Extraits d’un article paru sur le New Yorker du 9 juillet 2012 

En lisant ce qui va suivre, il est évident que cette guerre qui dure depuis plus d’une dizaine d’années était illégitime, les Afghans n’ayant eu que le tort d’avoir été soumis sous le joug des talibans. La « présence de l’Otan » a été perçue par une grande partie de la population comme une présence militaire d’occupation - qui n’a pas réussi par ailleurs à la défendre réellement contre les talibans - et aussi comme un élément de déstabilisation de la région avec les nombreuses incursions meurtrières dans la partie Pachtoune du Pakistan et le développement des milices tolérées par les Américains. Le discours du gouvernement  « le travail est terminé » vise à justifier aux yeux de la population nord- américaine l’échec de ce qui reste une grossière et criminelle erreur politico-stratégique de l’establishment étasunien. La hiérarchie militaire et le Président préparent donc l’opinion du pays à une paix séparée avec les talibans, ces fous de Dieu  d’ hier pouvant devenir les partenaires de demain, après tout Dieu tient  aussi une place de choix dans la Constitution américaine. Une description au plus près de la réalité qui annonce ce que sera l’avenir proche de l’Afghanistan (U.C).

 APRES L’AMERIQUE

Après le départ des Etats-Unis La guerre civile va-t-elle frapper l'Afghanistan?

Par Dexter Filkins

Dexter FilkinsJournaliste américain, surtout connu pour sa couverture des guerres en Irak et en Afghanistan pour le New York Times. Il a gagné le prix Pulitzer en 2009 dans le cadre d'une équipe de  journalistes du New York Times pour leurs dépêches en provenance du Pakistan et l'Afghanistan. Il est présenté comme le meilleur journaliste de guerre de sa génération.


… II. Les lignes de la guerre ethnique en Afghanistan n'ont pas bougé. Les Pachtounes, qui dominent à la fois le gouvernement et les talibans, sont au Sud, les ethnies Ouzbeks, Tadjiks, Hazaras, et beaucoup d'autres vivent principalement dans le Nord. La capitale, Kaboul, multiethnique, concentre toutes les ambitions politiques et militaires.

En Avril, je me rendis à Khanabad, un district rural près de la ville de Kunduz, dans le nord de l'Afghanistan. C'est seulement ces derniers mois qu'un Occidental peut s'y aventurer sans protection. Il ya trois ans, la zone autour de Kunduz appartenait aux talibans, qui y recueillaient les impôts, et maintenaient la loi et l'ordre. Un groupe d'imams talibans faisait du motocross devant une mosquée locale. Il y avait un gouvernement afghan dans la région, avec un gouverneur et une force de police que les habitants considéraient toutefois comme inefficaces et corrompus.

À l'automne 2009, les Américains ont intensifié leurs efforts pour renforcer le gouvernement afghan. Des commandos américains fondaient sur les villages presque tous les soirs, tuant ou emprisonnant des insurgés. Les dirigeants locaux des talibans "les gouverneurs de l'ombre" ont commencé à se cacher. «La plupart des gouverneurs talibans n’ont tenu que quelques semaines," me dit Ghulam Siddiq un habitant de Khanabad, "Nous n'avons jamais pu savoir leurs noms."

L'arme la plus efficace contre les talibans c’était des gens comme Mohammad Omar, le commandant d'une milice locale. A la fin de 2008, Omar a été contacté par des agents de la Direction nationale de la sécurité (NDS), l'agence de renseignement afghan – pour lever une milice. Ce n'était pas difficile à faire. Le frère d’Omar, Habibullah avait été lieutenant d’Abdul Rasul Sayyaf, un des commandants de premier plan dans la guerre contre les Soviétiques, et l’un des chefs de guerre qui avaient contribué à détruire Kaboul pendant la guerre civile. Les talibans ont tué Habibullah en 1999, et Omar a sauté sur l'occasion pour se venger. Utilisant les anciens contacts de son frère, il leva une armée de bénévoles dans les alentours de Khanabad et ils ont commencé à attaquer les talibans. Il a mis sur pied des forces dans une suite de villages sur la rive sud de la rivière Khanabad. "Nous avons repoussé tous les talibans," m'a t-il dit.

