Colloque organisé par l'association "Mémoires des luttes" et la revue Utopie Critique qui a eu lieu dans la salle de la Mairie du 11è arr. de Paris

 

Gilbert MARQUIS

Introduction

 
Chers camarades, chers amis,

Un colloque sur la Constituante s’impose depuis le vote des citoyens français, fin mai 2005, quand nous nous sommes prononcés à près de 55 % contre le Traité constitutionnel européen (TCE). Pourtant ce vote n’a pas été respecté. La France a dû supporter une véritable forfaiture contre la démocratie, trahie par les forces politiques de droite et par le Parti socialiste, hors sa gauche et quelques-uns de ses leaders tels Mélenchon, Fabius, Emmanuelli, Montebourg… La conjonction de la droite et de cette gauche a encore plus trahi les citoyens en leur imposant il y a deux mois le Traité de Lisbonne qui reprend l’essentiel du contenu du TCE.

Ainsi la démocratie n’a plus lieu d’exister.

Il y a quelques jours après avoir subi une défaite cinglante lors des élections municipales, la minorité du pays, la droite, à la demande de Nicolas Sarkozy a décidé – sans vote ! – l’envoi de nouveaux contingents pour la guerre en Afghanistan or, la plupart des militaires et des chancelleries savent qu’il n’y a pas de solution en perspective. Le peuple afghan est utilisé comme une masse méprisable pour un champ de manoeuvres. L’horreur !

 

Le peuple français n’est plus entendu par les forces politiques dominantes du pays. Ni au plan politique ni au plan social.

Il faut réagir. La Constitution qui nous régit ne représente pas le pays comme il voudrait se gouverner. Il faut réagir et briser l’arbitraire constitutionnel actuel. La démocratie est bafouée non seulement au plan national mais on nous a aussi imposé une camisole de force supranationale. Je veux parler de l’Union européenne, c’est-à-dire des gouvernements qui disposent d’un instrument technocratique contre leurs peuples, dépendant des forces économiques et financières privées, avec la Commission de Bruxelles et le mini-traité de Lisbonne qui ont barre sur les citoyens de chaque nation européenne.

Non seulement nous devons nous mobiliser pour rétablir la démocratie contre l’élite dominante, expression antidémocratique des puissances de l’argent contre le peuple en France mais aussi contre le droit européen qui a barre sur les lois nationales, françaises ou autres dans chaque pays. La législation européenne a raison de notre propre législation qui doit s’incliner devant les décisions des institutions {jo_tooltip} Il faut préciser que le Conseil Constitutionnel dit que cette supériorité – du droit européen sur la constitution française – vient de la Constitution française elle-même, révisée (article 88-1). En effet « on » a révisé la Constitution pour permettre la primauté du droit européen. C’est donc en vertu de notre propre Constitution, et non en vertu du traité constitutionnel européen, que le droit européen prime le droit national ! | européennes {/jo_tooltip}.

Je rappelle incidemment, que la Commission européenne dispose à sa tête de Manuel Barroso, ancien premier ministre du Portugal qui a été chassé par les électeurs portugais mais qui s’est reconverti, à l’appel de ses pairs européens qui ont pensé que l’homme antipopulaire dans son pays, pourrait être un parfait candidat aux institutions européennes pour imposer la politique de droite réactionnaire de celles-là et la politique de l’Otan. Ajoutons qu’il a été l’hôte de la réunion aux Açores entre Aznar, Bush et lui-même pour engager les Européens dans l’invasion de l’Irak…

Pour en finir nous devons nous retourner vers les bases de la démocratie et renverser les institutions de la Ve République. Nous devons reconstruire la démocratie autour d’un projet constitutionnel nouveau, enfin démocratique, chassant la fonction présidentielle qui ne découle que de la volonté d’un seul contre tous, une fois obtenu, par une campagne de presse et de médias les plus affûtés, l’élection d’un seul chef pour cinq ans.

