Derrière la critique se tient ce qui est son objet global, ou plutôt sa cible, la structure, en ce qu'elle signifie autorité, permis-défendu, hiérarchie sociale et usinière, i.e les institutions, toutes, tous les pouvoirs, comme le verra Foucault, tous les appareils, assimilés à des instruments de coercition. C'est pourquoi l'affaire est en son fond politique et point seulement, quelle qu'en ait été l'importance, une question de libération des moeurs, à laquelle on l'a souvent limitée. Elle concerne l'organisation elle-même de la Cité, dont aucun secteur n'échappe alors à la critique.
{jo_tooltip} Cf. Utopie Critique n°47: "Le carrefour de mai 68" | A nouveau{/jo_tooltip}, un bref recensement pour en prendre une idée. L'Etat en personne a été ébranlé, au point que son chef l'abandonnera un temps et que ses organes, chargés du maintien de l'ordre, connaîtront des secousses. Ainsi de l'Armée, au 153e Rimeca de Mutzig, un groupe de soldats déclare qu'il refusera d'intervenir contre les manifestants, contestataires ou grévistes. En 1974, l'Appel de Cent soldats contre leurs conditions d'existence et la censure recueillera 6 000 signatures.
En 74, à Besançon, au 19e R.G. est créée une section syndicale. La Police, plus fragile que les CRS, corps de combat spécialisé dans la répression intérieure, donne des signes de malaise. Le (mini)pouvoir universitaire (décanat, Conseils, privilèges) a été démantelé, au nom de la revendication d'égalité, consacrant les Assemblées générales, étudiantsenseignants- personnels, souveraines. Derrière l'Ecole et l'Université, c'est l'Enseignement tout entier qui est visé, sa structure, ses cycles, ses contenus (matières et manuels). L'Entreprise, qui assurément résiste mieux, connaît, on le sait, un sort analogue. La Famille est remise en question, jusqu'en ses fondements - autorité parentale, traditions, indépendance des adolescent(e)s... La Sexualité répudie toutes les contraintes, qu'il s'agisse de la liberté du choix des partenaires, de la mixité, du mariage... Partis et Syndicats ne jouissent plus ni d'une légitimation acquise, ni d'aucun monopole en ce qui concerne les décisions, les formes et les finalités des luttes. La situation de l'Eglise, après son aggiornamento de Vatican II (1962-65) n'est pas différente ; le 21 mai, elle est interpellée de l'intérieur par un appel de chrétiens favorables à la révolution. L'engagement de prêtres durant la guerre d'Algérie avait déjà remis en question l'interdiction du Vatican, en 1954, de l'expérience des prêtres-ouvriers. Au sein de la Magistrature, en opposition avec la solide tradition corporatiste, sont crées un Centre national d'études judiciaires, le Syndicat de la magistrature et un groupe d'information sur les prisons. Dans le domaine de la Santé, dès 1964, la création d'un Centre national des jeunes médecins affirmait sa volonté de changer les rapports avec les professeurs comme avec les patients. Les milieux du Théâtre et des Métiers du Spectacle connaissaient des revendications semblables. En août 68, en plein festival d'Avignon ont lieu des incidents, alors que la grève des journalistes de l'ORTF s'achève sur des licenciements. Les jeunes peintres, rejoints pas quelques étrangers, en quête de liberté, s'efforcent de rompre avec les tendances dominantes (cf. H. Télémaque). Une critique du langage s'élevait contre les évidences routinisées et les formules obligées exprimant les coupures gouvernants/gouvernés, syndicats/travailleurs, décideurs/exécutants... L'Union des peuples d'Outre-mer dénonçait le colonialisme. D'autres actions épousaient la cause de l'Immigration. Aveugles et infirmes créaient leurs Unions. Les Footballeurs se mettaient en mouvement. Cabu, dans un entretien récent, relevait que 68 avait libéré le dessin, en particulier celui des caricaturistes, qui étaient victimes de la censure de Tante Yvonne. Les danseuses des Folies-Bergères organisaient des manifestations pour leurs conditions de travail et exigeaient davantage de considération de la part du public. Il n'est pas jusqu'aux lads, travaillant à 14 ans 54 h par semaine pour un salaire de misère, qui ne lèvent la tête : en novembre 71, la mort de l'un d'entre eux provoquera huit semaines de grève et de manifestations.
Une multitude de placards et d'affiches, dans ces domaines aussi, jouaient un rôle irremplaçable pour exprimer toutes les revendications et en appeler à une nouvelle société libérée de ses aliénations. Dans le florilège de 500 réunies par Gasguet on trouve, entre autres perles : « La beauté est dans la rue » (titre de l'ouvrage), « Solidarité ouvriers étudiants artistes », « Les comédiens solidaires des travailleurs pour un théâtre libéré », « 35e jour de grève des Folies Bergères », « Marionnettes populaires », « Manifestation théâtrale 10 Mai 68 », « PACRA, Music Hall populaire gratuit »... Et les mots d'ordre font florès : « Pelouse interdite » ; « Interdit d'interdire » ; « Jouir sans entraves » ; « Oser dire ce qu'on pensait », « Tout est possible », « Sous les pavés, la plage », « Faites l'amour, pas la guerre » (campus US). La volonté de prendre la parole, « la prise de parole » en est le véritable étendard. Toutes les couches sociales, hormis la bourgeoisie, toutes les catégories sociales, toutes les professions sont saisies par la « fièvre révolutionnaire ». La politique est portée, comme disaient les maos, « au poste de commandement », « tout est politique », selon le slogan majeur. Les luttes de classes entendent casser les consensus les mieux établis et les plus intériorisés. L'esprit de 68. Il a bel et bien existé un esprit de 68, sous des aspects qui ne sont pas absents de contradictions.
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