Les fondements de l'entreprise.

Construire une alternative à la domination financière

Daniel Bachet

Les Éditions de l'Atelier, Paris, 2007, 255 p.

 

Sortir de l'entreprise capitaliste

Daniel Bachet, Gaëtan Flocco, Bernard Kervella, Morgan Sweeny

Éditions du Croquant, septembre 2007, 223 p.

Voici deux ouvrages dont ne peut nier qu'ils soient en phase avec l'actualité. La crise des subprimes aux États-Unis doublée du scandale de la Société générale a confirmé, s'il en était encore besoin, la nocivité de l'emprise de la finance sur le développement économique et, plus largement, sur l'évolution des sociétés considérées dans leur ensemble. Or, chacun a leur manière, l'une académique, dans le cas du livre signé par le sociologue Daniel Bachet, l'autre, plus « grand public », pour l'ouvrage collectif rédigé par le même et trois chercheurs membres de l'association Attac, les auteurs ont précisément voulu oeuvrer à « desserrer les contraintes » que fait peser le primat accordé à la logique financière dans la marche d'un monde désormais « globalisé ». Et cela, à un niveau qui aurait été jusqu'ici insuffisamment étudié ou mal appréhendé : l'entreprise.

Dans une conjoncture politico-idéologique où le vocable « réforme » a perdu sa connotation progressiste pour légitimer une remise en cause systématique des droits conquis par le mouvement ouvrier, qualifier de « réformistes » des ouvrages visant à redresser l'image de l'entreprise pourrait être mal interprété. Mais ce serait là oublier, comme y incite l'inversion de sens opérée par le discours néolibéral, ce que le terme a longtemps désigné : des politiques et des mesures visant à améliorer la condition des travailleurs, amélioration sur laquelle les « réformes » menées depuis plusieurs décennies, en France et ailleurs, sous l'égide de gouvernements interchangeables, ont précisément pour but de revenir. Or, la visée qui inspire les auteurs est précisément de contribuer à porter un coup d'arrêt à la régression sociale en cours dans le monde du travail, et c'est à ce titre que l'on peut dire qu'ils s'inscrivent à nouveaux frais dans la tradition réformiste.

« À nouveaux frais », car Daniel Bachet dans l'un des ouvrages, et le même en compagnie des trois autres chercheurs dans l'autre, ont décidé de porter le fer de la réforme au coeur même de l'entité qui passe pour constituer la matrice de l'exploitation capitaliste, à savoir l'entreprise, et cela, non plus par le biais de nationalisations, d'expropriations, du contrôle ouvrier ou de l'autogestion, mais d'un relâchement des liens qui l'assujettissent à la « société de capitaux ». Alors que l'une aurait pour raison d'être « la création de richesses » sous la forme de biens, de services et d'emplois, l'autre ne serait constituée qu'en vue de l'obtention du profit. Autrement dit, pour reprendre le titre de l'un des ouvrages, il s'agirait de « sortir de l'entreprise capitaliste » pour lui restituer sa véritable finalité, mais non, comme on va le voir, de sortir l'entreprise du capitalisme et encore moins, d'une manière plus générale, d'en finir avec celui-ci.

En référence à ce qu'avait énoncé Pierre Bourdieu à propos des luttes symboliques pour l'imposition d'une représentation légitime du monde, qui ne faisait lui-même que reprendre les théorisations de Karl Marx à propos de l'idéologie, les auteurs imputent aux propriétaires, dirigeants, managers et autres « actionnaires de contrôle » ainsi qu'aux économistes libéraux ou néolibéraux la confusion entretenue entre l'entreprise et la société des capitaux aux dépens de la première. Agents les plus « dominants » au sein de la classe dirigeante ou idéologues à leur service, ils auraient réussi à diffuser, non seulement dans le monde économique, mais dans l'opinion publique en général, l'idée ou l'image de l'« entreprise » comme machine à fabriquer du profit en même temps des produits en donnant la priorité au premier. Avec pour effet, sinon pour intention, de reléguer à l'arrière-plan voire à de faire oublier sa vocation première de « structure productive » pour l'identifier à une « structure financière », la société de capitaux, dont la fonction et les objectifs sont, eux, d'ordre exclusivement financier : créer de la valeur pour le propriétaire et/ou l'actionnaire.