Les talibans sont maintenant partis de Khanabad, mais Omar et ses combattants sont toujours là. En effet, la milice d'Omar semble être le seul gouvernement efficace sur le côté sud de la rivière Khanabad. "Sans Omar, nous ne pourrions jamais vaincre les talibans,"  me déclara Mohammad Sharif, le chef de police local. «J'ai deux cents hommes. Omar en a quatre mille."

La NDS et les Forces spéciales américaines ont mis en place à travers l'Afghanistan des groupes de quartier armés identiques à celui d’Omar. La plupart font l’objet d’une surveillance officielle, mais d'autres, comme celui d’Omar, ne sont responsables que d’eux-mêmes. Omar insiste sur le fait que lui et ses hommes ne sont pas payés par les Américains ou le gouvernement afghan, mais il semble jouir du soutien des deux. Sa pile de cartes de visite d’hommes d'affaires comprend celle de général de brigade Edward Reeder, un Américain en charge des forces spéciales en Afghanistan en 2009, lorsque les Américains ont commencé la contre-attaque de Kunduz.

Les milices établies ou tolérées par les gouvernements afghan et américain, contreviennent aux efforts déployés dans les premières années de la guerre pour désarmer ces groupes, qui ont été blâmés pour avoir détruit le pays pendant la guerre civile. À l'époque, les responsables américains voulaient s'assurer que le gouvernement de Kaboul avait bien le monopole de l'usage de la force.

La province de Kunduz est divisée en fiefs, chacun commandé par une de ces nouvelles milices. Dans le seul district de Khanabad, j'ai compté neuf groupes armés. Celui d’Omar est parmi les plus importants, un autre sur la rive nord de la rivière Khanabad est dirigé par un rival,  Mir Alam. Comme Omar, Alam était commandant durant la guerre civile. Il a été membre de la Jamiat-e-Islami. Alam et ses hommes, qui ont refusé de me parler, sont connus pour être payés par le gouvernement afghan.

Dans les années 1990, les milices autour de Kunduz ont commencé à lutter les unes contre les autres pour contrôler le territoire. Ils volent, perçoivent l'impôt, et violent. « Je dois donner dix pour cent du produit de mes récoltes à des hommes de Mir Alam», m’explique un villageois nommé Mohammad Omar (qui n'est en rien lié au commandant de la milice). « C'est le seul impôt que je paie. Le gouvernement n'est pas assez fort pour les collecter. » Quand j'ai accompagné le chef de guerre Omar à Jannat Bagh, un des villages qu’il tient sous son contrôle, ses combattants m'ont dit que les hommes de Mir Alam étaient à quelques centaines de mètres plus loin. "Nous les combattons chaque fois qu'ils essaient de pénétrer dans notre village," me dit l'un des hommes d'Omar.

Aucune des milices que j'ai rencontrées ne semblaient être sous contrôle gouvernemental. A Aliabad, une ville dans le sud de la province, un groupe d'une centaine d'hommes environ appelé « force de protection des infrastructures essentielles » avait mis en place une série de points de contrôle. Leur commandant, Amanullah Terling, un autre ancien commandant de la Jamiat, m’a déclaré que ses hommes protégeaient les routes et les projets de développement. Sur ses points de contrôle flotte le drapeau du Jamiat-e-Islami. Le Groupe de Terling comme des dizaines d'autres unités de ce genre dans le pays est une création américaine. Il semble recevoir beaucoup d'argent mais être peu contrôlé directement. "Une fois par mois, un des américains arrivent ici avec un sac d'argent» (Terling).

