Entre la Force et le Droit

Chroniques du Kosovo

Vojislav Kostunica

Octobre 2002, L'âge d'homme

Voici un auteur, serbe, né en 1944, Docteur en droit, dont le parcours est pour le moins surprenant. Soutenu par Condoleezza Rice dans sa lutte contre Slobodan Milosevic pour instaurer un régime démocratique, il fonde le parti démocrate de la République fédérale Yougoslave, devient le Président de la RFY en 2000, jusqu'à sa dissolution en 2003, puis il est nommé Premier ministre du gouvernement de la Serbie Monténégro, qui suit la disparition de la RFY, et après l‘éclatement de cette dernière structure, en 2006, Premier ministre de la Serbie indépendante. Il vient de démissionner en mars 2008 car il est opposé et mène la lutte contre l'indépendance du Kosovo.

Tout cela peut sembler bien étrange. Rien de ce qui se passe dans les Balkans ne va de soi. Tout d'abord, comme partout, mais là plus qu'ailleurs, l'histoire contemporaine se déroule sur un arrière-fond de deuxième guerre mondiale qui n'en finit pas de venir troubler le présent. On en approche un peu la vérité dans deux films, deux narrations qui nous éclairent d'une manière flamboyante sur la spécificité de cette région. Le film d'Emir Kusturica Underground (1996) qui dans son style baroque nous explique pourquoi il ne peut pas renoncer à la Yougoslavie et celui du Grec Théo Angelopoulos Le regard d'Ulysse (1995) qui conte l'odyssée d‘un réalisateur convaincu qui, en traversant les pays et en remontant le temps, retrouverait celui de l‘innocence des peuples de cette région, sans y parvenir.

L'Histoire : les Albanais ont collaboré avec l'occupant allemand. Ils ont expulsé environ 100 000 Serbes du Kosovo et en ont exécuté plusieurs milliers (un nettoyage ethnique qui ne dit pas son nom et oublié par la communauté internationale) pour y installer des Albanais dont « un grand nombre d'entre eux n'a jamais acquis la nationalité yougoslave après 1945 ». Tito, qui était croate, interdira par la suite « provisoirement » le « retour des Serbes expulsés » tout en faisant du Kosovo « une entité administrative particulière dans le cadre de la Constitution de 1946, qui finit par recevoir dans la Constitution de 1974 les attributs de la souveraineté ». Pour l'auteur, l'attitude de Tito s'expliquerait par le fait que le mode de fonctionnement du « PC yougoslave est resté soumis à sa politique Kominternienne d'avant-guerre destinée à refouler la prétendue "hégémonie Grand Serbe" ». La minorité albanaise de Serbie (mais pas celle de Macédoine, ou de Bosnie Herzégovine) s'est donc toujours sentie autorisée à revendiquer une certaine autonomie qui lui avait été accordée même sous le régime titiste.

Voilà pour le cadre historique tel qu‘il est admis par l‘ensemble des parties et qui légitimerait ce qui se réalise, sauf, bien entendu, pour les Serbes...

L'auteur, en juriste méthodique, reprend les notes et des articles qu'il a rédigés au fil des événements de 1995 (date des accords de paix pour la Bosnie) à 1999 (prise en charge du Kosovo par la communauté internationale). Ces analyses, bien que datant d'une dizaine d'années, sont d'une justesse prémonitoire et annonçaient ce qui a fini par se concrétiser aujourd'hui : l'indépendance du Kosovo et l'instabilité de la région avec la possibilité de nouvelles guerres.

L'auteur nous présente les responsabilités de toutes les parties.

Les Serbes

Milosevic n'a jamais refusé de dialoguer avec Brugovar, mais alors que les Albanais avaient la volonté de parvenir à l'indépendance et avaient défini un programme transitoire (culturel, politique, la mise en place d'institutions, etc.), les Serbes n'ont jamais jugé la question du Kosovo comme une question vraiment sérieuse mais comme l'énième conflit interethnique de la région et ils n'avaient ni pensé ni les moyens politiques pour répondre au séparatisme albanais qui contestait la souveraineté légitime de la République fédérale Yougoslave. La société serbe, dit l'auteur, présentait un caractère autoritaire si fort qu'elle ne pouvait agir qu'autoritairement là où il aurait fallu engager des discussions entre les parties, consulter le peuple et accorder un statut d'autonomie à cette région dans le cadre du respect de la souveraineté de la République fédérale de Yougoslavie lorsqu'elle était encore en place. Il aurait fallu qu'ils sachent choisir entre État binational ou État national et droit des minorités.

