique, accorde une importance centrale au rôle de la bureaucratie, une couche sociale particulière qui se développe sur le terrain de la propriété nationalisée et dans des conditions de démocratie étouffée non seulement au sein des soviets mais aussi au sein du Parti lui-même.
Trotsky, à partir d’un certain moment, considère que la dégénérescence de l’État soviétique, qu’il appelle l’État ouvrier bureaucratiquement dégénéré, a atteint un tel point qu’une seconde révolution serait nécessaire pour remettre la Russie sur la voie du socialisme. Une révolution politique, et non sociale, en ce sens qu’elle renverserait la structure politique, mais non les fondements sociaux du régime soviétique. Jusqu’à la fin de sa vie, Trotsky a estimé que les révolutionnaires, intransigeants contre le régime stalinien, devaient en même temps défendre contre le capitalisme mondial ce qui restait de l’héritage d’Octobre, c’est-à-dire, selon lui, une économie nationalisée et planifiée.
Jusqu’alors, les marxistes n’avaient pas abordé les problèmes pratiques et théoriques de la transition du capitalisme au socialisme. La problématique de Trotsky sur la bureaucratie, sur la nécessité du libre fonctionnement des tendances au sein du parti révolutionnaire, comme c’était le cas sous les bolcheviks jusqu’en 1922, sur la nécessité du multipartisme au sein du régime soviétique, et aussi sur la nécessité de recourir aux méthodes du marché pendant assez longtemps, est une problématique beaucoup plus avancée que tout ce qui a été écrit jusqu’à son époque, et aussi que beaucoup d’élaborations ultérieures, comme celles, par exemple, de l’eurocommunisme.
Tel est le cadre théorique que Michel Raptis a hérité de son maître lorsqu’il a commencé à jouer un rôle de premier plan dans le mouvement trotskiste européen. On le verra le défendre, l’enrichir et, lorsqu’il ne sera plus en mesure d’interpréter adéquatement la réalité, même le réviser, au moins partiellement. Il reviendra souvent à l’expérience des bolcheviks et aux critiques de Rosa Luxemburg à leur égard. Tout au long de ce parcours, qui n’est pas seulement mental, mais qui s’accomplit en interaction avec les événements révolutionnaires, Pablo traitera l’œuvre de son maître avec un respect particulier, même quand il n’est pas d’accord, se transformant de « trotskiste » en « marxiste révolutionnaire », voire en « utopiste critique ». Une transformation dialectique, d’ailleurs, où l’étape suivante n’élimine pas les précédentes, mais les développe. Raptis n’a pas peur d’innover, mais il sait que l’innovation substantielle présuppose une discipline intellectuelle stricte, une assimilation critique de toute la tradition et du passé, et une mise à l’épreuve de la pratique. Ce sont précisément ces caractéristiques qui rendront le développement de ses idées intéressant, tant du point de vue des conclusions spécifiques auxquelles il parviendra que de la méthode appliquée.
Leader de la IVe Internationale depuis 1943, Pablo va tout d’abord affronter et tenter de répondre au problème posé par la réfutation des perspectives et prédictions politiques qui ont conduit Trotsky à l’idée de créer une nouvelle Internationale. Le révolutionnaire russe fut peut-être le seul homme politique de l’entre-deux-guerres à avoir prévu très tôt et correctement l’inévitabilité de l’attaque allemande contre la Russie, parce qu’il fondait son analyse sur l’incompatibilité historique entre le régime soviétique et son environnement capitaliste. Selon lui, ce dilemme historique serait finalement résolu soit par l’expansion de la révolution mondiale, soit par le triomphe du capitalisme en Russie. En effet, dans ses derniers articles, il souligne que la bureaucratie soviétique, grâce à son rôle prépondérant dans l’économie et l’État, est dans une position privilégiée pour se transformer en classe possédante.
Ces prédictions ont été solennellement confirmées, sauf que cela s’est fait dans un délai complètement différent de celui fixé par Trotsky lui-même. Le marxiste russe ne croit pas que le régime stalinien sortira indemne de la guerre à venir, une guerre qui, selon lui, par analogie avec la première guerre mondiale, conduira à de nouvelles révolutions, plaçant l’humanité devant le dilemme immédiat : socialisme ou barbarie.
Le capitalisme et le stalinisme stabilisés
L’histoire suivra un chemin plus complexe. Le régime stalinien sortira renforcé de la guerre. Des révolutions éclateront en Chine et en Yougoslavie, menées par des partis communistes qui conservent une certaine indépendance vis-à-vis de Moscou. Mais le Kremlin continue d’exercer une influence décisive sur le vaste ensemble des forces révolutionnaires catalysées par la guerre. Moscou négociera avec ses alliés une sphère d’influence qui laisse à l’écart du bouillonnement révolutionnaire les métropoles du capitalisme européen. Malgré les luttes dans les colonies et les pertes dans le tiers-monde, le capitalisme des métropoles sera non seulement stabilisé, mais conduira finalement au plus grand développement des forces productives que l’histoire ait jamais connu.