Globalement les milices mises en place pour lutter contre les talibans à Kunduz sont plus puissantes que le gouvernement lui-même. Selon des responsables locaux, il y aurait environ un millier de soldats de l'armée afghane dans la province – je n’en ai vu aucun - et environ trois mille policiers, dont j'ai pu apercevoir quelques membres. Certains agents de police font l'éloge de ces milices qui les aident à mettre de l'ordre dans Kunduz, d'autres craignent qu’elles n’affaiblissent le gouvernement. «Nous avons créé ces groupes, et maintenant ils sont hors contrôle»,  (Nizamuddin Nashir, gouverneur de Khanabad). « Le gouvernement ne peut collecter les impôts, mais ces groupes le font, parce qu'ils ont des hommes et des armes à feu»

Les affrontements entre les forces gouvernementales et les milices se terminent généralement au détriment du gouvernement qui doit céder. Lorsque des émeutes ont éclaté en Février après  que des soldats américains aient brulé des Corans, une unité de l'armée afghane dépêchée sur les lieux a été bloquée par les hommes de Mir Alam. « Je ne peux pas compter sur l'armée ou la police ici », a déclaré Nashir. « La police et la plupart des soldats sont des lâches. » Il se faisait l'écho d'un refrain que j'ai souvent entendu à travers le pays : « Ils ne veulent pas se battre. »

Une grande partie de la violence et du désordre à Kunduz, ou ailleurs en Afghanistan, se déroule hors de la vue des soldats américains et des diplomates. Les soldats allemands, norvégiens et américains sont stationnés à Kunduz, mais, durant les trois jours que j'ai passé là-bas, je n'ai vu qu’une seule patrouille américaine. Les diplomates américains chargés de Kunduz sont stationnés à soixante-cinq miles de là, dans une base fortifiée à Mazar-e-Sharif. Quand j'ai rencontré un responsable américain et mentionné les milices reconstituées et commandées par Abdul Rasul Sayyaf, le fonctionnaire ne connaissait pas ce nom. « Gardez à l'esprit, » a t-il dit, « que je ne suis pas un expert de l'Asie centrale. »

Il est largement interdit aux responsables américains de s'aventurer au-delà de leurs bases, ils n’ont que peu de connaissance des événements au-delà de cette limite. Ils semblent souvent être occupés à des activités pertinentes telles que remplir de la paperasse et envoyer des câbles à leurs supérieurs aux Etats-Unis. Certains d'entre eux rédigent même des tweets - en anglais – pour un pays en grande partie analphabète et avec  un accès limité à Internet. « Captain America a couru le semi-marathon, » voilà un des tweets récents de l’ambassade, se référant à un événement sportif qui a eu lieu dans le périmètre de l'ambassade. Dans les premières années de la guerre, les diplomates étaient encouragés à quitter leurs bases pour rencontrer les Afghans ordinaires. Ces dernières années, la sécurité personnelle a fini par éclipser toutes les autres préoccupations. Le 15 Avril, quand un groupe de guérilleros talibans s’est emparé des bâtiments à Kaboul et a commencé à tirer sur les ambassades, l'ambassade des États-Unis a envoyé un e-mail disant que la base était « bien protégée ». « Le Département d'Etat s’est marginalisé lui-même » (un civil américain travaillant pour l'armée américaine).

Les fonctionnaires américains les plus compétents disent qu'ils ont un plan pour faire face aux milices : le retour des troupes aux États-Unis, car les milices devront renforcer les forces afghanes de la sécurité nationale. Mais quand exactement et comment ? Cela va arriver, c'est clair, alors  que les forces de sécurité afghanes sont à peu près certaines d’être réduites. « C'est un problème que le gouvernement afghan devra gérer dans les années qui viennent », le lieutenant-général Daniel P. Bolger, patron la mission de l’OTAN pour la formation des forces afghanes.

