Co-fondateur d'Attac Allemagne.

La situation politique et la Gauche en Allemagne

Qui aurait pu imaginer cela il y a cinq ans ? En Italie, la gauche a sombré dans sa plus profonde crise depuis la fin de la Deuxième guerre mondiale. En France, sa situation est tout aussi préoccupante. Qu'en est-il en Allemagne, ce pays dont le poids politique et économique en Europe est majeur ?

Pour la première fois depuis la fin de la guerre, le développement de la gauche allemande se réalise à contre-courant des autres grands pays du continent. C'est une situation très inhabituelle à laquelle elle a elle-même du mal à s'habituer.

Un bref détour par l'histoire de la gauche en Allemagne permet de comprendre que, jusqu'à présent, celle-ci a toujours été l'ambassadrice d'une aspiration contrariée. Depuis la catastrophe du nazisme, elle n'a, en effet, jamais su permettre à l'Allemagne de renouer avec les acquis de la période de la République de Weimar. À cette époque, se déployaient le plus important parti communiste de la planète en dehors de l'Union Soviétique, une social-démocratie très puissante qui revendiquait son affiliation avec le marxisme, et une hégémonie intellectuelle de la gauche dans tous les arts, y compris le cinéma.

Tout au long de l'ère chrétienne-démocrate de Konrad Adenauer et de la guerre froide, les communistes ont été plongés dans l'illégalité et évincés de la vie politique. Pour sa part, c'est en 1959 que le Parti social-démocrate d'Allemagne (SPD) a coupé définitivement ses racines marxistes avec l'adoption du Programme de Godesberg. C'est ainsi que jusqu'en 1968, le pays a vécu dans un climat politique extrêmement conservateur.

Durant toute cette période, la gauche allemande a regardé vers la France et l'Italie pour y admirer la vitalité des forces de gauche comme on admire un grand frère. Franz Josef Degenhard, un des plus grands chansonniers allemands, résumait parfaitement les choses lorsqu'il chantait dans les années soixante : « Imaginons que la France soit située de notre côté du Rhin. Ce serait, malgré la merde du Gaullisme, trop beau pour être vrai. »

Les événements de 1968 ont bien conduit à une libéralisation culturelle très importante de la société allemande, mais ils n'ont pas empêché une partie de la gauche de sombrer dans le sectarisme et une autre dans le terrorisme de Baader-Meinhof.

Dans les années quatre-vingt, les Verts, portés par de puissants mouvements sociaux engagés pour la paix, l'environnement et le féminisme semblaient pouvoir incarner le projet d'une gauche moderne. Mais avec l'union opérée avec le « Bündnis 90 » («Alliance 90 ») — un groupe animé par des dissidents de la RDA — en 1990, ce parti allait amorcer son lent glissement à droite. Avec l'entrée au gouvernement Schröder en 1998, cette évolution trouva son aboutissement : soutien à la guerre en Yougoslavie et démantèlement du capitalisme Rhénan (gouvernement Schröder-Fischer). À partir de ce moment, la ligne dominante au sein des Verts allait éliminer, et de manière définitive, tout potentiel émancipateur pour ce parti.

Die Linke : une apparition remarquée en 2005

L'élément le plus marquant de la vie politique allemande actuelle est sans aucun doute le succès énorme rencontré par le nouveau parti Die Linke («La Gauche»). En 2005, ce dernier a franchi la barre symbolique des 5 aux élections législatives fédérales et est ainsi entré, dès le premier tour, au Bundestag (le Parlement national). Cela n'était jamais arrivé pour un nouveau parti dans l'histoire d'après guerre. Avec 8,7% des voix, le Linke a même dépassé les Verts (8,1% ). Actuellement, les sondages le créditent de 10 à 12% des intentions de vote.

Dans les cinq nouveaux Land issus de l'ancienne RDA, les précurseurs du Linke, les postcommunistes du Parti du socialisme démocratique (PDS), avaient déjà obtenu de remarquables résultats depuis plusieurs années en mobilisant de 15% à 25% des voix selon les élections. Dans l'état de Mecklenburg-Vorpommern, le PDS, avec 22% des voix, a intégré une coalition de gouvernement avec le SPD. En Saxe-Anhalt, il a soutenu un gouvernement social-démocrate sans y entrer. En Saxe, il a, avec 23,6% des voix, largement surclassé le SPD (9,8% ). Dans la ville de Berlin, qui jouit d'un statut d'État fédéral, ce parti est membre, depuis 6 ans, de la coalition avec le SPD.

Mais ce qui est inédit, c'est que dans toutes les élections organisées dans les Land de l'Ouest de l'Allemagne (où sont concentrés presque trois quarts de la population), le Linke a réussi, depuis 2005, à entrer (sauf en Bavière), au Landtag (le parlement d'un Etat fédéral). Ainsi, il est présent en Basse Saxe, dans l'Hesse, à Brème et à Hambourg. Concernant les élections qui se tiendront dans la Sarre en 2009, il est même possible que le Linke puisse passer devant le SPD pour la première fois à l'Ouest, et ce en tête de tous les suffrages. Les ravages de la crise financière, qui ne font que confirmer la pertinence de l'analyse et de l'orientation politiques du Linke, pourraient amplifier ses succès lors des élections prévues en 2009, dans le pays et au Parlement européen.

