Introduction

La question de la nation a été la grande oubliée de la politique des organisations de gauche au cours des dernières {jo_tooltip} Intervention de Denis Collin au Congrès Marx International 2007 | décennies {/jo_tooltip}. J’ai eu l’occasion de montrer ailleurs quelles conséquences cela avait eu dans l’échec de la gauche au cours des dernières années. Le monopole de la réflexion sur la nation laissé aux « souverainistes » a interdit aux militants des organisations du mouvement ouvrier de comprendre ce qui s’est passé dans une classe ouvrière déboussolée, profondément divisée par la dislocation de ses bastions (qu’on songe à l’opération chirurgicale menée dans la sidérurgie à la fin des années 70 et au « sale boulot » accompli par le gouvernement de la gauche dans les années 83-86). Aujourd’hui, parler « nation » à gauche, c’est encourir le soupçon d’être un nationaliste, un raciste sournois ou d’être même une sorte de « rouge-brun », ce fantôme que certaines têtes pensantes de gauche ont entrepris de chasser sous tous ses déguisements…

Il me semble au contraire, que redéfinir la place de la nation dans une stratégie socialiste réaliste, dans les conditions actuelles est un des chantiers urgents à ouvrir ou à rouvrir, non pas seulement pour les peuples colonisés comme on le pensait jadis, mais aussi pour les pays avancés et même pour les anciennes puissances impérialistes.

En premier lieu je voudrais donner un rapide coup d’oeil rétrospectif sur la question. Puis j’examinerai les raisons ou plutôt les mauvaises raisons de ceux qui refoulent cette question nationale et en particulier de quelques penseurs de « l’altermondialisme ». Enfin j’essaierai de montrer en quoi la nation est à la fois un des éléments de résistance à la destruction du mouvement ouvrier, et, en même temps, qu’elle peut et doit être intégrée dans un programme d’émancipation sociale, dans un programme de transformation socialiste.

Rapide retour en arrière

Oubli de la nation par le mouvement ouvrier ? Cela n’a pas toujours été le cas : de Marx à Otto Bauer en passant par Lénine, le mouvement ouvrier n’a pas manqué de réflexions théoriques sur la question nationale. Le meeting de St Martin Hall, en 1864 qui fonda la première Internationale avait deux objets sans rapport immédiat avec la défense des intérêts internationaux de la classe ouvrière : la défense de l’indépendance nationale de la Pologne et celle de l’Irlande. On rappellera également l’importance de la question nationale dans la révolution russe, la polémique entre Lénine et Rosa sur le droit à l’autodétermination des nations opprimées par l’empire russe, une polémique dans laquelle, on doit bien le reconnaître, la raison était du côté de Lénine.

Même internationaliste, le socialisme traditionnel reste lui aussi fidèle au cadre des nations. L’internationalisme suppose l’égalité des nations. « Une nation qui en opprime une autre ne saurait être libre » disait Marx à l’adresse des ouvriers anglais qu’il appelait à soutenir la cause nationale irlandaise. La liberté des nations d’Europe centrale et orientale, singulièrement de la Pologne, à l’égard du joug du tsarisme russe fut une autre des grandes causes soutenues par Marx. Et si la lutte des classes est internationale dans son contenu, elle reste nationale dans sa forme, et la forme n’est pas une question secondaire, puisque c’est ce qui permet l’existence déterminée effective, de la matière. Certes, « les prolétaires n’ont pas de patrie », mais c’est seulement dans le cadre national, en posant la question de la conquête du pouvoir politique que l’émancipation de la classe ouvrière peut être engagée.

Mais l’expérience dramatique du « court XXe siècle est passée par là. Ralliement de la social-démocratie à l’impérialisme au nom de la défense de la nation, soutien de la social-démocratie aux aventures coloniales – le rôle de la SFIO de l’expédition de Suez à la guerre d’Algérie est encore dans toutes les mémoires. Défendre la nation ? Poser la question, c’est presque déjà glisser du côté du « social-chauvinisme ».

On veut bien encore admettre que la lutte des nations colonisées contre l’impérialisme est une dimension essentielle de la deuxième moitié du siècle passé. Mais fondamentalement on considère que ce n’était qu’une étape vers la disparition des nations. La nation, après l’expérience des deux guerres mondiales, est le plus souvent sommairement renvoyée au nationalisme et après le « national-socialisme », il semble bien que le socialisme ne doit plus rien avoir à voir avec la nation.

(Suite dans Utopie Critique N°44)