Cette identification abusive, sur laquelle les auteurs ne cessent d'insister, en particulier D. Bachet qui en fait le pivot de toutes ses analyses et propositions, serait redoublée au plan juridique. À les lire, en effet, l'entreprise n'a pas de statut juridique propre. Seule la société de capitaux est, à ce jour, une entité juridiquement reconnue, disposant à ce titre d'une personnalité morale. Il s'ensuit que « personne n'est propriétaire de l'entreprise ». Certes, les actionnaires et les propriétaires de capitaux font croire le contraire à la terre entière pour justifier leur monopole dans la détermination des intérêts de l'entreprise. Mais il ne faudrait voir là qu'une « tentative de détournement de pouvoir », l'effet d'un « coup de force symbolique » rendu possible, au plan idéologique, par la capacité des dominants à imposer des structures cognitives « en accord apparent avec les structures objectives du monde économique et sociale ». Preuve du caractère arbitraire de cette « représentation légitime » mais fallacieuse de l'entreprise : on chercherait en vain trace d'« un acte libre et volontaire qui aurait été exprimé, à une période donnée de l'histoire, par le monde du travail salarié. Aucun contrat explicite n'a jamais lié les parties en présence ». L'argument est pour le moins naïf : depuis quand les capitalistes auraient besoin pour exploiter les travailleurs de l'aval juridique de ces derniers !

Disons-le sans plus attendre : si « coup de force symbolique » il y a, il réside avant tout dans la dissociation opérée par les auteurs entre « structure productive » et « structure financière ». Non que ce distinguo doive être totalement rejeté : sa portée analytique est indéniable pour décrire le fonctionnement de l'entreprise, comme le démontrent les développements éclairants consacrés à ses divers acteurs ou à sa financiarisation progressive, ou encore les critiques pertinentes que D. Bachet adresse aux économistes et aux sociologues qui l'ont choisie comme objet d'étude. En revanche, loin d'aider à mettre en lumière ses « fondements » - pour reprendre l'intitulé de l'un des deux ouvrages -, cette séparation opérée entre le productif et le financier contribue au contraire à les replonger dans l'ombre.

Contrairement à ce qui est avancé, si l'assimilation de l'entreprise à la société de capitaux a pu s'imposer et perdurer, ce n'est pas du fait qu'elle était portée par le « bloc hégémonique » ou en raison de l'adéquation des « structures cognitives incorporées devenues inconscientes » à « l'ordre économique et libéral établi ». La « tentative de détournement de pouvoir » imputée aux capitalistes a été couronnée de succès tout simplement parce que ceux-ci sont de facto les propriétaires effectifs des moyens de production, quelles que soient les formes juridiques revêtues par cette propriété. Faire croire que la société de capitaux « n'est que le moyen de financer l'entreprise », revient à faire voir le monde à l'envers : celle-ci n'est financée que dans la mesure où la « production de biens et de services », présentée par D. Bachet et ses collègues comme sa « finalité » voire sa raison d'être, est d'abord production de plus-value. Un concept significativement presque absent des deux ouvrages - sauf dans son acception « spéculative » - de même que celui d'exploitation.

Plutôt que de s'appuyer sur une lecture quelque peu hâtive de P. Bourdieu ou de A. Gramsci, il aurait été plus fructueux d'en revenir à Marx. Non par révérence obligée, mais parce qu'il apparaît difficile de ne pas se référer à sa pensée et aux théoriciens qui ont inscrit leurs travaux dans son prolongement, pour qui souhaite traiter, à des fins autres qu'apologétiques, de l'entreprise, de la propriété et du travail à l'heure de la « mondialisation ». À plus forte raison lorsque l'on se propose de limiter, à défaut, d'y mettre un terme, l'accaparement de la « richesse », au sens générique du terme, par une minorité de privilégiés.