Globalement les Serbes étaient pour un statut d‘autonomie mais sans éléments de souveraineté. En ayant tardé à définir leur feuille de route, Milosevic a fait la part belle aux Albanais qui n'ont cessé de bénéficier de l'aide de la communauté internationale. L'Europe (en tant que supplétif) et les USA, ont pris en main le destin des deux communautés privilégiant l'une contre l'autre.

L'auteur accuse donc les dirigeants serbes d'avoir, par incurie, laissé la question du Kosovo s'internationaliser de manière à se dégager de toute responsabilité sur ce qui pourrait advenir par la suite.

Les Albanais

Ils ont essentiellement présenté leur lutte pour l'indépendance comme une lutte pour les droits de l'Homme. Cela sonne bien aujourd'hui et ça facilite l'intervention américaine partout où ça leur semble nécessaire en fonction de leurs propres intérêts. Comme le disait un membre de la CIA dans un reportage (Arte) sur les « Spin doctor » : « avant, nous étions obligés d'agir en cachette par l'intermédiaire des services secrets et militaires, d'utiliser la torture, aujourd'hui il suffit de se revendiquer ouvertement des droits de l'Homme ». Cependant, les Serbes avaient reconnu des droits aux Albanais, même si ce ne fut pas aisé : enseignement de la langue, reconnaissance d'un auto gouvernement... Toutefois le dessein réel des Albanais a toujours été de construire la Grande Albanie. Les courants modérés ont été peu à peu repoussés hors champ (y compris avec quelques assassinats) par les ultras de l'UCK immédiatement dotés de moyens militaires et financiers importants, avec lesquels ils purent se livrer à une véritable guerre civile sous la bénédiction de Clinton, le démocrate, puis de Bush, le républicain, une continuité sans faille dans la politique extérieure nord-américaine...

Les Européens

Au mépris du droit international, ils se sont élevés contre la légitimité de l'intervention militaire serbe qui défendait sa souveraineté et l'intégralité de son territoire contre les séparatistes albanais. Ils ont participé d'une manière peu glorieuse aux manipulations d'images qui montraient des Serbes sanguinaires féroces et bestiaux, bourreaux des Albanais. Ils ont laissé se répandre de fausses rumeurs lancées par une agence américaine sur l'existence de camps de concentration sur le sol serbe pour les non-slaves, etc. Ils ont refusé de voir que la désintégration de la RFY et le soutien des Américains à l'UCK était le prélude à une nouvelle période d'instabilité dans la région : en Macédoine (où la revendication albanaise s'étend actuellement), en Grèce (pour ce qui concerne la population grecque du sud de l'Albanie), en Turquie (pour la minorité turque en Bosnie Herzégovine). Ils se sont tout simplement alignés dès le départ sur les projets américains, pour qui, sur un plan géostratégique, être présents dans les Balkans leur permet de contrôler les lieux d‘extraction du pétrole et son transport et puis pourquoi se priver au passage de la possibilité de semer quelques grains de discorde dans la « construction européenne » et quelques avertissements en direction de la Russie, car « Yougoslave » cela veut dire : slave du sud en russe...

Les accords de Rambouillet de 1999 se sont traduits non seulement par la limitation de souveraineté de la Serbie sur le Kosovo mais aussi sur son propre territoire car les Serbes furent placés de fait sous contrôle.

Les Américains

La question du Kosovo est « devenue pressante » après les accords de paix de Dayton et les élections législatives de 1996 en Bosnie Herzégovine. Le Département d'État américain affirmait déjà en novembre 1995 : « les sanctions envers la Serbie restent en vigueur tant que la Serbie n'a pas commencé à résoudre d'autres questions comme celle du Kosovo et la coopération avec le Tribunal de guerre ». Ils n'ont eu de cesse de soutenir l'UCK, leur bras armé en Serbie, comme dans les Balkans. L'auteur a caractérisé avec justesse la politique américaine :

- élargissement de l'Otan à l'est,

- enfermement de la Russie,

- marginalisation de l'Onu.

Un ensemble d'ingrédients qui rendent les guerres plus probables que les solutions diplomatiques et politiques. La Pax americana a vocation à s'étendre partout sur le monde, bienvenue au royaume des aveugles qui veulent croire que l‘Amérique leur apporte la liberté et la paix.