Chapitre VIII de Théorie de la violence

 

« Cachez ce sein que je ne saurais voir » (Molière)

 

Il ne m'échappe pas que la distinction entre a-violence et non-violence peut être considérée comme arbitraire, eu égard à la proximité des {jo_tooltip} C'est ainsi que Jackie Assayag, dans son étude intitulée "Les trajectoires de l'a-violence : de l'ashram à la nation (hindoue)" (in Françoise Héritier, De la violence II, op.cit., p.215), traduit par a-violence l'ahimsâ, qui sera chère à Gandhi, rangé par moi sous la rubrique de la non violence (cf. intra) | domaines {/jo_tooltip}. Je ne la crois néanmoins pas tout à fait inutile, ces isadelphes, si l'on admet que sous le terme d'a-violence sont pris en compte les/des lieux, en principe, étrangers à la violence et ne l'intégrant pas à leur démarche, et sous celui de non-violence des formes assurant explicitement la rejeter. J'en proposerai trois catégories, la première relative et conjoncturelle, les deux autres représentant des conduites de refus systématiques, individuelle ou collective. L'opposition guerre (stricto sensu)/paix peut se ranger sous la première. Si on laisse, à regret, de côté les utopies de la maxime chrétienne de l'amour du prochain ou du projet de paix perpétuelle de Kant, force est bien de constater que l'homo homini lupus de l'état de nature ne demeure pas moins lupus une fois advenue sa conversion en homo homini deus de l'état social. Et ses figures sont nombreuses. L'Onu, fondée sur la défense de la paix dans le monde, est amenée à tolérer, cautionner et parfois encourager des affrontements armés entre nations, dont elle n'a pas pris l'initiative (cas de la seconde guerre contre l'Irak). Une armée, toute armée, qui aurait renoncé à des opérations de conquête ou d'agression, ne pourrait-elle pas se prévaloir de la charge du maintien de la paix ? L'Antiquité séparait soigneusement l'Irénarque, dont la fonction consistait à maintenir la tranquillité dans les provinces de l'Empire, du Polémarque, soit militaire, en tant que général, soit politique, comme, à Athènes, ministre de la guerre. Souvenons-nous qu'il y a peu régnait « l'équilibre de la terreur », à propos duquel Alain Joxe écrit : « on est même devenu expert un peu partout dans l'art de créer du consensus par la peur de la guerre et de faire de cette peur le ciment politique principal, même sans guerre extérieure : c'est là une des définitions possibles de la {jo_tooltip} Voyage aux sources de la guerre, Paris, PUF, 1991, p.430 | paix nucléaire » {/jo_tooltip}

 