C’est l’objet de notre colloque, c’est la raison des interventions qui vont suivre, où les uns après les autres vont nous fournir les clés d’un combat fondamental qui ne s’arrêtera que lorsque la démocratie véritable régnera à la tête du pays. Cette démocratie qui est la clé de toutes les solutions sociales et politiques au profit de notre peuple à qui on a volé sa souveraineté nationale, sa souveraineté populaire.


 

André BELLON

Président de l'association "R" République !

« Avec la Constitution actuelle en ce qui touche la représentation au Parlement, on amuse le pays avec le nom de représentation du peuple, alors que la chose n’est pas ; que le droit d’élection a cessé d’appartenir au peuple, et que, par là, la confiance du peuple au Parlement est affaiblie, sinon détruite.»

Il m’arrive souvent de demander de qui peut émaner cette déclaration et jamais personne n’imagine qu’elle était une pétition rédigée dans l’Angleterre de 1793 par les habitants de Nottingham ?

Rien de nouveau sous le soleil. L’Histoire de l’humanité est celle d’une recherche de libération, d’une lutte contre l’assujettissement. Et le discours lancinant que nous entendons aujourd’hui sur le fossé qui se creuse entre le peuple et ses élites n’est que la version tranquille d’un système d’asservissement aujourd’hui croissant.

Qu’est-ce qu’une Constitution ? Si on se réfère à la Révolution française, c’est la traduction institutionnelle de la volonté des citoyens, d’individus enfin libres et devenus acteurs de la vie politique. Dans un système démocratique, la Constitution est donc la chose du peuple, la définition acceptée de la règle du jeu dans les relations publiques. Avant même tout débat sur la valeur de tel ou tel système institutionnel, se pose donc la question de son appropriation par les citoyens.

Tel n’est plus le cas depuis de nombreuses années. Car, au-delà de tout ce qu’on peut penser, en bien comme en mal, de la Ve République, force est de constater que la Constitution ne cesse de changer de façon quasi arbitraire et, en tout cas, en dehors de toute souveraineté populaire. Le Parlement lui-même, dont le bipartisme forcé tend à obscurcir la légitimité, n’est plus là que pour enregistrer les modifications – plus de 20 en 50 ans. En bref, sous couvert de République, nous subissons une forme monarchique où les élections ne sont faites que pour avaliser les décisions de la nouvelle aristocratie.

Qui plus est, le poids croissant de Bruxelles sur nos propres institutions éloigne encore plus la vie publique des citoyens, développant une chape de plomb sur des critères de décision de plus en plus incompréhensibles et de moins en moins contrôlables. Et si, par extraordinaire, les citoyens sont invités à voter, c’est une invitation à bien voter ; sinon, on n’en tient pas compte.

Et pourtant, la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme déclare, en son article 21 que « La volonté du peuple est le fondement de l’autorité des pouvoirs publics ». Parler de Constitution, c’est donc parler de démocratie.

Devant les dénis de démocratie de plus en plus graves et de plus en plus fréquents, la réappropriation par le peuple de ses propres institutions devient la question majeure. Cette réappropriation passe par l’élection d’une Constituante au suffrage universel direct.

Nous sommes ici nombreux, divers, d’expériences différentes. Mais la volonté de réaffirmer la démocratie nous rassemble. Et la Constituante est le symbole autour duquel peut se faire le rassemblement, un peu comme le furent autrefois les États généraux. Il n’est évidemment pas question de nier nos différences et nous savons bien qu’elles se manifesteront, comme c’est bien normal, dans l’avenir et, d’ailleurs, dès l’élection des constituants.

