La cinquantenaire de l'adoption du traité de Rome a donné lieu, le 25 mars, à de médiatiques célébrations à Berlin. Pour sa part, le Conseil européen de Bruxelles (22-23 juin) a permis aux dirigeants européens d'arracher un accord sur les axes du traité « simplifié ». « réformateur » 01 modificatif », selon les expressions, qui remplacera le défunt projet de traité constitutionnel européen (TCE) et son calendrier d'élaboration, d'adoption et de ratification'. Les 27 chefs d'État et de gouvernement européens ont inscrit cet agenda dans le cadre proposé par la Déclaration de Berlin qui affirme vouloir « asseoir l'Union européenne sur des bases communes rénovées d'ici les élections au Parlement européen de 2009 »3.

« Bases communes rénovées»? En amendant seulement à la marge les traités déjà existants pour en reprendre l'ensemble des dispositions dans un nouveau texte « résumé », les dirigeants européens consacrent en réalité la substance du TCE et les « bases communes libérales » de la construction européenne tout en communiquant habilement sur le thème de la « sortie de crise »3.

Affirmant avoir compris le message populaire du « Non » et du « Nee » de 2005, ils lançaient, le 25 mars. un énigmatique « car nous le savons bien, l'Europe est notre avenir commun ».

La question peut désormais bel et bien se poser. tant l'orientation prise par la construction européenne depuis plusieurs décennies a conduit au décrochage manifeste des peuples, y compris de ceux qui ont participé à la fondation du projet initial au lendemain de la Deuxième guerre mondiale. En réalité. l'histoire de la construction européenne depuis 50 ans montre qu'elle n'a jamais été un processus à vocation démocratique, mais un outil utilisé par les classes dominantes européennes pour s'intégrer à l'évolution du capitalisme et en conforter la perpétuation.


Fin de siècle

La première décennie du XXIè siècle. avec l'irruption de la question environnementale, va contraindre l'humanité à bouleverser son modèle économique (en particulier dans les pays du Nord) alors que l'évolution géopolitique mondiale modifie les rapports de force Nord/Sud. Cette nouvelle donne impose des transformations profondes dans nos sociétés. et à l'Union européenne, forme réellement existante de l'Europe. Peut-elle constituer la base d'un autre projet politique continental? D'une nouvelle relation à construire avec ses États nations et leurs citoyens dépend une partie de la réponse.

Un bref détour par l'histoire de la construction européenne et celle, en particulier, de l'Union européenne, montre que l'« idée européenne » n'a jamais été pure, ni naturellement pacifique. La construction européenne fut, dès le lendemain de la Deuxième guerre mondiale, l'instrument d'un autre conflit planétaire opposant, cette fois-ci, les Etats-Unis et l'URSS. L'Union européenne, appellation qui, en novembre 1993, s'est substituée à celle de Communauté économique européenne (CEE), est apparue à l'extrême fin d'un cycle historique dont les conditions objectives ont été modifiées par le contexte du XXIè siècle émergent.

La volonté des « pères fondateurs » était de bâtir une paix durable sur le continent après la seconde guerre mondiale qui avait détruit les liens entre les nations européennes. Légitime, ce projet initial a cependant rapidement été rattrapé par la bipolarité d'un monde rythmé par l'affrontement Est-Ouest. Dans ce cycle, les nations européennes, divisées en deux camps, étaient soumises à l'influence de leur partenaire de référence. Comme le rappelle Serge Halimi, « dopée par les milliards de dollars du plan Marshall (la construction européenne] fut assez largement, un produit d'exportation américaine [...]. Ce que le président Vincent Auriol appell[a] "un bloc cimenté par l'argent américain" »4.

Ainsi, l'entrée du Royaume-Uni dans la CEE en 1973, le développement de la relation franco-allemande après le traité de l'Élysée de 1963, et la mise sous tutelle de l'Europe par l'Otan font partie de cette histoire européenne et constituent des éléments de son ADN.

De son côté, l'influence du « camp socialiste » sur le noyau européen a été perceptible. Ainsi, les politiques nationales de compromis sociaux qui ont été menées, notamment en France ou en Italie, s'expliquent, en partie, par la volonté des classes dirigeantes de contenir la « fièvre rouge » dans le mouvement ouvrier.