Reconfiguration du système politique

Plus intéressant encore que la dimension strictement électorale du succès du Linke est son impact politique sur la société allemande et la dynamique qu'il a créée dans le champ des partis.

Ce parti cristallise, dans une situation de crises et de bouleversements socio-économiques, politiques et culturels majeurs, le mécontentement populaire et le mobilise, non pas vers la droite, mais vers un projet de gauche. Dans un contexte où des phénomènes comme Le Pen en France, le Vlaamse Block en Belgique, Haider et Strache en Autriche ou Berlusconi et les post-fascistes en Italie marquent les vies politiques en Europe, on pouvait s'attendre à ce que des dynamiques similaires puissent se développer dans un pays comme l'Allemagne.

Ce n'est pas le cas même si le racisme, le conservatisme et l'antisémitisme se manifestent dans une partie de la population. Dans certaines régions de l'Est du pays, le développement de groupes néonazis constitue même un sérieux problème. Dans la Saxe et en Mecklenburg-Vorpommern, les néonazis du Parti national démocrate (NPD) ont ainsi franchi la barre des 5 des votes. Mais, au niveau national, l'extrême droite pèse moins de 2 depuis 10 ans. Ceci est particulièrement remarquable au regard de l'histoire allemande. Il existe même une analyse optimiste parmi les analystes politiques qui considère que c'est précisément du fait de l'histoire et de l'engagement antifasciste de la gauche et d'autres forces démocratiques qu'une sensibilité profondément anti-néonazis s'est constituée et ancrée en Allemagne.

Avec l'arrivée du Linke au Parlement, ce sont les positions critiques du néolibéralisme et d'une militarisation de la politique étrangère qui sont enfin représentées. Le phénomène a également un véritable impact médiatique. Des personnalités comme Oskar Lafontaine et Gregor Gysi, qui sont les principaux animateurs de ce parti, bénéficient désormais d'une présence très importante dans les médias.

L'émergence du nouveau parti crée également une nouvelle configuration du système parlementaire que l'on pourrait nommer « Penta partis » (cinq partis). Jusqu'au milieu des années 1980, c'est un système triangulaire qui a dominé la vie du Parlement. Pour gouverner, les deux grands partis traditionnels allemands, l'Union chrétienne-démocrate d'Allemagne (CDU alliée à l'Union chrétienne sociale, CSU) et le SPD, avaient besoin du troisième, le Parti libéral-démocrate (FDP), qui oscillait toujours entre 5% et 10% des votes. De ce fait, le FDP a toujours occupé une position clé dans ce système. Sous Willy Brandt, il a pu quitter la coalition bâtie avec les chrétiens démocrates et sous Kohi, encore changer de camp.

C'est avec l'arrivée des Verts au Bundestag que l'influence du FDP a commencé à diminuer et le système à évoluer. À partir des années 1990, deux camps se sont formés pour la construction de coalitions gouvernementales : le SPD et les Verts d'un côté, la CDU/CSU et le FDP de l'autre.

Ces dernières années, la situation a encore changé. Dans la mesure où les rapports de force entre les deux principaux acteurs de la vie politique allemande sont à peu près équivalents, des coalitions à deux sont devenues impossibles, sauf si les « deux grands » forment un gouvernement à eux seuls : une « grande coalition ». C'est aujourd'hui le cas. Mais, comme le montre l'expérience actuelle, une telle combinaison ne peut perdurer dans la durée. En effet, l'érosion constante du capital électoral des deux partenaires remet en cause, de manière inéluctable, le mécanisme de cette « grande coalition ».

Une nouvelle situation est donc créée : la recherche de ménages à trois. Le SPD rêve d'une coalition qu'il dirigerait avec le FDP et les Verts... tout comme la CDU/CSU. Tandis que le FDP est très hésitant vis-à-vis des avances que peut lui faire le SPD, les Verts, eux, semblent prêts à entrer dans n'importe quelle coalition. Potentiellement, une majorité absolue SPD, Verts et Linke existe au Bundestag, mais elle n'est pas mise en œuvre du fait du refus catégorique du SPD de travailler avec le Linke (voir ci-dessous).

Anatomie politique du Linke

Ce nouveau parti, créé le 16 juin 2007, est le fruit de la convergence de deux formations :

.— l'ancien PDS, dont la base sociale est très importante à l'Est, et qui bénéficie également de quelques forces à l'Ouest ;

.— le WASG (Alternative pour le travail et la justice sociale), formé en 2004, qui se présente lui-même comme une combinaison hétérogène structurée par trois courants : d'anciens membres du SPD et des syndicalistes, des militants du mouvement altermondialiste, notamment d'Attac Allemagne, et d'autres de petits groupes de l'extrême gauche, trotskistes, post-maoïstes, etc.

Le SPD a perdu la moitié de ses membres depuis l'époque de Willy Brandt (il comptait alors plus d'un million d'adhérents). Une énorme accélération de cette érosion s'est déroulée sous l'ère Schrôder. Une partie de ces militants s'est retrouvée dans Attac à partir de 2000, puis a rejoint le WASG à sa création.

Suite dans Utopie Critique n°46