Mais n’inversons pas les étapes. Aujourd’hui, nous voulons un rassemblement pour réaffirmer la démocratie. Sinon, nous irons vers des échecs en cascade comme ce fut le cas après le référendum du 29 mai. Rappelons-nous : au lieu d’affirmer la volonté la plus large, celle des démocrates, nous avons alors entendu certains vouloir s’approprier le non en affirmant le non gaulliste, d’autres le non de gauche ou de la gauche de la gauche. Ces jeux d’émiettement ont abouti à décrédibiliser une victoire qui n’appartenait à personne sinon au peuple dans son ensemble et à se fourvoyer dans des chemins aussi minoritaires que tacticiens au cours de l’élection présidentielle. Résultats pathétiques tel celui de José Bové, candidat du non radical de gauche, dont la première déclaration fut, sans conditions et avant toute campagne, de garantir son vote du deuxième tour à Ségolène Royal, fanatique du « oui ». De telles attitudes qui ne s’éloignent pas du tout des jeux habituels ne font que renforcer la dérive politique et légitimer le naufrage de la démocratie.

Au contraire, nous pouvons, dans la reconstruction du système politique trouver et affirmer les vrais clivages. La résurgence bien nécessaire de la pensée est liée à la confrontation des idées. Une nouvelle règle du jeu de la vie politique peut seule permettre de voir revivre des questions essentielles, bien effacées par un bipartisme aseptisé : attitude par rapport à l’Union européenne, rôle de l’État, place des services publics, principes républicains, laïcité…

(Suite dans Utopie Critique N°45)

 

 

 


Florence GAUTHIER


En préliminaire à un projet de constitution démocratique, quelques remarques de méthode

Nous sommes déjà entrés dans une période que l’on caractérisera comme celle des violations répétées des souverainetés populaires, que ce soit sous la forme d’interruption d’un processus électoral comme ce fut le cas en Algérie, ou celle du refus de reconnaître le résultat des élections comme en Birmanie. Il y en a eu beaucoup d’autres, dont celle des États-Unis eux-mêmes avec l’élection de Bush II, et parmi les plus récentes celle qui refuse d’entendre les deux « Non » au referendum du Traité constitutionnel européen. Ajoutons ce que le Président de la République actuel a fait, en France, en faisant adopter le même Traité constitutionnel européen qui venait d’être refusé en le re-présentant sous un habillage légèrement maquillé : cela porte un nom en politique, que la plupart des partis se sont bien gardés de prononcer.

Les gouvernements qui violent le principe de la souveraineté populaire affirment leur force en même temps qu’ils bafouent le droit et avouent leur illégitimité et leur déshonneur. Nous sommes donc, en France, dans une situation de ce type. Et pourtant ce fait patent n’est pas reconnu pour ce qu’il est, ou très insuffisamment, ce qui revient au même. Ce qui nous prive de « l’aveu d’illégitimité ».

Pourquoi ? Il est probable que la conscience que la société devrait avoir, sur la manière dont fonctionnent les institutions politiques, demeure obscurcie par un faisceau de raisons qu’il sera nécessaire d’éclaircir si l’on veut changer cette situation.

Un exemple évocateur. Lors de la campagne présidentielle en France, les diverses tendances de la « gauche de la gauche » ou «antilibérale » selon les appellations, se sont lancées, tête baissée, dans la campagne présidentielle à la recherche d’une candidature à la présidence de la République, dans le cadre de la constitution actuelle. C’était justement le piège de la constitution elle-même : reproduire le système présidentiel.

Or ce système est éminemment despotique. La Constitution actuelle réserve à la seule fonction présidentielle d’être élue au suffrage universel direct et concentre entre ses mains l’exercice des pouvoirs publics, que le peuple lui a ainsi délégué, pour une durée définie. C’est la fonction présidentielle qui forme le gouvernement et choisit les ministres. Ce sont les ministres qui font les propositions de lois à la chambre des députés. Les députés ne sont pas élus au suffrage universel direct, mais après avoir été filtrés à travers un système de partis politiques, qui se partagent les places, et qui sont limités en nombre par des procédures d’élimination. À l’arrivée, cette chambre des députés n’a pas même l’initiative des lois et est doublée par un sénat qui peut modifier ses votes.