Confronté à un contexte réel qui ne correspond pas à ses hypothèses initiales, Pablo révise radicalement en 1951 les délais dans lesquels les marxistes, influencés par la gravité de la crise du capitalisme entre 1914 et 1949, mais peut-être aussi par la durée de la vie humaine, s’attendaient habituellement à voir se réaliser le rêve de la libération. Raptis pense que pour aller du capitalisme au socialisme il faudra des siècles et, dans sa tentative de forcer le mouvement révolutionnaire à suivre d’une manière ou d’une autre le mouvement réel de l’histoire, définit la tactique d’un entrisme sui generis. Il abandonnera également, dans la foulée, les schémas très étroits de la Quatrième Internationale.
L’un des rares membres du trotskisme d’avant-guerre à avoir survécu à la guerre, Pablo est l’un des rares trotskistes d’après-guerre à avoir une formation théorique sérieuse et une expérience pratique de la participation aux luttes politico-syndicales, souvent dans des conditions d’illégalité. Sa contribution est un catalyseur pour donner un peu de sérieux à la reconstruction, après la guerre, du trotskisme européen, qui, à cause d’un long isolement, d’une persécution de facto à l’Est et à l’Ouest et de l’extermination de ses principaux dirigeants, avait développé une forte tendance à l’introversion, au dogmatisme et au sectarisme.
En outre, Pablo se distingue par son charisme politique. Il comprend que la politique, et la politique révolutionnaire, est plus un art qu’une science. Il possède un réalisme qui est un élément essentiel qui manque souvent aux disciples enthousiastes de Trotsky. Il évite souvent le pédantisme, innovant parfois par la terminologie, essayant d’éviter les schémas marxistes très classiques qui, malgré leur élégance, ont souvent l’inconvénient de fermer le débat au lieu de l’ouvrir. Il facilite ainsi l’accueil du nouveau qui, coexistant un temps avec les anciens schémas, laisse le temps d’en digérer le sens véritable, soit en réconciliant éventuellement les schémas avec la nouvelle réalité, soit en les abandonnant. Souvent, cette méthode d’incertitude contrôlée, si familière en science expérimentale, provoque un certain embarras chez ses compagnons, quand ce n’est pas une accusation de révisionnisme. Mais si Pablo a appris quelque chose des erreurs des marxistes précédents, c’est précisément comment éviter les systèmes clos.
Comme il l’écrit dans un essai sur Trotski et Luxemburg, tous les grands marxistes révolutionnaires ont été fortement tentés de tracer des perspectives couvrant toute une période et de parvenir à des conclusions définitives sur des questions spécifiques. Ce faisant, souligne Pablo, on court le risque d’aboutir à des systèmes fermés. Il cite en exemple “Kapital” de Marx, “Que faire” de Lénine, “Compte rendu et perspectives” de Trotsky et “Accumulation du capital” de Rosa Luxemburg.
Dans son livre La Guerre qui vient (1952), Pablo étend l’analyse de Trotsky sur l’Union soviétique aux nouveaux États non capitalistes d’ Europe de l’Est. Il souligne le caractère progressif des nouveaux rapports de propriété, qui permettent l’industrialisation de ces pays et un développement très rapide de leurs forces productives. Mais en même temps, il souligne que les nouveaux régimes sont en crise quasi permanente, qui se manifeste dans leurs relations avec les classes ouvrières et paysannes et dans leurs relations avec le Kremlin. Un diagnostic qui sera spectaculairement confirmé par le conflit sino-soviétique qui éclatera quelques années plus tard et les trois vagues révolutionnaires qui secoueront l’Europe de l’Est en 1956, 1968 et 1980.
Autogestion et transition vers le socialisme
Mais c’est surtout l’exemple de la Yougoslavie et de l’autogestion, mais aussi le réformisme selon Tito, Gomulka et Khrouchtchev, qui susciteront l’intérêt de Pablo, qui voit dans ces efforts le résultat de la prise de conscience par une partie de la direction stalinienne de la nécessité d’impliquer plus activement les travailleurs dans le processus productif. Les nouveaux régimes qui se mettent en place en Europe de l’Est, en Chine et, plus tard, dans le tiers-monde sont tristement influencés par le modèle soviétique centralisé à outrance et bureaucratique. Les plus novateurs et les plus indépendants, les communistes yougoslaves de Tito, introduiront l’autogestion, mais la traiteront exclusivement comme une méthode de gestion économique, réservant à la direction du parti le monopole pratique du pouvoir politique.
Ce ne sont pas les excès de l’autogestion qui causent les difficultés du système yougoslave, mais les obstacles bureaucratiques et centralisés qui empêchent la diffusion de l’autogestion à tous les niveaux, écrit Pablo dans un texte de 1953. Il est clair, écrit-il, qu’une société de véritable démocratie directe pourrait facilement (beaucoup plus facilement que les institutions bureaucratiques centralisées) corriger tout “excès” particulier ou toute tendance économique antisociale.