Beaucoup d'Afghans craignent que l'OTAN ait perdu la volonté de contrôler les milices, et que les Seigneurs de la guerre finissent par refaire apparition en tant que forces locales redoutables. Nashir, gouverneur de Khanabad, qui est le rejeton d'une famille de notables, m’a déclaré que le développement de la force des Seigneurs de la guerre était juste le dernier signe d'une série de développements inquiétants dans un pays où les responsables gouvernementaux n’exercent pratiquement aucune autorité indépendante. « Ces gens ne changent pas, ce sont les mêmes bandits », « Tout sera pillé ici, une fois les Américains partis ».

Pour Nashir : « Croyez-moi, au moment même où les Américains vont partir, la guerre civile va commencer », « Ce pays sera divisé en 25 ou une trentaine de terirtoires, chacun avec son propre gouvernement » et il ajoute les noms de certains des leaders connus dans le pays comme Seigneurs de guerre et les zones qu'ils revendiquent : « Mir Alam aura Kunduz. Atta : Mazar-e-Sharif. Dostom : Sheberghan. Les Karzaïs : Kandahar. Les Haqquani le Paktika. Si ces choses ne se produisent pas, vous pourrez brûler mes os quand je mourrai. »

… IV. Après onze ans et pas loin de deux mille Américains tués, seize mille Américains blessés, quatre cents milliards de dollars dépensés, plus de douze mille civils afghans morts depuis 2007, la guerre en Afghanistan va se terminer : les États-Unis vont quitter le pays même si la mission n'a pas été accomplie. Les objectifs jugés indispensables, tels que la construction nationale et la lutte anti insurrection, ont été abandonnés ou délaissés soit parce qu'ils n'avaient pas été assez élaborés, soit parce qu'il n'y a plus assez de temps pour les atteindre. Même l'éducation des filles, l’une des missions de l'OTAN, n’a pas été totalement prise en charge. À la fin de 2014, lorsque les derniers Américains auront cessé les combats, les talibans ne seront pas vaincus. Une démocratie de style occidental ne sera pas en place. L'économie ne sera pas auto suffisante. Aucun haut fonctionnaire afghan ne sera probablement jamais emprisonné pour un crime. Et il y a fort à parier que, dans une vallée de montagne plus ou moins éloignée, même Al-Qaïda, que les États-Unis voulaient détruire, continuera à exister en Afghanistan.

Soldats et diplomates américains sont engagés dans une seule stratégique : former et rassembler assez de soldats et de policiers afghans pour qu’ils reprennent une guerre que les États-Unis et ses alliés ne pouvaient gagner, pour la remettre entre les mains de l’Etat afghan tel qu’il est. Douglas Ollivant, un conseiller des anciennes forces américaines en Afghanistan pour la contre-insurrection, m’a déclaré : « Il semble que nous essayons de sortir juste pour éviter une catastrophe. »

Le président Obama et d'autres dirigeants occidentaux se sont engagés à « une présence durable » dont l'objectif principal sera d'assurer l’unité de l'armée afghane, la protection de Kaboul, des villes et des routes stratégiques. La campagne américaine post 2014 en Afghanistan sera minimaliste avec au long terme une présence de peut-être dix à quinze mille formateurs américains, pilotes, agents du renseignement, et forces spéciales pour tuer des terroristes présumés.

À l'heure actuelle, la stratégie américaine consiste à pousser les Afghans sur le terrain pour qu’ils prennent en charge les combats aussi vite que possible. Dans la pratique, cela signifie la formation des soldats afghans, des formateurs afghans, et la construction des lieux de formation. C’est à dire équiper plus de trois cent cinquante mille soldats et policiers afghans avec des fusils, des uniformes, des véhicules, des casernes, des camions à essence, de la nourriture, des hélicoptères, des hôpitaux, et des pièces de rechange. Dans un pays où quatre-vingts pour cent des recrues sont analphabètes, les Américains doivent enseigner la lecture de base à des dizaines de milliers de soldats afghans. Le coût de cet effort est estimé à environ onze milliards de dollars par an.