Le pouvoir exécutif est ainsi tout-puissant et s’impose au pouvoir législatif, ce qui est caractéristique des régimes despotiques ou autoritaires. Ajoutons que certaines prérogatives de la présidence de la république lui confèrent un pouvoir décisionnel absolu en ce qui concerne ce que l’on appelle la politique extérieure. Nous avons eu l’expérience de ces dernières décennies pour pouvoir comprendre que les pouvoirs du président s’exercent de façon secrète. Quelques « affaires » ont pu transpirer, mais la Constitution actuelle n’oblige pas la fonction présidentielle à rendre des comptes et elles sont restées dans l’obscurité. Et nous, le « peuple souverain » avons compris que nous avions été dépouillés de notre souveraineté et changé en simple « public » sans droits et sans pouvoirs, impotent donc.

C’est pourquoi, il était ridicule et cela l’est toujours, aujourd’hui comme demain, de vouloir chercher une « bonne » candidature à cette fonction présidentielle, qui est à l’évidence mauvaise et doit, par conséquent, être supprimée.

Nous allons avoir besoin de nous réveiller et de commencer à comprendre clairement le réseau d’institutions nouvelles qui nous étouffent. La Constitution de 1958 se trouve combinée avec le soi-disant « mini » traité européen et les injonctions des organismes internationaux, que le capitalisme financier a réussi à nous imposer, comme l’OMC, l’AMI, la Banque mondiale et autres instruments de torture des peuples, aujourd’hui présidés même par quelques ténors du PS.

(Suite dans Utopie Critique N°45)

 


 

 

Denis COLLIN

Animateur de "La Sociale" lettre électronique, bi-mensuelle.

 

 

Lutte de classes et institutions politiques

Une des grandes faiblesses de la tradition socialiste et communiste a toujours été le manque d’attention aux institutions politiques proprement dites et aux questions constitutionnelles. En France, le poids de la tradition anarcho-syndicaliste s’est ajouté à l’indifférence coutumière des marxistes en ce domaine. Après tout, quelle qu’en soit la forme, nous avions affaire à une domination de classe ! Inversement, dès lors que la lutte des classes cessait d’être le fil directeur de la pensée des socialistes, l’adaptation aux formes les plus plates du parlementarisme devait servir de doctrine et quand le parlementarisme fut passé de mode, c’est derrière le bonapartisme abâtardi que se rangèrent les « sociaux-démocrates ». À rebours de la tendance longue des organisations et partis traditionnels, il est nécessairement de proposer quelques principes de la construction d’une nouvelle république, d’une république sociale.

C’est par cette question qu’il faut commencer. En effet, si on croit qu’après la grève générale commencera la société sans classes et sans État ou si on croit qu’après l’insurrection révolutionnaire victorieuse, une courte phase de dictature du prolétariat enclenchera le processus de passage au socialisme via un « État dépérissant », alors, effectivement la question des institutions politiques est à peu près dépourvue d’intérêt. Si au contraire on pense qu’à un horizon humain pensable, les conflits sociaux sont à peu près inévitables parce que la société d’abondance donnant à chacun selon ses besoins est une douce utopie, alors il faut réfléchir aux règles optimales de répartition des richesses et des positions de pouvoir et il faut donc penser à la forme politique, c’est-à-dire à l’État chargé de mettre en oeuvre ces règles.

La deuxième bonne raison pour placer au centre de la réflexion les questions institutionnelles tient à l’évolution même du capitalisme et des grands États capitalistes. On sait qu’au moment de la « chute du rideau de fer », les idéologues, plus ou moins stipendiés, annoncèrent le triomphe simultané de la démocratie et du capitalisme, réconciliés dans la « fin de l’histoire ». Il n’en est évidemment rien : le capitalisme dans sa phase actuelle s’accommode très mal de la démocratie, parce que celle-ci, aussi dévoyées que soient les formes de son existence concrète, contient encore en elle-même l’idée que le peuple puisse contrôler le gouvernement et éventuellement décider de son propre sort sans demander leur avis aux seigneurs des classes dominantes. En fait de démocratie, nous avons vu un développement sans précédent des techniques de contrôle des populations, des techniques de surveillance policière et la mise en coupe réglée de toutes les formes de contestation sociale. Et à la place du gouvernement, on a inventé un gouvernement apolitique, la « gouvernance », qui s’applique non plus à des corps politiques mais à des « territoires ». Cette idéologie de la gouvernance et des territoires est, du reste, l’idéologie dans laquelle communient les penseurs à gage du capital financier et les « socialistes » modernes qui n’ont jamais tant mérité le nom dont les affubla jadis Jean-Pierre Garnier de « deuxième droite ».