Trente ans avant l’eurocommunisme, et après un examen critique des idées des bolcheviks et de Rosa Luxemburg, Pablo souligne que le but de la dictature du prolétariat, dans sa conception originale, est une démocratie plus étendue que la démocratie bourgeoise, qui facilite le dépérissement et non le renforcement de l’État. Si les révolutionnaires veulent maintenir ouverte la voie vers le socialisme, le régime politique qu’ils mettent en place doit avoir quatre traits distinctifs. 1) l’existence d’organes représentatifs des masses, capables d’exercer directement leur contrôle jusqu’au sommet du pouvoir. 2) l’acceptation de la légitimité de tous les partis soviétiques 3) un véritable régime de centralisme démocratique dans le parti révolutionnaire. 4) l’autonomie des syndicats par rapport à l’Etat et aux partis.
Parmi ces caractéristiques, la plus importante pour Pablo est la possibilité d’un multipartisme soviétique. C’est la seule façon de donner à la démocratie prolétarienne sa signification essentielle et son efficacité, affirme-t-il, en soulignant trois raisons théoriques principales d’accepter le multipartisme
– le manque d’homogénéité, à un moment donné, de la classe ouvrière et de sa conscience
– le caractère imprévisible et incertain de la voie vers le socialisme, une voie sans précédent historique, qui nécessite un contrôle et une correction constants
– et enfin, le fait que si l’on ne donne qu’à une partie de la classe la possibilité de s’organiser politiquement à travers un parti révolutionnaire unique, la dictature de classe dégénère inévitablement en dictature jacobine. Le reste de la classe ouvrière ne peut pas exprimer et défendre ses intérêts de manière cohérente, c’est-à-dire politique, ou bien il les exprime en fin de compte contre le parti révolutionnaire.
Dans l’environnement international de 1953, caractérisé par l’expansion de la révolution en Chine et en Europe, et son rayonnement dans le reste du monde, Pablo estime que les dirigeants yougoslaves ont beaucoup moins d’excuses que les bolcheviks de 1918 pour ne pas évoluer vers un tel type de structure politique.
Mais déjà, à la lumière de l’expérience yougoslave et de la voie empruntée par les Etats de l’Est, une nouvelle idée mûrit progressivement dans l’esprit de Pablo qui constituera une rupture avec les idées de Trotsky et qui permettra à Pablo, en combinaison avec la grande expérience de la révolution algérienne, d’arriver à une nouvelle approche, plus complète et moins économiste, du problème de la transition du capitalisme au socialisme. Pablo reconnaît progressivement que le critère des rapports de production et du développement des forces productives n’est pas suffisant pour définir un régime de transition vers le socialisme. Plus encore que les rapports juridiques de propriété, ce sont les rapports réels de gestion de cette propriété qui sont importants. La nationalisation des moyens de production de base est une condition nécessaire mais non suffisante pour la transition vers le socialisme. Pour que la voie de la transition socialiste reste ouverte, la socialisation, et non la simple nationalisation de la propriété, est nécessaire. L’outil de cette socialisation est pour Raptis l’autogestion, qu’il tentera de mettre en pratique en Algérie et au Chili et qu’il finira par définir comme le contenu unique et exclusif du socialisme.
Les mêmes problèmes pratiques auxquels était confronté le pouvoir révolutionnaire en Algérie ont conduit Michel Raptis à une critique détaillée et systématique du modèle de gestion bureaucratique, qui avait influencé de manière décisive tous les pays d’Europe de l’Est, mais aussi de nombreux pays du tiers-monde. En même temps, il tenta de formuler une conception dynamique de la planification et de son lien avec l’autogestion. Pablo insistera en l’occurrence que “l’extension imprudente des nationalisations aux petites entreprises et même à certains secteurs de la petite et moyenne industrie devrait être évitée en premier lieu”. Il n’est pas possible d’abolir administrativement l’argent, la loi de la valeur ou les relations marchandes dans leur intégralité, tout comme il n’est pas possible d’ignorer complètement le marché mondial et les coûts de production pour ce marché, affirme-t-il, rappelant que Trotsky, notamment dans “La révolution trahie”, était déjà parvenu à la conclusion que la nouvelle politique économique n’était pas un repli tactique temporaire, mais la politique économique nécessaire à la transition du capitalisme au socialisme, dans un contexte national et avant que la révolution ne dispose d’une base internationale adéquate. Dans un essai de 1964, il proclamera que le sens réel du socialisme n’est pas seulement la socialisation de la propriété, mais aussi sa gestion, ainsi que la gestion de l’État dans son ensemble”. Il affirmera, en définitive, que l’autogestion est le seul et unique contenu du socialisme.
Les idées d’autogestion et de démocratie directe sont bien plus anciennes que Pablo. Mais il est le premier marxiste à tenter d’en faire la synthèse, d’une manière théorique aussi, avec une tradition plus léniniste qui, malgré ses autres inconvénients, a le mérite d’être mieux orientée vers les réalités parfois dures de la lutte pour le pouvoir. En Yougoslavie et, moins encore, en Algérie, les conditions de réussite d’une expérience autogestionnaire n’étaient pas nombreuses. Mais déjà, mai 1968 et, plus encore, la révolution polonaise des années 80, ont mis en lumière les aspirations autogestionnaires des nouvelles couches de travailleurs des pays industrialisés.