Les commandants américains disent qu'ils sont convaincus que l'armée et la police afghanes sont en mesure de prendre en charge la lutte menée par l'OTAN. Dans un récent témoignage au Sénat, le général John Allen, le commandant des troupes de la coalition, décrit les forces de la sécurité afghane comme l’«emblème de l'unité nationale » et « l’initiatrice de la défaite réelle de l’insurrection.». Or malgré ses échecs multiples, la mécanique américaine est impressionnante. Dans diverses régions et les villes, elle a agit avec succès, construisant des hôpitaux, des écoles, des routes. L'effort des gens qui font ce travail est extraordinaire, poignant et même surhumain. Les hommes et les femmes qui commandent la campagne sont avant tout intelligents, engagés, et autocritiques. La nouvelle stratégie qui se met en place semble porter ses fruits, ces jours-ci, près de la moitié des opérations militaires qui se sont déroulées en Afghanistan sont dirigées par les Afghans eux-mêmes. La plus grande partie des missions militaires se font avec la participation afghane. Parfois, cette participation est minime : les soldats afghans vont patrouiller dans un village dans l'est de l'Afghanistan, mais la sortie a été planifiée, et la troupe encadrée et protégée par les Américains. Les Américains peuvent-ils se retirer entièrement du combat dans un peu plus de deux ans et espérer que le pays tienne ?

Les officiers supérieurs américains n'ont pas toujours été crédibles sur cette question. En 2010, lors de l'offensive militaire dans la ville de Marjah tenue par les talibans, dans le sud de l'Afghanistan, des officiers américains avaient insisté pour que l'opération soit « menée par les Afghans», ce qui était absurde. «Ce fut homérique» dit le général Laurent D. Nicholson, à l'époque commandant des Marine‘s à Marjah et qui est maintenant à la tête des opérations militaires de la coalition dans le pays. «Nous avons pris les Afghans avec nous alors qu’ils  venait uniquement de recevoir leurs uniformes. »

Même maintenant, on s'interroge encore sur les progrès de l'armée afghane. L'année dernière, dans un rapport semestriel au Congrès, le Département américain de la Défense a déclaré qu’un seul bataillon afghan d’environ trois cents soldats, était capable de fonctionner de manière indépendante. Moins d'un an plus tard, après que les Américains aient changé leurs critères pour évaluer les unités, le nombre de bataillons réputés indépendants sauta à treize. (Ce chiffre représente seulement un tout petit pourcentage des 156 bataillons de l'armée afghane.)

Les commandants américains disent qu'ils poussent les Afghans dans la lutte, même s’ils risquent d'échouer. « Il ne s'agit pas, d’éduquer des ados » (le lieutenant-colonel Curtis Taylor, un soir dans une base dans l'est de l'Afghanistan). C'est la quatrième mission de combat de Taylor depuis 2001, dont deux en Irak et il a deux ados à la maison. «À un certain point, vous devez secouer le statut-quo afin de leur permettre de progresser. »

Il se peut que des officiers américains, après avoir tout fait eux-mêmes pendant onze années,  aient favorisé un sentiment de dépendance dans le gouvernement afghan et les militaires qui doivent maintenant tout assurer eux-mêmes. Mais la stratégie américaine semble être un énorme pari, sous-tendu par un sentiment de fatigue politique et économique. La préparation de l'armée afghane n'est qu'un des nombreux défis qui restent en suspens : la kleptocratie afghane, alimentée par l'argent américain et présidée par Hamid Karzaï, est perçue comme une sorte d’autorisation à piller et les abris au Pakistan donnent aux dirigeants talibans et aux fantassins une capacité d’intervention presque illimitée. Après tant d'années c’est ainsi. Il n'y a pas de plan B. Un haut diplomate américain de Kaboul : «Je pense que ça va être très dur ». « Mais que cela peut être fait. »

… VII. Si l'armée afghane ne peut pas tenir à distance les talibans, qui le pourra-t-il ?