Que devons-nous attendre d’une transformation radicale des institutions politiques ?

La troisième bonne raison de nous poser enfin sérieusement la question des institutions politiques tient au fait que, comme l’avait déjà soutenu Marx contre les anarchistes, la lutte de classes est une lutte politique et que, par conséquent, premièrement, les prolétaires dans leur lutte, sont loin d’être indifférents aux formes politiques dans lesquelles ils mènent leur combat et que, deuxièmement, la question de la république est aujourd’hui un des questions centrales autour desquelles se nouent l’ensemble des conflits sociaux et politiques.

Il est impossible de reconstruire un programme pour une gauche digne sans que soit mise au centre de la réflexion et de l’action politique la lutte pour la liquidation de toutes les institutions de la Ve République. Il faut ici dénoncer clairement toutes les politiques de « toilettage » institutionnel qui ne visent qu’à préserver l’essentiel de l’édifice issu du coup d’État gaulliste de 1958.

(Suite dans Utopie Critique N° 45)

 


 

Christophe VENTURA

La construction européenne hors de la démocratie

On évoque souvent le « déficit démocratique » de la construction européenne. Cette expression consacrée formule le consensus de la gauche, qu’elle soit social-libérale, critique ou radicale, ainsi que des mouvements sociaux et altermondialistes, lorsqu’ils débattent de l’Europe. Mais elle est aussi employée par l’Union européenne (UE) elle-même. Ainsi, son site officiel explique que « le déficit démocratique est une notion principalement invoquée pour faire valoir que l’Union européenne et ses instances souffrent d’un manque de légitimité démocratique et qu’elles semblent inaccessibles au citoyen du fait de la complexité de leur fonctionnement. Le déficit démocratique traduit une perception selon laquelle le système institutionnel communautaire serait dominé par une institution cumulant des pouvoirs législatifs et gouvernementaux – le Conseil de l’Union européenne – et par une institution bureaucratique et technocratique sans réelle légitimité démocratique – la Commission européenne » 1.

On remarquera un « oubli » flagrant dans cette définition. L’UE omet, en effet, de signaler que la Commission européenne – « gardienne des traités » –, détient, également le monopole de l’initiative législative et dispose de « pouvoirs étendus » sur les États dans le domaine de la concurrence !

De son côté, le Parlement européen, malgré l’extension régulière de ses pouvoirs de codécision et de son élection au suffrage universel depuis 1979, n’est toujours pas un « vrai » Parlement puisqu’il lui manque la capacité de proposer des textes législatifs. Par ailleurs, il favorise la reproduction de professionnels de la politique européenne (et largement du néolibéralisme) et, en raison de son mode d’élection et du taux d’abstention croissant, ne dispose que d’une faible légitimité.

 

Le site de l’UE, enfin, n’évoque pas le rôle de plus en plus important de la Cour de justice des Communautés européennes (CJ) dont le contenu et l’élargissement du périmètre des « arrêts » indiquent la voie d’une « judiciarisation » constante et inquiétante de la vie politique européenne. Surtout, ce site ne mentionne pas la caractéristique principale de son modèle politique : la transgression des principes de séparation des pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire qui sont au fondement des régimes démocratiques.

