Actualité brûlante de l’autogestion
On n’a jamais parlé autant de l’autogestion dans un pays capitaliste, qu’actuellement en France.
En l’espace de quelques semaines l’idée de l’autogestion a tenté les milieux les plus divers, jusqu’au pouvoir, qui dans la personne de De Gaulle, se fait maintenant l’avocat de la participation .
Certes, le contenu que chacun donne à l’autogestion n’est pas le même. Cependant, le dénominateur commun de tous ceux qui parlent de participation consiste dans le fait que tous admettent la nécessité de la participation démocratique des producteurs et des citoyens à la gestion de la vie économique, politique et sociale du pays. Ce qui les différencie c’est naturellement l’ampleur et la forme concrète que doit prendre cette « participation » à la gestion.
Il serait particulièrement intéressant et de toute façon, utile et même nécessaire, de réunir toutes les opinions émises dans les milieux les plus divers au sujet de l’autogestion, pour démontrer à quel point cette idée est devenue consciemment ou inconsciemment, de manière claire ou confuse, une idée-force, une idée centrale, à partir de laquelle on sent qu’il est possible et nécessaire de remodeler l’ensemble de la vie sociale.
Chose significative : ce sont les organisations se réclamant de la classe ouvrière qui ont, à des degrés divers, le moins parlé de l’autogestion. Ainsi par exemple, le PCF et la CGT dont le rôle global dans les événements, jugé objectivement, mérite bien le titre de « grande trahison », ont adopté l’attitude d’ironiser au sujet du mot d’ordre « creux », « confus », etc., de l’autogestion. Pour ces directions il ne s’agissait guère d’avancer des mots d’ordre transitoires capables de mettre en cause, par leur dynamisme, le régime capitaliste, et encore moins de viser à la conquête du pouvoir et au socialisme. En tant que directions classiquement réformistes, elles ont préféré le « réalisme » à toute épreuve d’un programme minimum exclusivement salarial.
Quand on sait que même en Tchécoslovaquie, l’institutionnalisation des conseils ouvriers et l’introduction de l’autogestion sont vues par Brejnev comme des concessions d’un Gouvernement « social démocrate » (celui de Dubcek) à un courant droitier, on s’étonne moins de voir Waldeck Rochet, disciple fidèle de l’école stalinienne et de ses épigones soviétiques, se garder bien d’« innover » en la matière.
L’attitude prise par les différents groupes se réclamant du « trotskisme » est plus pénible.
Car en réalité, aucun d’eux, ni celui de Pierre Lambert, ni celui de Pierre Frank, ni « Voix ouvrière » n’ont mené campagne pour l’autogestion. Ils n’ont qu’épisodiquement parlé, ici et là de « gestion ouvrière de la vie économique », et le plus souvent de « contrôle ouvrier ».
À aucun moment ils n’ont fait campagne pour la gestion des usines, des entreprises et des services sociaux en grève par leurs travailleurs, organisés en Conseils ouvriers. À aucun moment ils n’ont explicité le socialisme démocratique dont ils se réclament en tant que système basé sur l’autogestion par les producteurs et les citoyens à tous les échelons de la base au sommet et dans tous les domaines : économique, politique, culturel, social.
Prisonniers d’une conception, d’une économie essentiellement, sinon exclusivement étatisée et centralement planifiée, selon la tradition soviétique, ils éprouvent toujours une difficulté invincible à tirer de façon critique les conclusions de cette expérience et à épouser le courant profond des nouvelles générations qui aspirent à un socialisme avant tout réellement démocratique, autogestionnaire. Par fractionnisme également ils répugnent à utiliser franchement un mot d’ordre soi-disant « pabliste ».
En réalité seuls le PSU et en partie, comme nous l’avons déjà noté, la CFDT ont parlé d’autogestion, ainsi que des groupes « anarcho-communistes ». Le PSU, en particulier, a su développer le thème du « socialisme démocratique » basé sur l’autodétermination des travailleurs aussi loin qu’il a pu dans le cadre de sa ligne générale, centriste de gauche, qui lui vaut actuellement un succès certain parmi les milieux radicalisés des « éduqués » et même de quelques jeunes travailleurs.
Notre propre tendance était depuis longtemps la mieux préparée pour comprendre l’actualité brûlante de l’autogestion et saisir tout son dynamisme à chaque étape du processus révolutionnaire.
C’est grâce à cette préparation qu’elle a su avancer pendant la première phase de la crise révolutionnaire ouverte, en France, les mots d’ordre transitoires les plus appropriés à la situation.
Ce qui est important dans une situation comme celle qui se développe actuellement en France, n’est pas d’avancer des slogans généraux et abstraits par exemple vive le socialisme, vive la révolution, vive le pouvoir ou le gouvernement ouvrier, etc. mais de lier la propagande pour les buts généraux à des mots d’ordre transitoires aidant les masses à engager la lutte pour ces buts.
Le mot d’ordre de l’autogestion à la particularité d’être à la fois un mot d’ordre transitoire et un mot d’ordre carrément socialiste.
De ce point de vue il était parfaitement juste et nécessaire d’insister, comme nous l’avons fait, pour que les ouvriers et les travailleurs qui ont suivi le mouvement des étudiants occupent les usines et les différents services sociaux, réalisent eux aussi l’essentiel du message de ce mouvement ; en commençant à gérer, comme les Étudiants, leur université, eux aussi leurs lieux de travail professionnel. Les étudiants sont passés de la « contestation » verbale de la société « néocapitaliste » à l’acte révolutionnaire de l’abolition pratique du contrôle de cette société sur leurs écoles, grâce à la gestion de ces dernières par eux-mêmes (les étudiants et les professeurs).
Les travailleurs devraient en faire autant en rejetant la grève passive et l’occupation passive des lieux du travail, pour passer à leur autogestion. À partir de ce moment on franchit automatiquement une étape pour accéder à un niveau de la lutte qualitativement supérieur qui ouvre largement la nécessité et par conséquent la perspective également du pouvoir.
C’est par l’autogestion que se pose et se réalise la lutte pour le pouvoir, car l’autogestion même limitée, au début, aux seuls lieux du travail, signifie abolition pratique du pouvoir capitaliste.
Donc, il n’est pas du tout nécessaire de conquérir préalablement le pouvoir pour lutter pour l’autogestion.
Il faut commencer par poser la question de l’autogestion des lieux du travail, pour entamer la lutte pour le pouvoir tout entier.
(Suite dans Utopie Critique N°45)