Depuis la fin de l'année 2010, les responsables américains ont proposé un accord de paix globale avec les talibans, et cette année les contours d'un accord préliminaire a émergé. Les talibans ont ouvert un bureau de représentation au Qatar, où certains dirigeants talibans sont autorisés à voyager. Les Américains libérèrent cinq dirigeants talibans de haut niveau qui étaient détenus à Guantánamo, en échange de la libération du sergent Bowe Bergdahl, un soldat américain disparu depuis 2009, que l'on croiyait être prisonnier des talibans. En mai, le président Obama a publiquement évoqué la possibilité d'une «paix négociée» avec des talibans, le groupe qui abritait Oussama ben Laden et d'autres membres d'Al-Qaïda qui avaient planifié les attaques du 11 septembre.

Le 15 Mars, la direction des talibans a publié une déclaration sur le site Web du groupe, annonçant que l'Emirat islamique d'Afghanistan suspendait les pourparlers avec les Américains et demandait aux États-Unis de changer leur position sur les questions clés. « Nous affirmons catégoriquement que le seul obstacle dans les négociations a été le point de vue fragile, imprévisible, et vague des Américains, et donc la responsabilité de la fin des discussions retombe sur leurs épaules. » dit le communiqué. Un responsable américain proche des négociations m'a dit que la raison la plus probable de la suspension des discussions, résidait dans le fait que les dirigeants talibans étaient occupés à mobiliser leurs fantassins pour la saison des combats 2012. « Il y a beaucoup de dissension dans leurs rangs ». « Pourquoi devraient-ils aller combattre, quand leurs dirigeants restent au Qatar pour faire des affaires? »La chose la plus intéressante au sujet de cette déclaration était que le groupe veuille faire des affaires. Dans un communiqué, publié l'an dernier, le mollah Mohammad Omar, le chef des talibans, avait dit qu’ils ne voulaient pas le monopole du pouvoir dans un Afghanistan post-américain, et que sans doute, ils seraient prêts à partager le pouvoir. Cette déclaration la plus récente va encore plus loin car elle proclame que les talibans ont une vision de la vie après la guerre : «Nous voulions également effacer l'image terne de l'Émirat islamique telle qu’elle a été décrite et présentée au monde par nos ennemis alors que nous avons été rejetés comme un groupe guerrier sans capacités politiques, administratives et sociales. » Les responsables américains disent qu'ils prennent au sérieux les remarques d’Omar et ne sont pas surpris que les dirigeants talibans veuillent faire des affaires. Les officiers militaires américains estiment que l'augmentation du nombre d’interventions des troupes américaines au cours des derniers vingt-quatre mois a gravement endommagé les forces talibanes. Le général Nicholson : « Il n'ya guère de chefs talibans conséquents dans ce pays en ce moment. Ils sont terrifiés à l’idée de revenir dans ce pays. Nous avons retourné beaucoup de leurs dirigeants. Et leurs troupes comprennent qu'elles sont dirigées par des gens qui ne traverseront pas la frontière pour se joindre à elles. » 

Une autre raison pour un règlement de paix, selon les Américains proches des négociations, c’est le désir de la part des dirigeants talibans d’une reconnaissance internationale en tant que groupe politique. « Nous avons eu plus d'influence sur eux que nous le pensions », m’exprima un autre responsable américain proche des discussions : « Ils ne veulent pas répéter le 11 septembre. »

Les Américains ont besoin d'un accord au moins autant que les talibans. Un ancien fonctionnaire américain a déclaré qu'il ne croit pas que l'armée afghane sera en mesure de tenir le pays sans un accord de paix avec les nombreux combattants talibans sur le terrain : «Chaque plan pour l'avenir suppose un accord avec les talibans. »

Mais si l’accord ne se fait pas, les talibans n'ont qu'à tenir pendant trente mois de plus, après quoi le dernier soldat des forces de combat américaines aura disparu. Cela peut expliquer pourquoi les dirigeants talibans demeurent au Pakistan, non pas parce qu'ils ont peur d'être tués en Afghanistan, mais parce qu'ils sont dans l’attente du départ des États-Unis. « Ils vont juste attendre que le temps s’écoule » (un ancien fonctionnaire américain qui avait servi à Kaboul).