Vouloir faire exister l'entreprise de manière autonome « afin que la source du pouvoir ne puisse plus provenir de la seule propriété des capitaux » dans l'espoir que l'activité des « différentes parties présentes », patrons compris, ne soit pas soumise au seul impératif de la maximisation du profit, révèle une profonde méconnaissance - ou un déni délibéré - de la dynamique du capitalisme. La caractéristique fondamentale du capital en tant que rapport de production est - on regrette d'avoir à le rappeler - que le travail, en tant que travail salarié, lui est asservi. Au plan économique, cet asservissement se traduit par l'exploitation du travailleur, c'est-à-dire - pour mettre les points sur les i - par l'appropriation par la classe dominante du surproduit social, du travail impayé, la plus value, qu'elle utilise à sa guise. Son extraction n'est pas, comme chacun est également censé le savoir, une opération technique, mais un processus de lutte de tous les instants, y compris dans les périodes où la classe possédante est à l'offensive, ne serait-ce, en plus de la résistance des travailleurs, qu'en raison de concurrence entre capitalistes qui entraîne la concentration du capital, que ce soit par absorption ou élimination des concurrents les plus faibles, ou par des fusions volontaires.

Clairement saisis et exposés par Marx lorsque le capitalisme n'existait réellement que dans quelques villes d'Europe occidentale, les grands traits de ce mode de production n'ont cessé de s'affirmer et de se confirmer sur les cinq continents au cours siècle et demi qui s'est écoulé depuis Et l'on ne voit pas en quoi la « financiarisation » du capital les rendrait moins saillants. Que l'on sache, les restructurations, les suppressions d'emplois, la spéculation boursière, la falsification des comptes existaient avant elle. Et, jusqu'à nouvel ordre (non capitaliste), la répartition de la plus-value en faveur des gestionnaires des fonds de placement, des assureurs, des banquiers, des cabinets d'audit, des analystes financiers, des traders et autres brookers ne l'empêche pas d'être d'extorquée, aujourd'hui comme hier, au sein même des entreprises. Or, voilà pourtant que la plus-value disparaît une fois de plus comme par enchantement, sous la baguette magique altermondialiste, cette fois-ci, au profit de la « valeur ajoutée directe des ventes ». Et que, à condition que le rapport de cette valeur avec le « coût de la structure productive » (rémunération des capitaux investis compris) soit supérieur à 1, sa maximisation aurait pour vertu de « satisfaire à la fois les intérêts du personnel et ceux des actionnaires ».

Dans cette version relookée de l'association capital/travail, la « création de valeur pour l'actionnaire » (shareholder) céderait la place à une logique « bien différente », celle des « parties prenantes » (stakeholders) d'un « gâteau », plus gros et surtout - développement durable oblige ! - de meilleure qualité environnementale, « à produire et à partager équitablement ». Emporté par son enthousiasme, D. Bachet va jusqu'à entrevoir dans le « concept de valeur ajoutée » une « conception de l'entreprise et de la production des richesses susceptible de résoudre les problèmes économiques et sociaux au-delà du rapport capital/travail ». Comme si celui-ci n'était pas précisément à l'origine de la plupart de ceux-là ! Une formule lapidaire résume le postulat sur lequel repose cette dialectique réconciliatrice : « le seul intérêt commun du capital et du travail au-delà de leurs divers antagonismes est bien l'obtention du "revenu" qu'est la valeur ajoutée ».

Que répondre à pareille assertion, sinon ce qu'objectait déjà Marx en 1849 : « quand on dit : les intérêts du capital et les intérêts du travail sont les mêmes, cela signifie seulement que le capital et le travail salarié sont les ceux aspects d'un seul et même rapport. L'un est la condition de l'autre [...]. Tant que l'ouvrier est un salarié, son sort dépend du capital. Voilà la fameuse communauté des intérêts de l'ouvrier et du capitaliste ». Et ce qui vaut pour l'ouvrier vaut, bien entendu, pour le prolétaire d'une entreprise de « services », comme le montrait encore récemment la grève menée en France par les caissières de super- et d'hypermarchés.

Dès lors, demander des comptes aux directions des sociétés et interpeller les pouvoirs publics, comme le préconisent les auteurs, à partir d'« une remise en cause des critères de rentabilité, mais aussi de productivité et de compétitivité » définis par les milieux financiers, ne semble pas une démarche très réaliste. Outre que la bourgeoisie française et ses fondés de pouvoir gouvernementaux ne se trouvent actuellement pas sans une situation qui les obligerait à obtempérer, l'« autre efficacité économique et sociale » qui en résulterait ne concernerait tout au plus que les mécanismes et les modalités de l'exploitation. Plutôt qu'à « une alternative à la domination financière », c'est à une alternative à la domination capitaliste qu'il faudrait (re-) commencer à songer.