Membre de notre comité de rédaction, Daniele Riva fut militante du Cercle Dimitriev et suivit constamment l'activité du mouvement féministe français et étranger sous toutes ses formes. Elle relate ici l'intérêt du colloque du 25 septembre dernier organisé par le collectif Droits des femmes à Paris, qui rencontra un franc succès avec, entre autres, plus de 600 personnes présentes.
Si la genèse du M.L.F., le Mouvement de libération des Femmes, avec sa manifestation fondatrice en août 1970 à l'Etoile pour honorer la femme du soldat inconnu, est assez bien connue, son histoire faittoujours l'objet de recherches universitaires. Et le problème, c'est bien de passer de la mémoire individuelle à l'Histoire.
Beaucoup de féministes radicales se sont exprimées au cours de ces quarante années (Anne Zelensky de la Ligue du droit des femmes, Liliane Kandel des Temps Modernes, Christine Delphy « l'ennemi principal », etc.). Il est vrai qu'elles étaient en majorité des intellectuelles et que l'accès aux médias leur a été plus facile. Il en est de même pour le courant Psychanalyse et Politique de Antoinette Fouque qui a carrément créé ses propres éditions Les Editions des femmes. Il reste cependant tout un pan de l'histoire du mouvement des femmes dans l'ombre, celle du courant Luttes de classes/luttes de femmes qui survit par l'intermédiaire des militantes du collectif Droits des femmes, collectif qui continue à mobiliser les femmes autour de leurs revendications propres et des luttes actuelles.
Toutes ces différentes féministes s'entendent pour dater la naissance du courant Luttes de femmes/luttes de classes fin 1970-début 1971, à partir de la création du Cercle Elisabeth-Dimitrieff. Il s'avère qu'un membre du comité de rédaction de Utopie Critique a été partie prenante de cette histoire. Voici son témoignage.
« Pas de libération des femmes sans Révolution socialiste, Pas de Révolution socialiste sans libération des femmes », rapide histoire du Cercle Elisabeth-Dimitrieff (1970/1975)
Quand les féministes révolutionnaires sortirent leur brochure « Libération des femmes, année zéro » (nov. 1970), des militantes de l'A.M.R la vendaient et étaient déjà actives dans ce qui allait devenir le Mouvement des femmes. L'A.M.R (Alliance marxiste-révolutionnaire) était une organisation issue de Mai-68. Certains de ses fondateurs étaient des militants trotskystes, « les pablistes », dont le projet politique reposait sur une « République socialiste autogérée » et qui avaient aussi milité activement aux côtés des Algériens lors de leur lutte pour l'Indépendance. Il revient à cette organisation marxiste critique d'avoir été l'une des premières a théoriser et a participer à la formation et au développement des « nouveaux mouvements sociaux » (jeunes : les Comités d'action lycéenne, soldats : Information pour les droits des soldats et le mouvement des femmes).
Il ne faut pas oublier de se replacer dans le contexte historique de cette époque. Le fond de l'air était rouge, la Révolution imminente et Mai-68 une avant première. Tout était à repenser. Il nous fallait retrouver ce lien implicite qui existait entre les périodes révolutionnaires et le développement des mouvements de femmes. Or une fois la période révolutionnaire passée, victorieuse ou réprimée, les femmes se retrouvaient à nouveau isolées dans leur foyer, situation que nous analysions comme le résultat de l'absence d'une structure spécifique autonome par rapport au pouvoir et gérée par les femmes elles-mêmes.
Une copine de l'A.M.R avait répondu à l'annonce publiée par M. Wittig et A. Fouque sur l'Idiot International (mai 1970), mais dans l'ensemble nous sommes arrivées au cours du mois de septembre 1970. Moi-même, j'ai atterri dans le groupe des « Petites Marguerites » (tiré du titre d'un film de 1966 de la tchécoslovaque V. Chytilova dans lequel les deux jeunes filles protagonistes saccageaient allègrement les poncifs de la société tchèque de l'époque). Nous avons tout de suite travaillé avec les féministes révolutionnaires, en toute amitié mais non sans dialogues critiques. Car si nous apprécions leur analyse du capitalisme comme représentation historique du patriarcat, pour autant il n'était pas question pour nous d'abandonner la critique marxiste du capitalisme et le projet politique global d'une société socialiste et autogestionnaire.
Nous avons imposé en novembre 1970 une Assemblée générale à toute l'A.M.R avec l'ambition de vouloir intégrer une bonne fois pour toute la critique du patriarcat dans le projet révolutionnaire tout en participant à la construction d'un mouvement de femmes autonome et non mixte. Nous ne voulions pas nous couper de cette organisation mais cela dépendrait de leur attitude. Ce fut assez épique malgré tout. Quoi qu'il en soit à la fin de cette A.G. nous l'avions emporté politiquement : une vraie exception dans l'extrême gauche à ce moment là.
Tout était à construire : une nouvelle identité de femme, de nouveaux rapports humains et sociaux. Il fallait casser les hiérarchies dites « naturelles » : homme/femme, parent/enfant, colon/colonisé, Capital/Travail.