Il ya un autre problème pour un règlement de paix : la perspective même d'un accord avec les talibans est à l'origine d’un profond malaise parmi les leaders des communautés minoritaires du pays, et parmi ceux-ci, les membres du Jamiat-e-Islami, qui sont présents dans une grande partie de l'armée afghane. Ils craignent que Karzaï et les Américains échouent à ramener les talibans au pouvoir sans qu’ils déposent leurs armes. Dans ce cas, les talibans auraient un contrôle effectif sur les régions orientales et méridionales de l'Afghanistan, où ils jouissent le plus du soutien de la population. Le dilemme est clair : alors que les Etats-Unis souhaitent un accord avec les talibans, cet accord pourrait créer les conditions d'une guerre civile.

« Si les talibans gardent leurs armes et qu’on leur reconnaisse le contrôle légitime du sud, cela signifie la partition de l'Afghanistan », Amrullah Saleh, l'un des leaders de l'opposition anti-Karzaï et ancien membre du Jamiat-e-Islami. Pendant six ans, Saleh a servi au sein du Cabinet Karzaï, en tant que directeur des renseignements. En 2010, Karzaï l'a poussé dehors, en partie à cause de son attitude anti talibane. «Nous étions obéissant à ce gouvernement, parce qu'il était en quelque sorte  l’anti taliban » m'a dit Saleh. « S’il devient pro taliban, nous le renverseront. C’est tout simple. »

Pour empêcher la guerre civile, comme le disent certains leaders de l'opposition, il faudrait mettre en place un système fédéral dont le pouvoir serait dévolu aux provinces. Une telle initiative serait à mène de briser la domination des talibans dans le sud et l'est, tout en protégeant le reste du pays. En 2004, lorsque la nouvelle Constitution afghane a été ratifiée, sous la supervision américaine, le gouvernement central, à Kaboul, a été doté de pouvoirs extraordinaires, y compris le droit de nommer des responsables locaux. L'espoir était alors qu’un gouvernement central fort unifierait le pays.

Selon certains dirigeants afghans, si un système fédéral devait être adopté et si les talibans étaient autorisés à gouverner les provinces pachtounes du sud et l'est, il porterait atteinte à l’influence des Tadjiks et des autres minorités (et combien comporterait-il de femmes, et en particulier de femmes pachtounes ? Rien de cela n'est discuté.). Alors plusieurs des plus éminents dirigeants des groupes minoritaires de l'Afghanistan se prépareraient à la guerre civile.

« Vous trainez au lit un matin et la radio annonce la guerre civile, » m'a dit Saleh. « Tous les ingrédients sont là. Sous le nez du gouvernement, des milices armées fidèles à des hommes qui les exploitent. Sous les yeux attentifs de la communauté internationale. Sous les yeux attentifs du monde entier. Mais à Kunduz, il ya déjà une guerre civile »

... VIII. Après des années d'impasse, les Américains se demandent ce qu’ils ont obtenu en onze ans de guerre en Afghanistan. En Afghanistan lui-même, cette question se fait entendre moins souvent, même parmi les Afghans qui croient qu'il est temps pour les Américains de quitter le pays.

Les réalisations réelles ne sont pas difficiles à trouver en Afghanistan. Prenez, par exemple, la province de Bamiyan, une région montagneuse dans le centre du pays. C'est là, en Mars 2001, que les talibans, avec la rage de leur zèle, ont démoli deux magnifiques statues du Bouddha qui avaient été gravées sur les escarpements rocheux de l'Hindu Kush, quatorze cents ans auparavant. Les talibans ont effectué une partie de leurs pires atrocités à Bamiyan, sur la minorité hazara pour ses liens avec la branche chiite de l'islam. En Janvier 2001, des combattants talibans ont massacré des dizaines de jeunes hommes hazaras dans les villages autour de la ville de Yakawlong.

