Le conflit du Caucase de l'été 2008 aura sans doute signifié un tournant dans l'histoire de l'impérialisme US qui, semble-t-il, ne sera pas parvenu à son but ultime : créer un monde unipolaire, un « empire mondial » en cercles concentriques, à partir de son noyau nord-américain, de ses bases outre-mer, comme Israël ou la Colombie, et de ses agents d'exécution comme les « nouvelles démocraties » d'Europe du centre est ou de Géorgie. Cela soulève plusieurs questions : Quelles sont désormais les capacités réelles des États-Unis ? Quelles sont les capacités de résistance des Etats, des nations, des peuples ? Quelles sont les lignes de clivages internationaux et les contradictions fondamentales ? Quels sont les éléments à partir desquels une alternative au capitalisme mondialisé prédateur sera envisageable ?

 

Le conflit géorgien

Le conflit du Caucase de cet été aura été le révélateur des rapports de force et des capacités d'affrontement des réalités existant entre la Russie et les Etats-Unis, ainsi que de la cohérence très relative de leur bras policier, l'Otan, Ce conflit a démontré la volonté et la capacité du « capitalisme national » russe de stopper l'encerclement stratégique qui le vise depuis l'autodissolution de l'Union soviétique. Il est clair également que les tensions récurrentes entre Moscou et Tbilissi depuis la dernière « révolution colorée » réussie ont abouti au conflit de cet été. L'élément déclenchant de ce conflit a été la Géorgie. La version selon laquelle les forces armées géorgiennes n'auraient fait que réagir à l'entrée en Ossétie du sud de troupes blindées russes par le tunnel de Roki n'est pas crédible car, pour l'être, elle aurait dû être émise le jour même du déclenchement du conflit. Le fait qu'elle ait été soutenue quelques jours plus tard démontre qu'on a eu affaire à un bricolage médiatique consécutif au succès de ce que les leaders ouest-européens se sont vus obligés d'appeler « la réaction disproportionnée » de la Russie. S'il y eut « réaction » russe, c'est bien qu'auparavant il y avait eu une « action » géorgienne.

Faire le calendrier des provocations et contre-provocations qui se sont échelonnées des deux côtés du Caucase depuis la sortie unilatérale de l'URSS de la république géorgienne démontrerait que les choix faits par Tbilissi ont été perçus à Moscou comme à Washington comme un élément significatif dans le « grand échiquier » mondial. La superpuissance assise dans sa « grande Ile » vise dans ce jeu à assurer son hégémonie mondiale en démantelant autant que faire se peut tous les grands Etats existant entre l'Océan pacifique et l'Atlantique. Ce conflit devait donc éclater tôt ou tard, dès lors que Moscou avait prévenu que les limites supportables avaient été dépassées, suite à la poussée continue de l'Otan vers l'Est, à sa transformation d'une organisation de « défense » en un nouveau « gendarme mondial » et à la proclamation de « l'indépendance de pacotille » au Kosovo. Le Kremlin, pour être pris au sérieux, se devait de mettre un frein à cette évolution. Ne pas réagir aurait signifié qu'il n'était plus en état de faire autre chose que des protestations puériles.

Le glas de la puissance russe

Depuis la dissolution du Pacte de Varsovie, les Russes ont acquis l'expérience que tabler sur les « valeurs universelles » chères à Gorbatchev et considérer que les puissances anglo-saxonnes savent encore ce que veut dire un gentlemen s agreement mène droit à la marginalisation et à la disparition en tant que sujet indépendant. L'équipe Poutine-Medvedev n'a pas éprouvé le besoin de répéter cette leçon, retenue jusque dans les profondeurs de la société russe. Et de beaucoup d'autres sociétés qui montrent qu'elles ne croient plus dans le conte pour enfants du « nouvel ordre mondial » prôné à Washington.

Washington se devait également de tester tôt ou tard, derrière les mots, les capacités de résistance ultimes de Moscou. Dans ce contexte, savoir si Sakachvili a voulu forcer la main de son « protecteur » d'outre-Atlantique en accélérant la mise à feu est une question secondaire. Se demander si les conseillers « privés » délégués par Tel-Aviv après sa défaite au Liban de 2006 n'ont pas cherché à forcer eux aussi le destin pour remettre bien en selle le lobby aventurier qui est désormais affaibli au sein même de l'establishment de Washington constitue une question importante pour l'analyse des contradictions internes au sein de l'impérialisme. Mais ce n'est sans doute pas là le fond du problème.

Nous pouvons de notre côté, émettre encore une autre hypothèse, pas forcément contradictoire avec les deux précédentes. Il est de notoriété publique que les chefs de l'US Army, échaudés par l'aventure irakienne et l'affaiblissement constant de leurs positions en Afghanistan et au Pakistan, ne peuvent que craindre les conséquences imprévisibles d'une attaque visant l'Iran. La fuite en avant est généralement décidée par des civils. Les militaires mesurent beaucoup mieux les dangers et ne sont prêts à prendre que des risques calculés, ce qui n'est évidemment pas le cas avec une agression visant l'Iran. C'est d'ailleurs aussi ce qui explique qu'ils ont imposé la retenue auparavant face à la Corée du Nord qui sait jouer, souvent avec l'aide de ses compatriotes du Sud, de ses forces et de ses faiblesses sur la scène internationale. A plusieurs reprises, il semble que les militaires US se sont rebellés contre les va-t-en-guerre de Washington liés aux lobbies du pétrole, des industries de l'armement, des industries pharmaceutiques, des chrétiens sionistes (intégristes « néoévangélistes born again ») et des sionistes tout court. Le conflit du Caucase a détourné l'attention de l'Iran et retardé les décisions concernant ce pays, sans doute jusqu'à la modification probable des rapports de forces internes à Washington avec les « élections américaines ».

