Gallois est l'auteur de La Guerre de Cent Secondes, Les Etats Unis, l'Europe et la Guerre des Etoiles, Fayard, Paris, 1985
GALLOIS, ce témoin du siècle qui a instruit, formé, initié une génération entière à penser le nucléaire, a droit à la parole. Certainement. D’ailleurs, il ne s’en est rarement privé, que ce soit sous l’uniforme, sous plusieurs pseudonymes dans divers organes de presse, et beaucoup après, avec une trentaine d’ouvrages à son actif, sans oublier les textes qu’il rédige régulièrement pour différentes conférences. Dont celui sur Le bouclier belliqueux. (cf. ci-dessous). Son franc-parler, s’il a pu déranger la Grande Muette, c’était une gymnastique, peut-être aussi l’un des indices d’un homme qui sortait du rang.
Au crépuscule de sa vie, – il est né le 29 juin 1911 – il a eu le souci de tout mettre en perspective. Tout ? En tout cas, ses réflexions géopolitiques, ses analyses économiques ou démographiques. Pour ce qui est du bilan personnel, Gallois admettrait – avec un sourire – qu’il a épousé la carrière militaire malgré lui. Tous ses lecteurs ne savent peut-être pas qu’il se préparait à une carrière artistique. Mais puisqu’il va rejoindre l’histoire des penseurs de la bombe française, il serait déplacé, inapproprié tout au moins d’omettre que Gallois avait rencontré les « grands » de la stratégie grâce à des talents, des compétences qui relèvent davantage de l’esthétique que de la balistique ou de la géopolitique. Ce personnage atypique […] fut plus porté vers l’amour de l’art que celui des avions de combat, ou que celui de la réaction en chaîne qui déclenche la fission nucléaire. Cet élément biographique peut paraître de prime abord une simple anomalie, un paradoxe dont l’Histoire est friande. Mais le monde du nucléaire a sa part d’irrationnel… Au sein de l’institution militaire, Gallois était avant tout considéré comme un intellectuel, ce qui dans ce milieu n’est pas un compliment. Pourtant, le disciple de Clausewitz et de Bouthoul, un compagnon d’armes intellectuelles tel que Poirier ou Beaufre fut bien plus que cela…
Le hasard a voulu que l’Otan se serve de lui – de son intuition, de ses compétences – pour convaincre les dirigeants de la IVe République dont Guy Mollet de se lancer dans l’aventure de la force de frappe. Ne l’oublions pas : C’est à Gallois qu’est revenue la tâche de convaincre les dirigeants français de la nécessité de se doter d’une « force de frappe ». Ce travail de persuasion, il s’en est acquitté.
Convaincu du fait que la France ne peut demeurer une grande puissance qu’à la condition de se doter d’une nouvelle doctrine de défense, Gallois expose, dans sa thèse soutenue en 1954, à l’issue de l’École supérieure de guerre, sa conception stratégique de la « dissuasion du faible au fort ». Le professeur a d’ailleurs été écouté et entendu. Il peut être considéré, après avoir été « hot colonel », comme l’un des pères spirituels de la bombe. Mais il serait réducteur de croire ou laisser croire que l’aventure nucléaire fut le fruit du cartésianisme. C’est aussi un calcul, un pari fou. Bref, et c’est là que les deux histoires se rejoignent, le programme atomique français est né d’une vision plus que d’un échafaudage édifié pierre par pierre.Gallois, on lui doit avant tout la théorisation de la menace suprême. Avant même de faire école à Séoul, en Amérique latine en passant par Israël et Bagdad, ses conceptions du « pouvoir égalisateur de l’atome « ont dû se frayer leur chemin ici même, sur le sol français. Il les défend toujours en rappelant les propos du maréchal Chen Yi qui déclarait un jour à un reporter de l’agence Reuter en 1958, je le cite, « plus grands seront le nombre d’États nucléaires sur la Terre, plus grande sera la tache de paix qui s’étendra sur cette Terre » Excédé par cette généralité, j’ai un jour demandé : « – Mais enfin Général qui devrait en être exempté ? » Il m’avait répondu, après un silence : « – Oui… le Liechtenstein. »
La thèse des trois « catégories d’État », énoncée, formulée devant le général De Gaulle, théorisée par la suite, ne tient peut-être plus la route. Y a-t-il eu quelques dérives ? Que l’on soit ou non familiarisé avec les doctrines, reste à évaluer jusqu’à quel point le nucléaire, même auprès de ses défenseurs les plus zélés, est contaminé par la critique, ses contradictions et ses propres limites. Mais ce n’est pas parce que le faible est devenu moins faible. Ou plus « fou ». Ni parce que le « fort » n’est plus forcément le plus fort. Mais tout simplement de l’avis du général, parce que la Nation, celle qu’il fallait mettre en garde et protéger, celle qu’il a fallu propulser sur le devant de la scène internationale est devenue, bon an mal an, « malade de la paix », à l’image de ces avions d’après-guerre qui risquaient, par manque d’entraînement des pilotes, d’être entraînés dans leur chute…
Dans cette France du XXIe siècle, tiraillée entre sa « dissuasion existentielle » – dissuasion minimale ou « dissuasion strictement défensive » comme dirait Sarkozy (discours de Cherbourg, mars 2008) –, son atlantisme de moins en moins feutré et son désir d’Europe plus ou moins autonome, l’iconoclaste Gallois n’a pas peur d’affirmer qu’il a été au service d’une nation, une nation qui se renie. De ce fait, la France et Gallois avec elle, doutent de la valeur et la légitimité de toute posture de défense crédible. À l’heure des règlements de compte, 55 ans après le démarrage de l’aventure nucléaire, le lecteur est en droit de se demander si les conditions de l’obsolescence de la bombe ont été réunies.
En tout cas, la bombe a changé Gallois. Est-elle parvenue à changer la mentalité des Français ? À l’heure du fameux Livre Blanc de la défense et de la sécurité nationale, la question reste ouverte. Pourtant, il se pourrait que les mêmes qui ont accepté, applaudi la bombe made in France soient disposés demain à la troquer, la brader, la recycler ou assister passivement à sa mise au rancart… et – ironie de l’Histoire – pas forcément pour des motifs relatifs à la sécurité. ■