Onze ans après que les talibans ont été chassés par l'OTAN et les troupes américaines, il n'y a plus de rebelles à Bamiyan, et presque pas de commerce du pavot qui passe de main en main dans le sud et l'est. L'absence de la violence a permis le développement économique, la croissance d'une société civile, et un épanouissement plus ou moins libre. Comme peu d'autres groupes dans le pays, les Hazaras ont saisi les possibilités d'éducation offertes dans l'après 2001. Les filles hazaras ont un des plus hauts taux de réussite du pays au secondaire et les femmes hazaras sont devenues quelques-uns des symboles les plus visibles du nouvel Afghanistan. En 2009, lorsque le président Karzaï a approuvé le droit de la famille qui permet le viol conjugal dans les familles chiites, les femmes hazaras ont mené des manifestations sans précédent dans les rues de Kaboul. (Mais Karzaï a fini par signer la loi)

« Nous ne brûlons pas les écoles ici, il n’y a pas d’insurrection » : Habiba Sarabi, gouverneur de Bamiyan depuis 2005. Sabrai est pharmacien et l’unique femme gouverneur du pays. « Sous le régime taliban, nous n'étions même pas considérés comme musulmans. »

En 1996, lorsque les talibans sont entrés à Kaboul, Sarabi a fui vers le Pakistan, déterminée à donner à sa fille, Naheed, une éducation, qui est interdite par les talibans. Aujourd'hui, Naheed Sarabi est titulaire d'une maîtrise en gestion du développement et travaille en tant que conseiller au ministère des Finances à Kaboul.

« J'ai peur de ces négociations, je crains que nous ne soyons à nouveau abandonnés par l'Occident » dixit Sarabi. « Si les Etats-Unis ne solutionnent pas ces problèmes, les talibans reviendront. Tout ce que nous avons acquis ici sera perdu. »" Juste en bas du bureau de Mme Sarabi, dans la rue, j'ai rencontré une femme nommée Saleha Hosseini. Lors d’une journée de printemps enneigée onze ans plus tôt, Hosseini s’est rendue à un examen de chimie à l'École de filles de Yakawlong, lorsque les camions talibans sont entrés en grondant dans la cour de l'école. Les hommes sont descendus et ont mis le feu à l’école. Hosseini et les autres filles se sont enfuies et n’ont pu aller à l'école pendant presque une année. Lorsque les talibans ont quitté Yakawlong, Hosseini est retournée à l’école. Aujourd'hui, elle est directrice de l'école de filles dans la rue juste en bas du bureau de la gouverneur. L'école pour les filles de Niswan n’a ni électricité ni eau courante, mais deux cents filles et des femmes, âgées de six à vingt-trois, viennent étudier chaque matin.« Je n'oublierai jamais ces jours-là » m'a dit Hosseini lors d'une pause des classes. «Je me souviens de la neige, et des camions des talibans, et je me souviens toujours du feu. » La plupart des filles à l'école Niswan étaient trop jeunes pour se souvenir des talibans. Pourtant, elles s'inquiètent de l'avenir après le départ des Américains et de l'OTAN et du retour des talibans. Tout cela imprègne leurs conversations et pèse sur leurs cours Dans une classe de langue anglaise, Mohammad Bakhtiari se tenant devant ses élèves a discuté de la structure de la langue : structure de la phrase, formation des paragraphes, conjugaison des verbes.

Puis, quand la classe a été finie, Bakhtiari a posé une question en anglais. : " L’Afghanistan a-t-il un bel avenir ? Nous allons discuter ce sujet."Le cours s'est terminé. Les filles ont fermé leurs livres. La question de l'enseignante devra attendre un autre jour.