Une des conséquences historiques de cette période est que le mouvement ouvrier, prisonnier de l'affrontement Est-Ouest, n'a pas investi le champ de la construction européenne. Celui-ci était alors considéré comme un sujet sans valeur politique propre. L'effet de ce vide politique est que la construction européenne est toujours restée le pré carré des gouvernements et des élites politiques, technocratiques et médiatiques. Cette réalité a facilité sa dérive antidémocratique, puis néolibérale à partir des années 1980 lorsque les forces économiques dominantes ont imposé aux gouvernements, sans contrôle démocratique ni contre-pouvoirs mobilisés, la nécessité de « dégoupiller » le bouchon des frontières nationales pour permettre la reproduction du capital et l'augmentation de ses taux de rendement. De ce point de vue, la désertion du champ européen, à l'exception notable du syndicalisme agricole, dans les espaces nationaux par les mouvements politiques, syndicaux et sociaux, a engendré un retard déterminant dans l'appropriation démocratique de ce sujet historique'.

L'affrontement Est/Ouest a donc autant pesé sur le cours de la construction européenne que la disparition du camp soviétique (1989-1991) aura accéléré son basculement vers la création de l'Union européenne.

La chute de l'Empire soviétique a donc abandonné le monde, et pour longtemps, à la domination politique, économique et idéologique des Etats-Unis. C'était, tout du moins, l'analyse que faisaient, en France comme ailleurs, les principaux acteurs de la construction européenne à la fin des années 1980 et au début des années 1990.

Il fallait désormais « se faire une place » dans le « nouveau siècle américain »6.

C'est essentiellement pour cette raison que les dirigeants européens ont démarré, à partir des travaux du Conseil européen d'Hanovre de juin 1988, et de celui de Dublin d'avril 1990, un processus de révision des traités qui aboutit, le 7 février 1992, à la signature du traité dit de Maastricht sur l'Union européenne. Avec ce traité, une nouvelle zone de partenariat et de « concurrence complémentaire » avec l'hyperpuissance mondiale voyait le jour. Parmi ses objectifs, celui d'oeuvrer, dans son espace, à la subordination des peuples au règne du marché économique et financier mondial.

Afin d'encadrer et de faciliter ce processus, les gouvernements ont doté les institutions européennes, notamment la Commission, « gardienne des traités », de pouvoirs supérieurs aux leurs dans nombre de domaines vitaux (concurrence, marché intérieur). A aucun moment, il ne fut bon de consulter les représentations nationales ou encore de mobiliser les populations autour de ces questions. En choisissant l'utilisation du vote à l'unanimité pour adopter ou changer les traités, les gouvernements ont également limité leur capacité à infléchir collectivement le sens général de la construction européenne.

Quand les populations furent consultées sur le sens de la construction européenne, comme en 2005 lors du référendum sur le projet de traité constitutionnel européen (TCE) en France et aux Pays-Bas, celles-ci affirmèrent leur rejet de la construction de cette « Europe réellement existante », avec un effet à la fois immédiat et profond : le consensus des élites européennes ne suffisait plus. Affolées par l'irruption soudaine des peuples dans le débat européen, ces dernières furent contraintes de prendre la mesure de la réalité : l'Europe est aujourd'hui perçue, à juste titre, comme un projet « ectoplasmique » sans finalités géographiques, politique et démocratique. Sa seule réalisation perceptible, depuis l'Acte unique de 1986 et le traité de Maastricht est l'intégration des peuples à marche forcée dans un marché unique soumis aux dogmes du néolibéralisme. Ce marché intérieur est censé fournir, selon la Stratégie de Lisbonne, le cadre de promotion de « l'économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde »'.

Un tel projet, incapable d'offrir le socle d'une identité rassembleuse – une communauté d'appartenance – et d'un espace démocratique – une communauté délibérative – aux nations européennes, provoque, plus que jamais, l'indifférence ou la méfiance de peuples privés de leur souveraineté au sein de cette Union.

L'Union européenne est-elle adaptée à l'évolution radicale du contexte international ?

L'évolution du monde n'a pas tout à fait suivi le schéma envisagé par les responsables européens. Tout d'abord, l'hégémonie politique mondiale des Etats-Unis s'est durablement embourbée en Irak et en Afghanistan. Au sein même de la population américaine, le rejet croissant du « bushisme » et la défaite probable des néo-conservateurs aux prochaines élections de 2008 pourraient indiquer des évolutions sensibles dans la future politique internationale et économique américaine. Cela explique pourquoi, dans une ultime fuite en avant, George W Bush pourrait tenter de remobiliser son camp à travers une nouvelle aventure belliqueuse

L'intégralité de cet article dans Utopie Critique N°42