L’idée d’autogestion influencera considérablement et sera au centre de la quête de la gauche politique et syndicale, européenne et pas seulement européenne, jusqu’à ce que la contre-attaque des forces néolibérales, qui se manifeste au début des années 1980, stoppe sa progression ou la conduise à la capitulation, comme c’est le cas notamment de la social-démocratie européenne. En ce qui concerne la Grèce, les idées de socialisation et d’autogestion résonnent dans le programme du PASOK et, selon plusieurs témoignages dont nous disposons aujourd’hui, les contacts étroits que Michel Raptis et Andreas Papandreou ont noués pendant la junte ont certainement joué un rôle. Il est également caractéristique que, au moins durant l’été 1974, le fondateur du PASOK ait également accepté l’existence de tendances au sein de son mouvement.
Les discussions sur l’URSS
Au cours des années 1970, Pablo abandonne formellement l’approche trotskiste classique de la question des États non capitalistes, critiquant le fétichisme, comme il l’appelle, de l’économie planifiée par l’État et rejetant la définition de ces États comme des États ouvriers bureaucratiquement dégénérés. Il préfère le terme d'”États bureaucratiques”. Ce changement reflète à la fois la durée prolongée et la stabilité relative du phénomène bureaucratique et l’idée beaucoup plus claire que Pablo se fait maintenant de la transition vers le socialisme et de son contenu.
Pour caractériser un État comme ouvrier, Pablo soutient dans son essai de 1974 “Une réévaluation de la bureaucratie soviétique » que nous ne devons pas prendre en compte uniquement le caractère des relations productives et de la propriété. L’idée de l’économie planifiée, avec pour seul critère le développement des forces productives et de la productivité, a montré ses limites. Nous devons considérer les relations réelles des personnes en tant que producteurs et travailleurs avec ces relations de production. D’ où l’importance de la socialisation des moyens de production, c’est-à-dire la combinaison de la propriété collective et de la gestion démocratique de cette propriété par les travailleurs eux-mêmes. Les États à propriété d’État peuvent prendre deux voies : soit devenir les États d’une bureaucratie qui gère la propriété collective à son profit, soit devenir les États des coopératives ouvrières, laissant la voie ouverte au socialisme.
Parlant du cas spécifique de l’Union soviétique, Pablo souligne que la bureaucratie, formée dans les années 1920, a été institutionnalisée dans les années 1930 par la terreur massive et impitoyable à l’égard de toute forme d’opposition. Cette bureaucratie, note-t-il, est aussi différente du prolétariat que l’est la bourgeoisie et, en fait, la bureaucratie est plus proche de la bourgeoisie en termes de privilèges matériels, de pouvoir, de mentalité, de morale et d’attentes. Pour établir dans le cas soviétique un régime de socialisme autogéré, il faut donc une révolution qui n’est pratiquement pas différente d’une révolution sociale. Néanmoins, insiste Pablo, le socialisme bureaucratique de type soviétique, qu’il appelle parfois “système de production néo-asiatique”, tout en maintenant un niveau matériel minimum et un emploi stable, reste, sous certaines conditions, un pôle d’attraction pour les masses affamées et menacées du Tiers Monde, leur permettant un premier développement des forces productives et apparaissant ainsi comme une étape historiquement nécessaire.
Le fait que les États bureaucratiques ferment la voie du socialisme n’est pas leur seul problème. Ils ont également de plus en plus de mal à suivre le capitalisme dans l’application réussie de la science et de la technologie à la production, qui est le fondement des nouvelles forces productives qui se sont développées après la guerre. Ces nouvelles forces productives ont une tendance inhérente, souligne Pablo, à conduire à un niveau culturel plus élevé des travailleurs et à la démocratisation du travail socialisé. Grâce aux nationalisations massives, les pays qui renversent le capitalisme réalisent une industrialisation et une expansion rapides de leur économie. Mais lorsqu’il est nécessaire pour ces Etats de passer à un développement économique intensif, utilisant la science et la technologie dans des buts productifs, la bureaucratie toute puissante déjà formée constitue un frein relatif au développement ultérieur des forces productives et un obstacle insurmontable au développement équilibré.
On est surpris de lire aujourd’hui l’article de Pablo sur “L’autogestion et la planification”. Il a été publié en 1965, à une époque où l’économie soviétique, malgré ses problèmes, apparaissait à la plupart des observateurs comme un modèle de dynamisme et, certainement, comme un modèle à envier au tiers monde. L’auteur lui-même n’aurait peut-être pas pu se rendre compte, à l’époque où il l’écrivait, à quel point sa description des conséquences négatives du modèle bureaucratique de développement allait s’avérer dramatiquement exacte, non seulement dans le cas des “socialismes” du tiers-monde, mais aussi en l’Union soviétique elle-même. “Avec une économie en expansion, écrit Pablo, il est possible de construire un plan qui ne tienne pas compte de la qualité et du coût de la production, du rendement des investissements et des besoins des consommateurs. Cela peut réussir, mais seulement en sacrifiant un développement équilibré de l’économie et le niveau de vie des travailleurs… En isolant un régime du marché mondial artificiellement, par une planification bureaucratique centralisée, on peut créer l’illusion que l’on construit le socialisme, sans avoir le courage de comparer les coûts et la qualité de la production planifiée et de la production capitaliste. À long terme, l’expérience ne peut être maintenue et elle constitue un danger permanent pour l’existence même du régime social”.