Nous avons été happées par le mouvement, les groupes de conscience et les A.G. des Beaux-Arts, emportées par un torrent d'affects et de paroles libérées. Nous n'étions pas mandatées par l'A.M.R, nous n'étions pas là pour faire un travail de fraction sectaire ni prendre un quelconque pouvoir ou autorité sur le mouvement. Nous ne pouvions que nous impliquer personnellement et nous remettre en question. Autant de raisons pour lesquelles nous avons été acceptées sans problèmes, tout en étant reconnues comme militantes d'une organisation politique, à la différence des filles venant du maoïsme qui avaient dû rompre avec leurs organisations, alors que la Ligue Communiste n'a pris conscience que plus tardivement de l'importance du mouvement. Car la plupart des féministes avaient d'abord milité dans les organisations de l'extrême-gauche qui les considéraient comme une main-d'oeuvre destinée à assumer les tâches matérielles, voire même le « repos du guerrier ». Elles étaient donc devenues très hostiles à toute approche organisationnelle par les militants de ces organisations.
Nous revendiquions le féminisme et le marxisme et nous voulions être un lieu de propositions et de débats. Avec quelques filles du mouvement (comme Emmanuelle de Lesseps qui fonda par la suite avec Christine Delphy, Questions féministes) nous avons mis en place un courant, non mixte, ouvert à toutes : le cercle Elisabeth-Dimitrieff, essentiellement à Paris, puis à Lyon et ensuite à Bordeaux et à Nantes, sans savoir exactement qui était E.-Dimitrieff sinon qu'elle avait été envoyé par Karl Marx auprès de la Commune de Paris en 1871. En fait, Elisabeth Dimitrieff a fondé avec Nathalie Lemel L'Union des femmes pour la défense de Paris en avril 1871. Elle militait pour la création d'ateliers coopératifs féminins. Elle a écrit dans une lettre : « L'organisation tendant à assurer le produit au producteur ne peut s'effectuer qu'au moyen d'associations productives libres exploitant les diverses industries à leur projet collectif. » L'autogestion était déjà au rendez-vous...
Toute notre action dans le mouvement a été déterminée par le fait qu'il ne devait pas se résumer à un mouvement d'intellectuelles et d'étudiantes mais qu'il avait vocation à devenir un mouvement féministe de masse. Mais comment informer et rassembler un maximum de femmes ? L'idée d'une pétition autour de la contraception et de l'avortement s'est peu à peu imposée, autant la nôtre que celle d'Anne Zelensky (Ligue du droit des femmes) ou de quelques rares autres. Je me souviens très bien de cette A.G. au cours de laquelle Zelensky avait été mandatée pour lancer cette proposition. La majorité de la salle regroupée autour de Antoinette Folique (Psychanalyse et politique, « psy et po », qui signa par la suite le Manifeste !) la rejeta sous prétexte qu'une pétition, c'était un truc crypto-stalinien ; quant au futures gouines rouges elles se plaignirent que c'était trop centré hétéro.
Nous en avons pris le risque légal (même si la plupart d'entre-nous n'avions pas avorté). Nous avons défendu le Manifeste des 343 et l'avons réalisé de bout en bout jusqu'à sa sortie dans la presse (5 avril 1971). Le journal Le Monde, André Fontaine à l'époque, refusa de le publier en première exclusivité, il n'en publierait que des extraits. J. Daniel du Nouvel Obs. grâce à l'insistance de Christiane. Rochefort a compris le scoop qu'il pourrait en tirer. Nous étions donc une trentaine de filles autour d'Anne Zelensky qui devînt le pivot car les réunions se tenaient chez elle et elle avait donné la boîte postale de son groupe de réflexion (F.M.A.– féminin masculin avenir) pour la collecte des signatures. Elle relate d'ailleurs en partie cela dans ses livres, et l'on connait la suite.
Pour la petite histoire, nous avons été excommuniées par le Pape Paul-VI en personne lors d'un message urbi et orbi télévisé! Autre anecdote : nous nous sommes aussi souvent invitées, en jouant de la crécelle, avec les « F.R » dans les meetings du professeur Lejeune (fondateur de « Laissez les vivre » résolument contre l'avortement), comme à Saint-Nicolas-duChardonnet — fief des intégristes chrétiens — ou ailleurs. Il fallait courir très vite car les jeunes gens du service d'ordre étaient de fringants nazis.
Dans la foulée du Manifeste, des hommes, dont des médecins, se sont présentés pour soutenir la campagne et, de ce groupe mixte hommes et femmes du mouvement est né le M.L.A. Le cercle Dimitrieff et l'A.M.R. en furent parties prenantes. Le M.L.A (Mouvement pour la liberté de l'avortement) donna naissance au Manifeste des 331 médecins qui déclarèrent avoir pratiqué des avortements puis au M.L.A.C. national (Mouvement pour la liberté de l'avortement et pour la contraception) qui se réunissait dans les locaux de la C.F.D.T. à Montholon avec Jeannette Laot (secrétaire nationale), Simone Iff du Planning familial et quelques représentantes politiques : Arlette Laguiller pour L.O. et qui ne disait jamais rien, Irène Krivine pour la Ligue communiste, Colette Audry le P.S., Irène Charamande le P.S.U., moi pour l'A.M.R. et Dimitrieff. Nous avons donc participé à l'élaboration de la chartre du M.L.A.C. et nous avons été par ailleurs le seul courant politique à soutenir le meeting de lancement organisé par le M.L.A.C. national et le Planning à la Mutualité en février 1973.
Le cercle E.-Dimitrieff avait proposé en novembre 1971 de relayer la marche internationale des féministes américaines. Nous en avons réalisé la plus grande part des panneaux et des banderoles qui rendent très reconnaissables cette manifestation que l'on peut revoir souvent à la télé. C'est au cours de cette manifestation, qu'en passant devant l'église Saint-Ambroise, le cortège rencontre un mariage. Je ne sais ce qu'est devenu ce mariage mais les mariés ont eu de quoi méditer sur leur future vie de couple.
Suite dans Utopie Critique N°52F.