Élections qui, comme on le sait désormais depuis les falsifications patentes des deux derniers scrutins, sont plutôt l'occasion d'une redistribution des cartes au sein des cercles dominants de « l'empire » que le résultat d'un libre de choix des citoyens. D'ailleurs, la fiction de la « démocratie américaine » a encore une fois été démontrée récemment, avec la crise financière, quand le président Bush a reçu à la Maison blanche pour consultation seuls deux candidats à la présidence du pays, refusant ainsi de recevoir les « petits candidats » qui sont donc, au niveau le plus officiel, reconnus d'emblée comme « non existant ». AVANT donc que le peuple n'ai eu l'occasion de faire un choix qui n'est que purement formel au point où l'on ne tente même plus de sauver les apparences. Lorsque de tels comportements ont lieu, par exemple, à Minsk, le « monde libre » tempête. Lorsqu'ils se produisent dans le « temple mondial des vieilles démocraties », c'est le silence radio. Preuve supplémentaire du caractère censitaire du système oligarchique qui gouverne ce qui aurait pu devenir un empire américain mondial si, cet été, la Russie avait reculé, comme ce fut toujours le cas depuis 1991. Pour notre analyse, cette question n'est pas subsidiaire, car elle démontre que les élections américaines sont bien l'occasion d'une redistribution des cartes, interne à l'oligarchie de Washington et de Wall street. De même le conflit du Caucase peut aussi être interprété comme un épisode permettant de trancher entre les différentes factions et clans qui se disputent le pouvoir au sein des cercles fondamentalement tous impérialistes.

Le Kremlin semble avoir désormais bien compris que les Etats-Unis ne toléreraient aucune Russie indépendante, fut-elle capitaliste. Dans ce contexte, les questions abkhaze et sud-ossète sont secondaires en soi. Même si la violence des bombardements de Tskhinvali, et la bêtise du président géorgien, ne peuvent laisser indifférent aucun être sensible. Même si l'on peut supposer que les stratèges de Moscou avaient, comme tous militaires, un scénario prévu en cas de conflit avec la Géorgie. De fait ils ont sauté sur l'occasion qui leur permettait de démontrer au monde entier que les Russes avaient redécouvert le sens du mot « Niet », que la retraite était terminée, et, last but not least, que les juteux et stratégiques conduits gaziers ou pétroliers en projet à travers le sud-Caucase ne seraient éventuellement mis en service que sous la surveillance constante, et avec l'aval de Moscou, dans le respect de ses intérêts stratégiques.

Exit donc la poursuite de la désintégration du heartiand post-soviétique. Ce qui explique sans doute pourquoi le réalisme des « islamistes » qui contrôlent le pouvoir civil en Turquie les pousse à faire désormais des yeux doux au Kremlin, et aux Arméniens, tandis que leurs militaires « laïcs » et plus atlantistes tempêtent contre « l'intégrisme ». Pour les dirigeants des puissances ouest-européennes, le conflit du Caucase a certes démontré pour la émème fois qu'il n'existait pas et ne pouvait pas exister de politique étrangère « européenne ». Néanmoins il existait bien, en revanche, à Paris, à Berlin, à Rome, à Madrid, aux côtés des cercles, lobbies et agents d'influence acquis à l'idée d'empire « euro-atlantique » (comme on le nomme dans les médias de la « nouvelle Europe » inventée par Dick Cheney), des cercles et des couches sociales qui préfèrent tendre vers une alternative stratégique euro-asiatique. En revanche, par « nationalisme », par respect pour l'État-nation et ses intérêts « historiques », par anti-impérialisme ou par intérêt pour les perspectives économiques qu'ouvrirait la constitution d'un axe de développement économique allant de l'Atlantique au moins jusqu'à Séoul, l'Inde et l'Asie du sud-est, en passant par la Russie, l'Iran, l'Asie centrale et la Chine, cela est possible. Un cauchemar pour Washington et Tel-Aviv ! Un espoir pour les bourgeoisies nationales et pour la masse des peuples du tiers-monde !

La Chine et la Russie jouent un rôle essentiel dans le développement de l'axe de transport eurasiatique qui devrait permettre à terme d'engager des coopérations économiques et stratégiques durables entre l'Asie extrême-orientale, l'Asie du sud, l'Europe occidentale et le Moyen-Orient. Ce processus pousse au renforcement graduel des liens entre des pays dont le développement entre en contradiction avec le contrôle des États-Unis sur les ressources énergétiques de la planète. Washington ne peut pas ignorer qu'elle a peu de temps pour casser tous les facteurs de rapprochement entre bourgeoisies nationales, Etats plus ou moins socialisants et mouvements populaires radicaux. Au moment où le Mouvement des non-alignés connaît, sous l'impulsion de Cuba et de la Malaisie, une renaissance depuis son sommet de septembre 2006 à La Havane ; alors que la Malaisie occupe également une position originale au sein de l'Organisation de la conférence islamique (OCI), favorisant des projets économiques « non usuraires », échappant à la logique financière capitaliste. Fait significatif, malgré le souvenir des conflits en Tchétchénie, la Russie s'est rapprochée de toutes ces organisations, posant même sa candidature à l'OCI (plus de 15  des citoyens russes sont musulmans).

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