En réalité, quand on y regarde de plus près, il s’agit moins d’un déficit que d’une inexistence de démocratie. Pour être plus précis, l’histoire de la construction européenne est celle d’une construction politique qui, pour reprendre les formulations du sociologue Norbert Elias, propose l’intégration des espaces nationaux européens dans une « unité politique supérieure » qui s’accompagne d’une diminution des droits démocratiques pour leurs citoyens.

Tout l’ordre politique européen s’est, en effet, bâti sur des mécanismes éloignant, structurellement, les centres de la décision de ceux de la délibération. C’est là une spécificité de son histoire. Alors que la construction des nations comme espaces politiques s’est historiquement accompagnée de l’exercice de la démocratie par le plus grand nombre 2, celle du projet européen a été pensée pour se développer en dehors des peuples.

(Suite dans Utopie Critique N° 45)


 

 

 

Michel Stanislas NAUDY

L’imprégnation césariste. Quand la gauche a capitulé sur la question institutionnelle

Avant toute chose, un petit rappel qui n’est peut-être pas inutile, tant on essaye, de toutes parts, ne nous assurer que la question de la constitution ne se poserait plus en France ou alors de manière marginale, comme un simple toilettage d’un bloc institutionnel réputé inaltérable.

En fait, le débat sur les institutions est aussi vieux et aussi central dans notre pays que la République elle-même. Avec une intensité et des enjeux variables, il s’est constamment insinué dans les affrontements et les débats politiques des deux siècles passés. Aujourd’hui, le voilà posé à nouveau tant la forme politique de la République est devenue contradictoire avec les intérêts de la République elle-même. Autrement dit, la crise du politique a mis à jour la crise et la perversion profondes de la Ve République.

Soulignons d’emblée que nous ne sommes pas ici dans l’inédit et, qu’ayant connu cinq républiques, trois déclarations des droits de l’homme et du citoyen auxquelles il convient d’ajouter sept constitutions, la France est abonnée à ce débat. Ainsi, à la différence de la démocratie étasunienne ou de la monarchie parlementaire britannique, notre pays est-il un véritable laboratoire institutionnel. Contrairement à un poncif sans cesse rebattu, le peuple français est un peuple politique qui, comme le note Anicet Le Pors, ancien ministre communiste de la Fonction Publique, a le goût du {jo_tooltip} Anicet Le Pors, L'Humanité, 10 oct. 2005 | « débat sur les problèmes les plus généraux de la démocratie » {/jo_tooltip}.

Pour aller au plus vite, l’histoire constitutionnelle de la France s’ordonne autour de deux lignes de force :

Une ligne démocratique dont l’emblème est la constitution de 1793.

Une ligne césariste qui a pour référence la constitution du 14 janvier 1852 inspirée par Louis Napoléon Bonaparte.

Dans le premier cas, les citoyens forment une communauté de « con-citoyens » qui, dans le cadre de la Nation, sont collectivement les ultimes détenteurs de la souveraineté. Celle-ci, pour une simple question d’espace (l’exiguïté de l’Agora grecque) et pour cette seule raison, est déléguée, à titre temporaire et parfois révocable, à des représentants qui, en assemblée publique, délibèrent, votent et se dotent des moyens de faire appliquer leurs décisions par une instance exécutive qui lui est strictement soumise.

À l’opposé, dans le second cas, on a affaire à une prise de distance voulue, organisée, entre la souveraineté du peuple citoyen et l’exercice réel de la souveraineté. La soumission du corps législatif au pouvoir exécutif, la pratique référendaire, le cens électoral et biens d’autres artifices, produisent par leur combinaison, une citoyenneté mineure, rabougrie, dont l’avatar le plus récent est la constitution gaulliste de 1958. Point n’est besoin ici d’entrer dans le détail – cela a été fait et bien fait avant moi – pour constater que du « parlementarisme rationalisé » de Michel Debré, on est passé à une monarchie élective.

