1.— Mon propos n’est pas ici de formuler ce que « sera » ou « devrait être » le socialisme du XXIe siècle. Une formulation quelconque de ce genre irait à l’encontre de la lecture du marxisme à laquelle j’adhère : que le socialisme (ou mieux le communisme) ne peut être que le produit de la lutte des classes et des peuples exploités et dominés, non la mise en oeuvre d’un « projet intellectuel » conçu à l’avance.

Il faut quand même formuler quelques grands principes qui constituent la base de départ d’une réflexion portant sur l’analyse des défis et la portée des luttes (indissociables l’une de l’autre). Les principes formulés dans l’Appel de Bamako (janvier 2006) constituent pour moi une base adéquate, dont je rappelle ici les grandes lignes :

(i) Construire un monde fondé sur la solidarité des êtres humains et des peuples.

(ii) Construire un monde fondé sur l’affirmation pleine et entière des citoyens et l’égalité des sexes.

(iii) Construire une civilisation universelle offrant à la diversité dans tous les domaines son plein potentiel de déploiement créateur.

(iv) Construire la socialisation par la démocratie.

(v) Construire un monde fondé sur la reconnaissance du statut non-marchand de la nature et des ressources de la Planète, des terres agricoles, en mesure de faire face aux défis écologiques planétaires et à celui du climat.

(vi) Construire un monde fondé sur la reconnaissance du statut non-marchand des produits culturels et des connaissances scientifiques, de l’éducation et de la santé.

(vii) Promouvoir des politiques qui associent étroitement la démocratisation sans limite, le progrès social et l’affirmation de l’autonomie des nations et des peuples.

(viii) Affirmer la solidarité des peuples du Nord et du Sud dans la construction d’un internationalisme sur une base anti-impérialiste.

 

Le lecteur trouvera dans l’Appel de Bamako, publié dans de nombreux sites internet, l’argumentaire concernant ces principes, auxquels au demeurant ont adhéré beaucoup de mouvements en lutte.

Sans doute certains exprimeront-ils à son endroit que ces principes se situent en deçà des exigences du communisme qui, dans la tradition marxiste, impliquent l’émancipation complète de l’aliénation marchande. Poursuivre le débat sur ce terrain est certainement nécessaire, mais ne devrait pas constituer un obstacle à la volonté de construire des stratégies de lutte communes.

D’autres, plus intransigeants encore, exprimeront leurs craintes que ces principes n’inspirent une perspective donnant crédibilité à la possibilité d’un « capitalisme à visage humain ».En contrepoint je vois que des avancées dans leur direction ne peuvent être que le produit de victoires remportées contre le déploiement de la logique immanente de l’accumulation du capital. Dans ce sens elles donnent leur contenu à des étapes incontournables sur la longue route du socialisme. Sauf à se cramponner à l’illusion du « tout, tout de suite » et au mythe de la Révolution (en lieu et place d’avancées révolutionnaires) qui, par un coup de baguette magique, permet de l’obtenir.

2.— Le moment actuel est caractérisé depuis une trentaine d’années par une offensive du capitalisme (toujours « libéral » par nature), impérialiste de surcroît (par nature également) qui frappe toutes les classes dominées, au Nord comme au Sud, et plus singulièrement tous les peuples du Sud (la périphérie du système capitaliste mondial).Cette offensive est multidimensionnelle, tente d’imposer une gestion économique de marchés dérégulés en faveur du capital, de démanteler les acquis sociaux, de réprimer par la violence les résistances populaires, de conduire des « guerres préventives » contre les pays récalcitrants. L’offensive est conduite par l’ensemble des centres impérialistes (la « triade » : États-Unis, Europe et Japon), ralliés au leadership de Washington.

Le moment d’euphorie du capital et de l’impérialisme – passés à l’offensive sous le drapeau du néolibéralisme et de la mondialisation – a été de courte durée (1990-1995). Très vite les classes populaires sont entrées dans le combat de résistance à cette offensive.

Oui, d’une manière générale, cette première vague de luttes s’est située sur les terrains de la résistance et de la riposte à l’offensive dans toute sa multidimensionnalité évoquée plus haut… La chaîne de ces terrains de résistance est continue et, selon les circonstances de lieu, les luttes se sont déployées sur le terrain principal du défi immédiat auquel les peuples sont confrontés. Dans ce sens la revendication d’une régulation du marché ici, de la promotion des droits des femmes, de la défense de l’environnement, de la défense des services publics, de celle de la démocratie comme les résistances armées aux agressions des États Unis et de leurs alliés au Moyen Orient (Irak, Palestine, Liban) sont indissociables les unes des autres.

Dans ces luttes de résistance, les peuples ont innové.

Oui, la culture politique dominante de la gauche avait été marquée aux XIXe et XXe siècles par des pratiques fondées sur l’organisation verticale hiérarchisée des partis, des syndicats, des associations. Dans les circonstances de l’époque les mouvements qu’ils ont animés – transformations sociales radicales et réformistes, révolutions, libérations nationales – ont transformé le monde, dans un sens généralement favorable aux classes populaires et aux peuples dominés.

Néanmoins les limites et contradictions propres à ces formes d’action sont apparues avec vigueur à partir des années 1980-1990. Le déficit démocratique de ces formes, allant jusqu’à l’autoproclamation « d’avant-gardes » armées de la connaissance « scientifique » et de la stratégie « efficace », sont à l’origine des déceptions ultérieures : réformes et révolutions ont porté au pouvoir des régimes dont le moins qu’on puisse dire est qu’ils ont fréquemment mal tenu leurs promesses, souvent dégénéré, parfois dans des directions criminelles. Ces échecs ont rendu possible la reprise de l’offensive du capital dominant et de l’impérialisme à partir des années 1980-1990.

Beaucoup des anciennes forces politiques de la gauche organisée sont restées à l’écart de ces premières luttes, timides face à l’agression, parfois ralliées aux options libérales et impérialistes. Le mouvement a été amorcé par de « nouvelles forces », parfois d’une manière quasi « spontanée ». Dans leur déploiement ces forces ont promu le principe fondamental de la pratique démocratique : refusant la hiérarchie verticale, promouvant des formes horizontales de coopération dans l’action. Cette avancée de la conscience démocratique doit être considérée comme un progrès « civilisationnel ».

(Suite dans Utopie Critique N°45)