Sauf grain de sable de dernière minute introduit par le peuple irlandais dans un mécanisme bien huilé, le traité de Lisbonne devrait être ratifié. En 2005, le double non français et néerlandais au Traité constitutionnel européen (TCE) exprimait le refus d’une Europe néolibérale sur laquelle les citoyens n’ont que très marginalement de prise directe. Il avait ouvert dans l’Union européenne une période de latence, les gouvernements et les institutions européennes n’ayant absolument pas anticipé un tel rejet. Il faut reconnaître que le mouvement altermondialiste, et plus largement le mouvement social et citoyen, les forces progressistes, n’ont pas été capables, dans cette période, de s’appuyer sur ce double refus pour prendre l’offensive à l’échelle européenne et proposer aux peuples européens une alternative crédible. Cette incapacité a laissé le champ libre aux manoeuvres diplomatiques et aux initiatives politiques des gouvernements et de la Commission européenne qui ont abouti au traité de Lisbonne. La période ouverte par le double rejet du TCE est donc terminée. Dans cette nouvelle situation, il faut discuter des objectifs sur lesquels se battre et des stratégies à mettre en oeuvre.
Contrairement à une idée répandue, la construction européenne n’a absolument pas été linéaire. Lors de la signature en 1957 du traité de Rome, le souvenir de la guerre est toujours présent. L’instauration de la Communauté économique européenne (CEE) à six pays permet d’exorciser les conflits passés, notamment entre la France et l’Allemagne. La guerre froide en cimente l’unité. La suppression progressive des droits de douane se fait dans une zone économiquement et socialement relativement homogène. Tant que le capitalisme était organisé sur une base essentiellement nationale, le Marché commun apparaissait en fait comme étant la cohabitation de marchés régulés nationalement, disposant d’un tarif extérieur commun et de politiques publiques communes, notamment la Politique agricole commune (PAC) 1 et les fonds structurels et de cohésion 2. Nous n’avons pas affaire à cette époque à un marché européen unifié.
La construction européenne apparaît donc dès le départ marquée par l’ambiguïté. La libéralisation des échanges qu’elle met en oeuvre s’accompagne de politiques publiques européennes et d’une protection vis-à-vis de l’extérieur avec l’Union douanière et la référence explicite dans le traité de Rome à la préférence communautaire. Il est significatif que la Grande-Bretagne tentera à l’époque de construire une zone de libre-échange, l’Association européenne de libre-échange (AELE), pour s’opposer explicitement à la CEE.
L’internationalisation progressive du capital, aboutissant à la mondialisation néolibérale qui se développe à partir des années 1980, va bouleverser la situation. La déréglementation financière et commerciale, initiée au niveau des États 3, aboutit à la liberté totale de circulation des capitaux et au libre-échange généralisé. Elle fait basculer la construction européenne dans le néolibéralisme.
À partir de l’Acte unique de 1986, complété par les traités de Maastricht et d’Amsterdam, l’Union européenne se transforme en un espace privilégié de promotion des politiques néolibérales : politique industrielle déterminée par l’application du droit de la concurrence, gestion de la monnaie sortie du champ de la décision politique, concurrence fiscale entre les États, services publics remis en cause au nom de la concurrence, démantèlement progressif des mécanismes régulateurs des marchés agricoles, dumping social, budget européen réduit aux acquêts, etc. C’est à partir de cette époque que les dispositions les plus néolibérales du traité de Rome prennent tout leur sens. Le droit de la concurrence, inscrit au coeur des traités, devient le droit à partir duquel les élites néolibérales, hégémoniques au sein des institutions nationales et européennes, façonnent l’Union. C’est un droit normatif, véritable droit « constitutionnel » avant la lettre qui réduit la plupart du temps les autres textes européens à être des déclarations d’intention sans portée opérationnelle pratique 4. Cette tendance est encore accentuée avec l’arrivée en novembre 2004, d’une Commission européenne ultralibérale et conservatrice, placée sous la direction de José Manuel Barroso, portée par la grande majorité, néolibérale et atlantiste des gouvernements des États membres.
L’élargissement non maîtrisé de 2004 aggrave encore cette tendance lourde de l’Union à se transformer en simple zone de libre-échange. Refusant de mener de réelles politiques publiques européennes, et notamment d’augmenter de façon significative le budget européen en faveur des nouveaux entrants, le développement de ceux-ci est laissé, pour l’essentiel, aux mains de la politique de la concurrence. La concurrence entre les États et les systèmes sociaux et fiscaux est érigée en règle.
L’année 2007 pourrait bien apparaître comme un tournant dans la façon qu’a l’Union de traiter les questions sociales. Jusqu’à présent, le droit du travail relève essentiellement de dispositifs nationaux issus des compromis sociaux passés dans le cadre des États-nations. En théorie, l’Union a en la matière une compétence limitée et « soutient et complète l’action des États membres » 5. Toutefois, dans une série de domaines clefs, tels que la sécurité sociale et la protection des travailleurs, notamment en cas de résiliation du contrat de travail ou la représentation et la défense collective des travailleurs, des décisions peuvent se prendre, mais à l’unanimité des États membres, le Parlement européen étant simplement consulté.
Fin 2006, la Commission Barroso rendait public un Livre Vert intitulé « Moderniser le droit du travail pour relever les défis du XXIe siècle ». Ce Livre Vert fut suivi en juin 2007 d’une Communication de la Commission « Vers des principes communs de flexicurité » 6. À travers cette communication, l’objectif de la Commission est d’imposer des « principes communs » dans l’Union européenne en matière de droit du travail. En soi et au vu de l’hétérogénéité des situations, la démarche peut paraître honorable. Seul problème, l’analyse et les préconisations de la Commission. Selon elle, le marché du travail serait « trop protégé ». Pour lutter contre la division entre les exclus, outsiders, et les intégrés, insiders, il faudrait accroître la flexibilité de ces derniers. Le chômage et la précarisation des premiers seraient le produit de la trop forte protection des seconds. Dans ce cadre, les allocations chômage sont analysées comme des obstacles à l’emploi. On reconnaît là l’habituelle doxa néolibérale en matière d’emploi, alors même qu’aucune étude n’a pu mettre en évidence un lien entre le niveau de protection de l’emploi et le chômage. Bien entendu, rien n’est dit sur les politiques macroéconomiques de lutte contre le chômage. Pour la Commission 7, la notion de « fléxicurité » signifie visiblement flexibilité pour les salariés et sécurité pour les entreprises : il s’agit de supprimer les normes de protection de l’emploi, d’assouplir les règles d’embauche et de licenciement, de généraliser la flexibilité et la précarité du travail… le tout au nom de la lutte contre le chômage et la précarité. La novlangue orwellienne a encore de beaux jours devant elle !
L’objectif de la Commission, encouragée en ce sens par la grande majorité des États membres, est donc clair : accélérer les évolutions se déroulant au niveau national pour promouvoir un « autre modèle contractuel » en lieu et place du contrat à durée indéterminée qui organise encore la grande majorité des relations au travail dans la plupart des pays européens. Pour le moment, la Commission n’a pas, suite au Livre Vert, publié de Livre Blanc, qui aurait indiqué ses propositions d’orientations et qu’elle aurait ensuite transcrites dans un projet de directive. Elle s’est contentée d’une simple Communication. Le processus de ratification du traité de Lisbonne et la proximité des élections au Parlement européen ne sont sans doute pas étrangers à une telle circonspection, ce d’autant plus qu’elle peut utiliser la « méthode ouverte de coordination » 8 pour faire avancer ses vues.
(Suite dans Utopie Critique N°45)