Dans son essai sur la réévaluation de la bureaucratie soviétique, Pablo considère que les tendances internes à la restauration du capitalisme en Union soviétique sont insignifiantes, et il pense donc que le slogan de sa défense inconditionnelle n’a pas de contenu politique direct. Dans l’éventualité hypothétique d’une telle restauration capitaliste, cependant, nous soutiendrions l’Union soviétique, insiste Pablo, non pas parce que c’est un État ouvrier, mais parce que le capitalisme conduirait à la désintégration du pays et à la pauvreté de ses masses.
La fracture entre la bureaucratie et le prolétariat, diagnostiquée par Pablo à un moment où l’on s’y attendait le moins, se révélera plus tard un obstacle majeur à la réforme de Mikhaïl Gorbatchev. Dans la crise qui résultera de son échec, une partie importante de la bureaucratie soviétique prendra désormais consciemment et ouvertement l’orientation de se transformer en classe dirigeante propriétaire, réalisant ainsi ses rêves les plus fous et l’ambition la plus profonde du bureaucrate soviétique défunt, qui n’était rien de moins que de ressembler au manager ou au bourgeois occidental. L’aversion instinctive de la bureaucratie soviétique pour la classe ouvrière et tout ce qui lui ressemble est souvent confirmée non seulement par les nouveaux patrons de Russie, mais même par le chef de son parti communiste, Gennady Guennadi Ziouganov, qui, dans ses livres, se réfère aux travailleurs d’une manière plutôt désobligeante.
Évaluation de l’expérience d’Octobre
En essayant de répondre aux problèmes théoriques et politiques posés aux marxistes par l’existence d’États bureaucratiques, Pablo revient constamment à l’expérience de la révolution d’Octobre et des bolcheviks. Il situe la rupture entre les masses et l’avant-garde autour de 1922, “lorsque les bolcheviks sont passés à la Nouvelle Politique Economique (NEP), qui était nécessaire pour restaurer l’alliance des ouvriers et des paysans. Ce faisant, ils ont toutefois maintenu, remarque-t-il, l’interdiction de tout autre parti, jetant ainsi dans l’inactivité les soviets et les syndicats en tant que mécanismes de démocratie socialiste indépendants du Parti et de l’Etat, et suspendant même la démocratie dans leur propre parti. Ils s’engagent ici sur la voie de Thermidor… La révolution russe n’a pu éviter sa dégénérescence bureaucratique à la fois parce qu’elle était limitée à un cadre national et parce qu’elle n’a pas pu acquérir à temps une base internationale matériellement et culturellement développée”.
Pablo ne cache pas son admiration ni sa profonde solidarité avec la tentative bolchevique. Sa critique des bolcheviks est faite du point de vue d’un homme et d’un courant irréconciliablement opposés au capitalisme et qui ne lui reconnaissent aucune “vertu” démocratique tardive. Il soutient toujours, par ailleurs, que pour que les critiques aient un sens, il faut se mettre à la place des révolutionnaires russes, qui ont tenté, dans le contexte spécifique et extrêmement défavorable de la guerre civile russe et de l’intervention étrangère, de résoudre, sans aucune expérience préalable, des problèmes qu’ils rencontraient pour la première fois.
L’initiative humaine et les lois de l’histoire : de Robespierre à Lénine et Trotsky
Le léninisme et, avant lui, le jacobinisme touchent certainement un aspect essentiel de l’être politique de Michel Raptis, tout comme peut-être l’anarchisme. Il croyait fermement au rôle de l’initiative et de l’individu dans les affaires sociales. Il ne comprenait pas pourquoi Trotsky hésitait à engager à temps la lutte contre Staline et à utiliser tous les moyens que la situation exigeait. D’ailleurs il était attentif aux descriptions non seulement positives mais négatives aussi de Trotsky contenues dans le célèbre Testament de Lénine.
Toute l’approche de Pablo, théorique et pratique, est une approche d’homme d’action, qui reconnaît le rôle fondamental de l’initiative dans l’histoire et l’importance épistémologique de la praxis. Il rappelle souvent que le marxisme est une théorie expérimentale de la société. Il s’efforce d’échapper au déterminisme strict qui imprègne de nombreux schémas marxistes classiques. Après tout, si la science naturelle est tellement influencée par le principe d’incertitude et la notion de processus aléatoires, et si ses lois tendent dans de nombreux domaines à prendre la forme de lois probabilistes et statistiques, pourquoi n’en serait-il pas de même pour l’analyse des événements sociaux ? Pablo emprunte à la thermodynamique, par exemple, le concept d’entropie, mesure du désordre, lorsqu’il veut expliquer le caractère non linéaire de l’évolution sociale, critiquant les historiens qui, comme François Furet, caractérisent les révolutions comme des violations nuisibles de la « normalité » historique. “L’avenir, écrit Pablo, n’est jamais prédéterminé, et chaque conjoncture historique contient plusieurs débouchés possibles. S’il n’y a pas d’initiative forte et visionnaire pour façonner l’évolution vers un résultat préféré, le résultat est une question de pur hasard”.