Mon propos n’est certes pas de disséquer la manière dont la droite française, jusqu’à son extrémité sarkoziste, n’a eu de cesse d’affaiblir la représentativité des représentants et leur pouvoir réel de décision. Je voudrais, en revanche, insister sur la victoire idéologique remportée en quarante ans par cette droite sur le camp de la gauche républicaine. Comment, en quelque sorte, est-on passé de la dénonciation du « coup d’état permanent » par François Mitterrand au numéro de music-hall participatif d’une Ségolène Royal ?

La réponse est à la fois simple et grave : la gauche a cédé. Et elle a cédé sur tous les fronts.

On se souvient de la phrase de F. Mitterrand selon lequel, dangereuse avant lui, cette constitution, le serait à nouveau après lui. C’était là faire preuve de beaucoup d’immodestie tant la constitution de la Ve est demeurée tout aussi dangereuse avec lui… Ne serait-ce d’ailleurs que parce qu’en en épousant tous les délices et tous les poisons, F. Mitterrand légitimait un fonctionnement politique qui aurait dû demeurer l’apanage de la droite tant il est contraire à la tradition républicaine de la gauche française.

Quelques exemples suffiront à le montrer :

À l’exception d’une introduction très partielle et très brève d’une dose de proportionnelle dans le mode de scrutin, quand les socialistes et leurs alliés ont-ils remis en cause un mode électoral inique consubstantiel à l’exercice gaulliste du pouvoir ?

Quand les socialistes et leurs alliés ont-ils mis un terme au primat impérial du chef de l’État pourvu de pouvoirs exorbitants qui lui permettait de cultiver sans contrôle un « domaine réservé » quand ce n’était pas d’organiser clandestinement un véritable « cabinet noir » assez comparable à celui de Louis XV ?

Quand a-t-on mis en réforme un Sénat qui est à peu près une représentation injuste et inversée de la Nation ?

Quand les socialistes et leurs alliés ont-ils sérieusement résisté aux offensives multiconfessionnelles qui ont sérieusement entamé le principe de laïcité qui est la condition même de la liberté de pensée ? Régis Debray ne dit-il pas l’essentiel à ce propos lorsqu’il affirme que « la République c’est la liberté plus la raison » ? 2

Pire, non contente de laisser faire, cette gauche-là a aggravé la dérive anti-républicaine de la République. Là encore, quelques exemples mais d’abord une anecdote. Au début du second septennat mitterrandien, un de ses conseillers, devenu, depuis, membre du Conseil Constitutionnel, me confiait (en privé évidemment…) que « la plus grosse connerie (sic) du premier septennat avait sans doute été la loi Defferre sur la décentralisation… » À en voir aujourd’hui la logique et les développements on n’est pas loin de lui donner raison. En effet, au prétexte de rapprocher le pouvoir du citoyen, c’est une machine infernale que l’on a lancée. De quoi s’agit-il, en fait ? Le mode de production mis à part, d’une véritable « reféodalisation » rampante du pays. Faute de critiquer et de réformer la Constitution, la gauche a décliné les principes césaristes jusque dans le moindre canton de France. Certes, les notables ne sont pas nés d’hier, mais, un peu partout dans nos campagnes et dans nos villes c’est le principe du fief qui s’est affirmé avec ses pratiques inévitables, les trois « ismes » qui en donnent la teneur exacte : favoritisme, clientélisme et népotisme.

On a beau jeu de moquer un Giscard qui lègue sa circonscription à son fils ou un Sarkozy qui intronise son descendant, un blanc-bec de vingt ans, à la tête d’un canton des Hauts-de-Seine doré sur tranche. Que font les autres ? Tout pareil et parfois pire. Non seulement on a affaibli, avec la centralité de l’état, sa capacité à rééquilibrer toutes les disparités dont les inégalités sociales, mais, en outre, on a formé une peuplade de hobereaux qui, de la commune à la communauté des communes, de celle-ci au Conseil Général et de là au Conseil Régional, tiennent le pouvoir d’une main de fer.

J’exagère ? Voyons donc ce qui se passe dans mon si cher département de l’Ariège.

(Suite dans Utopie Critique N° 45)