Le « projet européen » avait été conçu au lendemain de la seconde guerre mondiale par les leaders étatsuniens du système impérialiste (et mis en oeuvre à travers le Plan Marshall, la création de l’Otan, l’initiative et de « guerre froide », prise par Washington et non par Moscou) et par leurs serviteurs dévoués (en particulier Jean Monnet). L’objectif stratégique n’était pas de « reconstruire l’Europe » et de restaurer par là même sa capacité de « résister à une conquête soviétique » qui n’a jamais été à l’ordre du jour et à laquelle aucun politicien sérieux ne pouvait croire, mais de l’atteler définitivement au char des États-Unis en qualité d’allié subalterne, dans une perspective cohérente avec la constitution de l’impérialisme collectif de la triade (États-Unis, Europe, Japon) pour faire face au défi des succès de la révolte des périphéries du système mondial (les pays de l’Est et ceux du Sud).

La stratégie impliquait le démantèlement de la souveraineté des peuples européens. Le discours sur la « Nation désormais dépassé » trouvait ici sa fonction légitimatrice de ce choix. La mise en place progressive d’autorités européennes supranationales, dans les formes antidémocratiques qui sont les siennes, aboutissant à l’Union Européenne, constituait le moyen d’opérer ce démantèlement. Celui-ci impliquait donc à son tour l’abandon de la tradition démocratique bourgeoise, en la vidant de tout contenu potentiellement menaçant pour les intérêts du grand capital dominant. L’Union européenne ne souffre pas d’un « déficit démocratique » comme le proclament les courants majeurs de la gauche électorale sur le continent. Elle a été construite pour opérer un transfert systématique et total des pouvoirs des Parlements élus (la tradition démocratique bourgeoise) à des bureaucraties/technocraties « d’experts » prétendus « indépendants » (ils le sont bien par rapport aux peuples concernés, mais ne le sont pas du tout dans leurs rapports au capital dominant). La boucle est bouclée ; les institutions européennes sont organisées de manière à rendre impossible toute évolution qui restituerait aux peuples européens (ou même au peuple européen, s’il existait – ce qui n’est pas le cas) un pouvoir de contrôle réel sur les décisions de Bruxelles. C’est la raison pour laquelle je dis que la « reconstruction » éventuelle d’une « autre Europe » passe par la déconstruction de celle qui est en place.

La construction européenne est parfaitement cohérente avec les exigences de l’évolution du capitalisme parvenu au stade des oligopoles transnationaux mondialisés et financiarisés, fondement du passage de formes antérieures de l’impérialisme constituées de puissances impérialistes en conflit permanent à la forme présente de l’impérialisme collectif de la triade. Elle répond directement et exclusivement à ces exigences. Cette même évolution est partagée par tous les partenaires de la triade, et non pas uniquement l’Europe. Elle caractérise tout autant les États-Unis qui exercent un « leadership » certes (qui trouve son fondement dans la puissance militaire destructive dont seul Washington dispose), mais sans « hégémonie » (au sens gramscien du terme). Le déficit des comptes extérieurs des États-Unis, sur le sujet duquel une bonne littérature existe, témoigne de cette absence d’« hégémonie gramscienne » (cf. S. Amin, L’hégémonisme des États-Unis et l’effacement du projet européen).

Ces évolutions trouvent leur contre partie contradictoire et conflictuelle dans « l’éveil du Sud », le succès des révoltes des périphéries qui ont meublé l’histoire du XXe siècle et qui se poursuivront au XXIe siècle, en dépit des apparences du moment actuel de « replis ». Le panorama de l’histoire que j’ai voulu brosser met en relief ce retournement du sens du mouvement, inauguré en 1917 : pendant quatre siècles de 1500 à 1900 l’Europe (et ses enfants) procède à une conquête victorieuse du monde ; depuis elle est contrainte d’opérer les replis que l’émancipation des périphéries lui impose. Peut-on parler déjà de « déclin de l’Occident » (Europe, États-Unis auxquels le Japon s’est associé) ? Je nuancerai mon jugement sur cette question.

Ce déclin en tout cas – fut-il relatif – est à l’origine de l’option militariste de l’impérialisme collectif, contraint d’envisager la guerre permanente du Nord contre le Sud. Cette option à son tour renforce les chances de poursuite du leadership de Washington. Cette évolution implique que le capitalisme n’est plus seulement un système d’exploitation du travail, mais qu’il est devenu l’ennemi de l’humanité tout entière, dont il menace la survie, au moins dans toute forme de survie civilisée et humaniste. C’est la raison pour laquelle j’ai qualifié de « sénile » le stade où le capitalisme – désormais « obsolète » – est parvenu.

J’ai proposé quelques réflexions concernant les raisons de « l’effacement du projet européen », du double alignement indissociable libéral et atlantiste, de l’inconsistance des réactions des forces politiques européennes de droite et de gauche face à ce défi (« les sables mouvants du projet européen »), développées dans Au delà du capitalisme sénile (pages 111 et suivantes) et dans Le virus libéral (pages 107 et suivantes) auxquelles je renvoie le lecteur. Dans ces réflexions j’ai placé l’accent sur les illusions d’une Europe qui prétendrait s’ériger en « centre nouveau », égal et autonome dans ses rapports avec les États-Unis. Une perspective que j’ai qualifiée de partage égal du butin (de l’exploitation de la Planète entière) entre les partenaires de la triade, un faux polycentrisme, par opposition à la perspective d’un monde multipolaire authentique associant à égalité les peuples du Sud et ceux du Nord. J’ai par ailleurs placé l’accent sur la contradiction nouvelle qui oppose les exigences de la reproduction du capitalisme des oligopoles (« la ploutocratie ») d’une part et l’héritage des cultures politiques, qui n’est pas (ou pas encore) totalement perdu en Europe.