Comment la synthèse s’opère-t-elle donc entre l’initiative humaine et les lois de l’Histoire ? Parlant des Jacobins, Pablo souligne l’unité organique qui s’est établie, pour une brève période, entre la passion révolutionnaire des masses principalement plébéiennes et le groupe des Jacobins radicaux autour de Robespierre… “Ce fut, écrit-il, un moment privilégié de l’histoire, qui réalisa la fusion de la philosophie politique et de l’action, dont les fins justifiaient tous les moyens, y compris ceux de la phase de “terrorisme”, conçue comme un projet plébéien, nécessaire pour protéger la révolution et lui permettre de vaincre tous ses ennemis à l’intérieur et à l’extérieur”. Tant que l'”avant-garde”, individus ou parti, exprime la volonté de l’action révolutionnaire des masses, le recours à des méthodes de gouvernement telles que le “terrorisme” est inévitable et nécessaire. Cependant, dès que les masses considèrent qu’elles ont atteint leurs objectifs, ou si elles se lassent et se retirent sans désir d’élever la “révolution permanente” à des phases plus élevées, à la poursuite de buts plus lointains, l'”avant-garde” doit suivre la volonté démocratiquement exprimée par les masses, quelle qu’elle soit. Continuer à détenir le pouvoir au nom des masses qui l’ont manifestement abandonné, c’est recourir au pouvoir d’une minorité non seulement inacceptable mais nécessairement dictatoriale”.
L’erreur des bolcheviks fut, pour Pablo, d’un côté d’idéaliser l’avant-garde et le Parti, et de l’autre côté d’élever la propriété nationalisée et la Planification au rang de fétiches. Compte tenu de l’absence totale d’expérience préalable et des énormes difficultés rencontrées, ces erreurs sont compréhensibles. C’est pour cette raison que Pablo tend à croire que si Lénine avait survécu, ou si Trotsky avait gagné le pouvoir, bien des erreurs initiales auraient été corrigées. Et de toute façon, un Lénine ou un Trotski auraient fini par trouver un moyen de légitimer leur pouvoir, tout comme ils n’auraient pas manqué les opportunités révolutionnaires en Europe, ni poursuivi les politiques qui ont permis l’ascension d’Hitler en Allemagne.
On retrouve l’écho de ces opinions dans l’approbation par Pablo de la manière dont les Sandinistes ont géré le problème du pouvoir dans les circonstances spécifiques des années 1990, sans donner à leur régime un caractère dictatorial et en essayant de préserver son prestige et son attrait pour l’avenir. Certes, l’importance de l’exemple est relative. Ce qui intéresse un révolutionnaire comme Pablo est surtout d’éviter de se trouver dans une telle position et c’est pourquoi ce n’est pas sans un certain malaise qu’il observera les méthodes chaotiques et tâtonnantes que Gorbatchev emploiera dans ses efforts pour réformer le système soviétique.
L’URSS en crise
Michel Raptis, l’un des observateurs les plus perspicaces de l’évolution internationale, a suivi de près l’évolution de la situation en Union soviétique et a compris, avant presque tout le monde, vers quoi elle tendait, comme je pourrais, si j’en avais le temps, le démontrer à travers ses écrits. Même avant l’avènement de Gorbatchev, il avait compris à la fois l’ampleur des problèmes auxquels Moscou était confrontée et le caractère presque inévitable de l’arrivée au pouvoir des réformateurs. Et ce, à une époque où la pensée occidentale dominante, exprimée par Jean-François Revel ou Cornelius Castoriadis, affirmait, pour justifier l’installation de missiles en Europe, que les “démocraties occidentales” étaient tragiquement faibles face au « communisme ». Ce sont les mêmes qui soutiendront, quelques années plus tard, que l’effondrement du communisme était inéluctable.
Pablo espérait qu’un lien dialectique entre la réforme par le haut, que les dirigeants soviétiques étaient obligés d’entreprendre, et la révolution par le bas serait possible. Cependant, il a vite compris que la réforme en cours rendait l’Union soviétique vulnérable à un effondrement potentiel et à un retour au capitalisme, ce qui conduirait, selon Pablo, à une désintégration économique et à l’émergence, dans l’espace soviétique, de pouvoirs subordonnés aux métropoles capitalistes. Le révolutionnaire expérimenté a compris, contrairement aux dirigeants soviétiques et à de nombreux radicaux, que les serments abstraits de foi dans la démocratie et les droits de l’homme ne sont pas suffisants en eux-mêmes, et qu’ils risquent même de rester de simples bavardages, voire de la démagogie, sans une direction qui ait pris la mesure des problèmes et qui puisse indiquer à son peuple une voie concrète pour en sortir.