2. Or, pour Raymond Aron, « la paix par la peur » était déjà une illusion, au même titre que {jo_tooltip} Paix et guerre..., op. cit., p.629; dans le Ch. XXIII, I "La paix par la loi", Aron propose de distinguer 7 sortes de pacifismes. | « le désarmement par le droit » {/jo_tooltip} et « il n'est pas faux de dire que l'ordre politique est inséparable des {jo_tooltip} Ibid., p.741 |  hostilités » {/jo_tooltip}. Cependant « est-il, d'une façon générale, possible de liquider les conflits sans recourir à la violence ? » Benjamin, qui pose la question, répond « Incontestablement » et il mentionne les rapports entre personnes privées, tels que « la culture du coeur » qui fournit des « moyens purs » et s'appuie, du côté de la loi, sur « l'impunité du mensonge », garante de l'entente par le dialogue. La période de décadence qui fait de la tromperie un délit voit le retour de la {jo_tooltip} Critique de la violence, op. cit., P.227-228; Benjamin commente ce point : "Car, en interdisant la tromperie, le droit limite l'emploi de moyens tout à fait non violents parce qu'ils pourraient, par réaction, provoquer de la violence. Cette même tendance du droit a contribué aussi à faire admettre le droit de grève, qui contredit aux intérêts de l'Etat; Le droit l'autorise parce qu'il met un frein à des actions violentes auxquelles il redoute d'avoir à faire face" (ibid., p.228) | violence juridique {/jo_tooltip}. D'autres auteurs, soucieux eux aussi, d'assurer la voie de la paix, présentent des hypothèses, à la fois plus réalistes et moins paradoxales. C'est ainsi que R. Aron pense à une « solution théorique ». « Pourquoi, écrit-il, l'humanité entière ne créerait-elle pas une Confédération planétaire à l'image de la Confédération helvétique, chargée de la mission de résoudre les problèmes qui ne sauraient l'être à un niveau inférieur - conservation des ressources naturelles, conditions des échanges, diminution ou limitation de la {jo_tooltip} Op. cit., p. 738 | violence organisée ? » {/jo_tooltip}. A. Joxe, pour sa part, achève son livre sur la phrase suivante : « L'agilité politique et militaire délocalisée doit pour recréer de l'ordre, se mettre au service de la paix ou prévoir la croissance du {jo_tooltip} Op. cit., p.430 | chaos {/jo_tooltip}». Il ne fait pas de doute, en particulier pour des observateurs de la scène internationale, que l'épouvantable XXe siècle rend plus urgente que jamais l'exploration des possibilités d'un établissement de la concorde et de l'instauration de la non-belligérance généralisée (Peace Research). Toutefois, ni le droit, ni la loi, ni les projets de réforme politiques n'ont encore réussi à faire cesser les affrontements meurtriers. Localisés ou pas, les conflits armés se multiplient. Les « grandes puissances », attestant qu'aucune institution supranationale ne les a fait sortir de l'état de nature, rivalisent dans les recherches destinées à perfectionner sans cesse les technologies militaires et dans le commerce des armes. Elles maintiennent la fiction hypocrite selon laquelle la guerre pourrait protéger ou faire advenir la {jo_tooltip} R. Aron, commentant le livre de R.E. Osgood, Guerre limitée, écrit : "utiliser la force pour assurer la sécurité de la démocratie, à travers le monde (the world safe for democracy) ou pour substituer le règne de la loi à la politique de puissance par le chatiment des coupables et l'organisation d'une Société des Nations, c'est s'engager en une entreprise qui risque d'être d'autant plus violente qu'elle se donne pour objectif ultime l'élimination de la violence et que la réalité ne se pliera jamais à ces rêves sublimes" (op. cit., p.580) | démocratie {/jo_tooltip}. À une échelle bien moindre, les dispositifs anti-violence proposés ou mis en place pour l'école, par exemple, attendent encore leurs résultats...

L'antimilitarisme constitue-t-il une option radicale en faveur de la paix ? Qu'il soit anarchiste ou révolutionnaire, il dénonce avant tout l'armée en tant qu'institution. Il n'envisage pas l'abandon de toute violence. On notera, au passage, que l'esprit frondeur de notre pays, volontiers crédité de cette attitude, a peu à envier aux nations les plus belliqueuses. Son antimilitarisme n'a d'égal que son engouement pour l'uniforme, celui, de préférence, des généraux, depuis La Fayette, en dépit de sa trahison pendant la Révolution, à la vénération d'un De Gaulle, en dépit de son coup d'État, en passant évidemment par le fossoyeur des droits républicains, toujours porté au pinacle, Napoléon Ier, les Mac Mahon ou Boulanger, de moindre calibre, les héros de la boucherie de 14-18, nos grands maréchaux, Pétain compris, et la kyrielle de nos massacreurs, gloires des conquêtes coloniales. Souvenons-nous, en outre, des cas de collaboration active, point exceptionnels du tout, avec les nazis, de la mansuétude du « Chef de la Résistance » pour le « Maréchal » ou de celle d'un Président « socialiste » envers les putschistes de l'OAS, rétablis dans leurs grades et pensions. Un pacifisme troupier, en quelque sorte.

(Suite dans Utopie Critique N° 44)