Des règles du jeu à changer

C’est une idée fausse de croire que la démocratie est en crise. Il ne s’agit pas d’une crise mais d’un changement de modèle politique. En effet, la démocratie est attaquée par une partie des élites et de la classe politique. Soit par cynisme (conserver le pouvoir et en jouir), soit par mépris de l’opinion des autres (faire le bonheur du peuple malgré lui), soit pour imposer ses propres contraintes économiques, la classe dirigeante s’estime en droit de contourner les principes démocratiques. La construction européenne est le symbole de cette remise en cause frontale des libertés politiques. En ratifiant le traité de Lisbonne, le Parlement a commis, pour certains, un coup d’État. C’est à tout le moins un abus de pouvoir. Car peu importe ce qu’on pense du traité en question, le peuple souverain s’étant prononcé en 2005, aucune décision ne pouvait plus être prise sans en référer directement à lui.

On assiste ainsi au retour d’une conception aristocratique du pouvoir : il existe une caste de personnes qui pensent savoir mieux que les autres ce qui est bon pour la collectivité et qui, de ce fait, n’a pas de comptes à rendre. Le principe de souveraineté populaire doit s’effacer devant la science infuse des gens compétents. Ce changement de paradigme politique est soutenu par une partie des intellectuels qui d’Alain Touraine à Pierre Rosanvallon en passant par Joël Roman 1 trouvent toutes sortes de justification à cette « évolution inéluctable » de l’ordre des choses. Certains n’hésitent pas à prétendre que la démocratie était peut-être adaptée à l’Antiquité grecque mais, dans notre « monde complexe et global », elle est dépassée. Il n’est évidemment pas anodin que cette attaque contre la démocratie coïncide avec la mondialisation économique. Car, comme tout despotisme éclairé, ce système tourne toujours à la défense des intérêts dominants.

Pour résister à cette violente attaque contre la démocratie, il est nécessaire de réapprendre à penser librement. Intellectuels, médias et classe politique distillent une idéologie de la soumission et de la fatalité destinée à faire accepter l’ordre des choses. Ainsi, on présente la mondialisation comme une fatalité alors qu’elle est une construction. À l’origine de ce processus, il existe des choix effectués par les institutions internationales et les grandes puissances. Par exemple, la décision des États-Unis de laisser flotter le dollar en 1971 va provoquer la dislocation du système monétaire international et favoriser les mouvements de capitaux. C’est le début de la mondialisation financière que l’Union européenne va encourager avec la réalisation du marché intérieur et la mise en oeuvre du principe de libre circulation des capitaux. Évidemment, si des décisions ont été prises en ce sens, on peut imaginer d’en prendre d’autres, différentes. Rien n’est fatal. D’ailleurs, Washington ou Pékin ne se privent pas d’user des barrières douanières ou du volontarisme étatique lorsque leurs intérêts sont en jeu. Seule l’Europe joue les premiers de la classe en sciant la branche sur laquelle elle est assise. L’euro, surévalué, ne finance-t-il pas la croissance de la Chine et celle des États-Unis ?

Le discours dominant est, d’une manière générale, habité par l’idée de contraintes qu’on ne pourrait pas surmonter. On omet opportunément de remarquer que ces contraintes pèsent toujours sur les mêmes : les catégories populaires. Jamais on a produit autant de richesses et il y a toujours moins d’argent pour la collectivité 2. Cherchez l’erreur. La présidente du Medef Laurence Parisot a bien résumé cette mentalité lorsqu’elle a déclaré : « la vie, l’amour sont précaires ; pourquoi le travail ne le serait-il pas aussi ? ». La fatalité est trop bonne…

Lorsque les citoyens manifestent leur mécontentement ou une opinion différente de la classe dirigeante, le système se ferme. Au lieu de chercher à se mettre en phase avec les électeurs, il renonce à être représentatif. Ainsi, après le 29 mai 2005, les dirigeants n’ont pas assumé leurs responsabilités : aucune démission, pas de dissolution de l’Assemblée nationale (90 % des parlementaires avaient voté oui). Et lors de la présidentielle en 2007, les principaux partis ont désigné des partisans du oui comme candidat (Ségolène Royal et Nicolas Sarkozy), confirmant un mépris certain du suffrage universel.