Un fort mouvement d’autogestion, dont l’ampleur reste inconnue à l’Ouest, se développera en effet parmi les collectifs ouvriers de l’Union soviétique entre 1988 et 1990. Mais en l’absence d’une gauche russe un peu sérieuse et massive, et de leadership, le mouvement ouvrier russe, ballotté entre l’hostilité de la bureaucratie et le rôle de plus en plus dominant de l’intelligentsia pro-occidentale, se désintégrera après avoir aidé Eltsine à prendre le pouvoir. La gauche occidentale, déjà en recul permanent face à l’assaut des idées néolibérales depuis le début des années 1980, observera la crise soviétique avec embarras.
L’échec sans précédent du stalinisme et son improbable capitulation face à la droite confirment, aux yeux de Pablo, son verdict, depuis les années 1970, sur la bureaucratie soviétique, qui refusait à celle-ci toute identité ouvrière. L’effondrement de l’Union soviétique est également une justification du trotskisme jusque dans sa défaite, bien qu’il s’agisse d’une justification négative, qui semble confirmer la prophétie d’Isaac Deutscher, à savoir que l’histoire vaincra à la fois le stalinisme et le trotskisme, mais chacun d’eux d’une manière différente.
En tout état de cause, l’effondrement est l’heure de la vérité. Des milliers de communistes, après avoir loué successivement Staline, Khrouchtchev, Brejnev et Gorbatchev, sont désormais engagés dans une course au changement d’idées et, surtout, à la mise en scène. A une époque où même Guennadi Ziouganov n’osait pas voter contre la dissolution de l’Union soviétique, Raptis faisait partie des rares intellectuels qui défendaient encore le positif dans l’héritage d’Octobre et s’opposaient à la barbarie d’un nouvel ordre mondial qui semblait plus rétrograde que celui même de la guerre froide.
Le monde post-soviétique
Pablo ne reconnaît au capitalisme tardif aucune vertu démocratique particulière. Il insiste sur l’importance très relative de l’expansion de la soi-disant démocratie occidentale, soulignant qu’à aucun autre moment de l’histoire le pouvoir n’a été autant concentré entre les mains de quelques centaines d’entreprises multinationales et d’un nombre très limité d’organisations internationales, telles que la Commission de Bruxelles et la Banque mondiale, échappant totalement à tout contrôle démocratique. C’est pourquoi il s’oppose résolument aux campagnes occidentales menées, sous prétexte de droits de l’homme, contre l’Irak, les Serbes et le parlement russe librement élu et démantelé à coups de canon, avec l’encouragement direct des capitales occidentales, par le président russe Boris Eltsine. Il est en conflit avec de nombreux radicaux de gauche qui abandonnent cette politique au nom d’une approche moraliste et apolitique et qui se rallient en fait à la pensée politique dominante de l’Occident, qui justifie ses interventions sélectives en se découvrant de nouveaux ennemis, comme le nationalisme, ou en qualifiant d’adeptes du totalitarisme ceux qui ne se soumettent pas aux doctrines du marché libre et de l’économie mondialisée ; il refuse de reconnaître à l’OTAN et au Fonds monétaire international le statut de super-gouvernements de toute l’Europe de l’Est.
La lutte contre le nouvel ordre mondial n’empêche pas Raptis de constater que nous sommes au seuil d’une nouvelle ère historique. Une ère caractérisée tout d’abord par le développement sans précédent des forces productives et donc par l’émergence, pour la première fois dans l’histoire, des conditions objectives et matérielles du socialisme. Mais la nouvelle ère qui s’ouvre avec l’effondrement de l’Union soviétique, évolue en principe davantage vers la barbarie.
Cependant, la croissance des forces productives, la diminution de l’attrait et la crise de la gauche radicale et l’effondrement du régime stalinien soulèvent la question de la viabilité du capitalisme et de la pertinence de la révolution et du socialisme. Pour Pablo, qui considère toujours que le monde, dans son ensemble, est préhistorique et barbare, le véritable test du capitalisme est sa capacité à sortir le tiers monde, c’est-à-dire la grande majorité des gens, du cercle vicieux destructeur et désintégrateur dans lequel il se trouve. S’il y parvenait, les révolutionnaires devraient devenir des réformateurs radicaux. Mais rien, dans l’expérience des dernières décennies, ne vient étayer un tel optimisme.
Pablo sent, même s’il ne le dit pas très clairement, que la Seconde Guerre mondiale a inauguré une ère historique différente, où peut-être, et pendant toute une période, la Révolution, au moins perçue comme un changement du système social qui domine la planète, est devenue moins urgente. Mais il insiste sur le fait que ce qui existait en Union soviétique s’est effondré, et que cela n’était pas le socialisme, lequel implique le depérissement et la disparition de l’État, mais le monstrueux régime bureaucratique du stalinisme.
Pablo finira sa vie convaincu qu’il y a suffisamment de raisons de rester révolutionnaire, même s’il reconnaît que le plan de libération n’est pas encore complètement développé pour qu’on puisse dire que l’exécution seule nous fasse défaut. Pablo, qui a déjà laissé loin derrière lui les schémas étroits du léninisme et du trotskisme, insiste de plus en plus sur le fait que les besoins simples et objectifs de l’économie ne sont pas suffisants pour le socialisme – un surplus de conscience chez les gens est également nécessaire. Il admet franchement qu’il n’a pas la réponse au problème de savoir comment un régime qui est sur la voie du socialisme peut survivre longtemps dans un environnement international défavorable. La question du sujet du changement social reste également ouverte pour Pablo – la classe ouvrière reste importante, mais peut-être pas suffisante pour le changement révolutionnaire. Le marxisme reste la meilleure méthode disponible pour analyser la réalité sociale, mais il a besoin d’un second Capital, dépassant le contexte étroitement européen du premier, pour décrire le fonctionnement du capitalisme déjà mondialisé et finalement pour compléter et dépasser dialectiquement le Capital de Marx, de la même manière que le Nouveau Testament complétait et dépassait l’Ancien Testament.
Note : Ce texte est la contribution de l’auteur à la conférence sur Michel Raptis et le marxisme contemporain qui s’est tenue à l’Université Panteion d’Athènes au printemps 1997. Il a été traduit du grec par Christos Marsellos. Dans le texte nous avons fait référence en termes très généraux au positionnement tres negative de Pablo (qui le distingue d’autres trotskystes, par exemple ceux de la 4e Internationale “orthodoxe”) face au cours profondément réactionnaire pris par le développement de l’URSS, ainsi qu’à sa lutte contre le nouvel ordre mondial, qui l’a également mis en conflit avec divers courants trotskystes et d’autres courants de gauche qui, en particulier dans le cas de la Yougoslavie, se sont pratiquement alliés à l’impérialisme, comme certains le font aujourd’hui encore sur le cas ukrainien. Nous espérons que nous aurons bientôt l’occasion, dans une autre article, d’approfondir sur cette question brûlante.
Curriculum vitae abrégé
Michel Raptis (Pablo) (1911-1986) était un révolutionnaire grec, connu notamment pour son engagement dans les luttes du tiers-monde et surtout pour sa contribution décisive à la révolution algérienne. L’un des dirigeants du trotskisme grec avant la Seconde Guerre mondiale, il a été emprisonné et exilé par la dictature de Metaxas avant de s’enfuir en France, où il participa au congrès fondateur de la Quatrième Internationale. Pendant l’occupation nazie, il a été particulièrement actif dans la renaissance du mouvement trotskyste européen, qui était alors décimé par la double terreur nazie et stalinienne et par l’assassinat de ses principaux cadres. Il sera élu secrétaire exécutif de la 4e Internationale en 1943. Sous sa direction, la IVe Internationale a organisé des brigades internationales en Yougoslavie, qui ont soutenu Belgrade contre les pressions et les menaces de Staline et ont coopéré à l’expérience d’autogestion de la Yougoslavie. Sous sa direction également, la IVe Internationale a été le principal soutien international à la révolution algérienne, par tous les moyens disponibles, y compris le soutien matériel de la presse du Mouvement de Libération Nationale algérien (FLN), et l’acheminement et même la fabrication d’armes. Pablo a été emprisonné pendant un an et demi aux Pays-Bas pour ces activités et n’a été libéré qu’après une grande campagne internationale pour sa défense, à laquelle ont participé les plus grands intellectuels de son temps, tels que Jean-Paul Sartre et Bernard Russell. Ami personnel et conseiller du premier président de l’Algérie, Ahmed Ben Bella, Pablo se charge d’organiser un système d’autogestion des terres laissées par les Français lors de leur départ d’Algérie et rédige les décrets d’Alger sur l’autogestion. Pendant son séjour à Alger, il se lie avec tous les dirigeants des mouvements de libération nationale du tiers-monde. En même temps, il est de plus en plus en conflit avec les autres dirigeants européens de la IVeInternationale, qui approuvent difficilement, et seulement verbalement, ses actions radicales en faveur des révolutions du Tiers-Monde. C’est alors qu’il crée la Tendance Marxiste Révolutionnaire Internationale de la Quatrième Internationale, qui s’est transforme par la suite a TMRI, sans reference a la 4e.
Il s’échappe d’Algérie lorsque Boumédiène renverse Ben Bella et crée, avec Daniel Guérin, en France, la revue Autogestion, dont les idées ont un grand impact sur la gauche française et sur le climat idéologique qui a précédé et donné naissance à mai 1968.
Il a également participé activement aux luttes des mouvements du tiers-monde, notamment en s’associant au Front Populaire pour la Libération de la Palestine et en l’assistant dans son action concrète, et a été l’initiateur de l’action et des idées de l’aile gauche du Parti socialiste chilien. Il a été étroitement associé à Salvador Allende, Georges Habash, Augusto Neto, le colonel Kadhafi et plusieurs autres dirigeants et mouvements dans le monde.
Pablo a vu dans la capitulation de l’URSS à la droite et dans la restauration du capitalisme qui s’en est suivie une catastrophe mondiale et les dernières années de sa vie ont été consacrées à rallier le soutien d’un mouvement international contre le “nouvel ordre mondial” de George Bush. Il a organisé deux grandes conférences internationales à Athènes contre les sanctions et en faveur de la Serbie et de l’Irak, principales victimes de l’impérialisme à l’époque.