 

Le discours dominant est, d’une manière générale, habité par l’idée de contraintes qu’on ne pourrait pas surmonter. On omet opportunément de remarquer que ces contraintes pèsent toujours sur les mêmes : les catégories populaires. Jamais on a produit autant de richesses et il y a toujours moins d’argent pour la collectivité 2. Cherchez l’erreur. La présidente du Medef Laurence Parisot a bien résumé cette mentalité lorsqu’elle a déclaré : « la vie, l’amour sont précaires ; pourquoi le travail ne le serait-il pas aussi ? ». La fatalité est trop bonne…

Lorsque les citoyens manifestent leur mécontentement ou une opinion différente de la classe dirigeante, le système se ferme. Au lieu de chercher à se mettre en phase avec les électeurs, il renonce à être représentatif. Ainsi, après le 29 mai 2005, les dirigeants n’ont pas assumé leurs responsabilités : aucune démission, pas de dissolution de l’Assemblée nationale (90 % des parlementaires avaient voté oui). Et lors de la présidentielle en 2007, les principaux partis ont désigné des partisans du oui comme candidat (Ségolène Royal et Nicolas Sarkozy), confirmant un mépris certain du suffrage universel.

Après le référendum du 29 mai, certains évoquaient l’idée de faire passer des tests aux gens pour savoir s’ils sont aptes à voter, c’est-à-dire à donner la réponse attendue par les dirigeants. Car ce ne sont jamais les dirigeants qui se trompent. Ce sont forcément les électeurs. Aujourd’hui l’humoriste Guy Bedos propose, mi figue mi raisin, d’instaurer un permis de voter…

Reconstruire la démocratie implique donc d’abord de se défaire de la mentalité de soumission et de fatalisme que nous imposent ceux qui tirent bénéfice de l’ordre des choses. Nous devons retrouver le sentiment de notre propre liberté, et en premier celle de penser. Ensuite, plusieurs réflexions utiles pourront être entreprises collectivement. Par exemple, la décentralisation comme la construction européenne nous incitent à nous interroger sur le cadre pertinent de la démocratie. Pour intéressante que soit la démocratie locale, elle ne doit pas en effet être le lot de consolation des citoyens à qui on aurait enlevé le pouvoir de décider les grandes orientations politiques. L’expression « démocratie participative » peut d’ailleurs paraître étrange car le citoyen n’est pas là pour « participer », il est là pour agir, contrôler et décider 3.

L’Union européenne se veut le nouveau cadre de la démocratie, souvent avec le présupposé que l’État est dépassé. Mais, l’Union constitue-t-elle une communauté politique crédible et juste aux yeux de ses membres, c’est-à-dire des citoyens ? Nous sentons-nous des intérêts communs avec les 500 millions d’habitants des 27 pays membres ? Concrètement, par exemple, considérerions-nous légitime une décision qui serait adoptée à la majorité de cette population et qui s’imposerait à nous ? Les dirigeants européens comparent souvent la construction européenne à la construction des États-Unis d’Amérique. Ils réclament simplement du temps. Mais ces deux entités politiques sont-elles comparables ?

Lorsque la convention de Philadelphie rédige la Constitution américaine en 1776, elle est certes composée des représentants de différents États, les 13 colonies. Mais celles-ci parlent la même langue, partagent souvent la même religion. En outre, elles sortent d’une guerre de décolonisation contre l’empire britannique. Ce conflit les a soudé en faisant naître un sentiment national. Rien de tout cela ne se produit dans l’Union européenne, a fortiori à 27 pays. Lorsque Victor Hugo évoque les États-Unis d’Europe, il s’agit pour lui d’une association de républiques soeurs, pas d’un processus d’intégration qui ferait disparaître les Etats-nations.

(Suite dans Utopie Critique N°45)