Le capital aurait donc triomphé. Il peut sans contraintes, s’attaquer directement aux États, dont certains auraient eu la velléité de lui opposer une réglementation même toute relative, au mépris du respect de la démocratie qui avait été érigée en fondement de l’Union européenne. Il s’en est pris tout d’abord aux États les plus faibles, comme l’Irlande, la Grèce, le Portugal, puis l’Espagne, l’Italie et la France. Il affiche ses préférences : si l’Allemagne, sa meilleure élève peut emprunter à 10 ans à un taux de 1,91% pour financer ses dépenses, la France est passée à 3,17%, l’Espagne 5,51%, l’Italie 6,74% et la Grèce à 29,54% (taux relevés à mi décembre 2011). 

Quelle que soit la sincérité du discours de Sarkozy sur la nécessité de soutenir la Grèce, la réalité est là : le peuple grec est sacrifié pour deux à trois générations. L’intention de Sarkozy était la bonne, il fallait effectivement empêcher la banqueroute du peuple Grec et réagir vite pour montrer que l’Europe agissait solidairement par un front sans faille. Mais c’est l’Allemagne qui a imposé son rythme et sa volonté, celle d’une défense absolue de la valeur d’un Euro/DM fort qui est à la base de son enrichissement et de l’appauvrissement de ses « partenaires » européens mais aussi de celui d’ailleurs d’une partie de sa population car en bonne monétariste elle a fait les « réformes nécessaires », c'est-à-dire qu’elle a démantelé le consensus social (temps de travail, retraites, absence de minima salarial etc.). Elle se permet alors de reprocher aux pays du Sud, leur « laxisme » en matière budgétaire et de proposer des sanctions, la règle d’or qui est une ineptie car c’est inscrire dans les Constitutions que les États renoncent à leur droit souverain d’user de politiques budgétaires différentes, mieux adaptées à leur économie.

Du coup, l’Euro est apparu pour ce qu’il était, une construction hasardeuse entre des économies divergentes mais dont une seule « économie vertueuse » avait su tirer profit. Du coup l’Europe elle-même montre son vrai visage : une commission européenne subordonnée aux intérêts cupides du capital. Et si certains en doutent, qu’ils se reportent à ce qui s’est passé en Grèce ou en Italie, là où la démocratie a été tout simplement remise au placard.

La biographie des membres du nouveau gouvernement italien est à cet effet parlante. Mario Monti a été nommé en 2010 président de la Commission Trilatérale pour l’Europe (c.a.d. pour le développement du néo libéralisme) et membre du comité directeur du groupe Bilderberg (qui milite depuis les années 1950 pour le rapprochement Europe/Usa). Entre 2005 et 2011 il a travaillé pour Goldman Sachs, et a même été conseiller de Coca cola. Parmi son gouvernement formé d’académiciens, de militaires, de fonctionnaires et de proches du Vatican, on trouve des ministres venant de ou passés par la Banque. Et il ne faut pas oublier Mario Draghi; le nouveau président de la Banque Centrale Européenne, qui a été de 1984 à 1990 Directeur exécutif de la Banque Mondiale puis de 2002 à 2005 Vice président du comité directeur mondial de la Goldman Sachs.

Si les partis politiques en Italie ont refusé de gérer la rigueur demandée par Bruxelles et accepté la démission du gouvernement Berlusconi, en Grèce, cependant, le Pasok est toujours aux manettes, sous le contrôle du nouveau premier ministre, Lucas Papademos, ex-gouverneur de la Banque centrale hellène entre 1994 et 2002 qui à ce titre, aurait caché l’état réel des comptes de la Grèce avec l'aide de la banque Goldman Sachs. Le gestionnaire de la dette grecque est au demeurant Petros Christodoulos, ex trader de la banque américaine à Londres. (Pourquoi le Pasok est-il toujours au pouvoir ? Pourquoi, n’a-t-il pas choisi d’organiser la riposte avec tous ceux qui manifestent dans la rue ?)

Les politiques ont bel et bien été prié d’aller se rhabiller pour laisser place aux nouveaux Maîtres issus de la Banque et des Marchés et pour la plupart formés aux Usa. Et quels Maîtres! Rappelons que la Banque Goldman Sachs a été jugée par la justice fédérale nord américaine comme responsable de la crise des subprimes et de l’aggravation de la dette publique grecque !

Il ne faut surtout pas sous-estimer le rôle des Usa dans cette crise vertigineuse. Tout d’abord il faut comprendre que les Usa n’ont jamais été ravis de voir se construire une Europe, indépendante, concurrentielle, forte sur le plan économique comme sur le plan culturel. Les Américains ont toujours considéré que l’Europe ne devait jouer qu’un rôle de supplétif. Ils ont donc jeté une grosse pierre dans la construction européenne : en soutenant la réunification allemande, puis ensuite en poussant les ex-pays de l’Est à adhérer à l’U.E. non sans les faire adhérer d’abord à l’Otan. C’est la même volonté qui les conduit à soutenir l’adhésion de la Turquie, un pilier de l’Otan fiché dans le monde “musulman”.

D’autre part c’est à partir du sol nord américain que les ravages secouent le monde depuis une dizaine d’années. Son endettement est de plus en plus difficilement gommé par la planche à billets, solution traditionnelle offerte par la spécifité du dollar, monnaie internationale d’échange et de réserve. La politique interventionniste du lobby militaro industriel lui coûte très cher, des milliards et des milliards de dollars et dans le cadre des délocalisations des centaines de milliers d’emplois.

Le capitalisme américain est vérolé, mais il reste puissant car pour l’instant aucun pays n’est encore en mesure de rivaliser avec lui comme puissance financière et militaire. Sur le plan international Obama semble mener la même politique que ses prédécesseurs, prompt à montrer ses muscles comme il vient de le faire en direction d’une Chine qui devient ambitieuse et face à laquelle il manie le chaud comme le froid, alors qu’il se trouvait en Australie où il a annoncé un redéploiement de ses forces dans le Pacifique tout en maintenant le projet de missiles alignés autour de la Russie et en ayant un “drone” sur le Pakistan. Cela dit, la trésorerie est encore assurée par l’épargne chinoise et japonaise, mais pour combien de temps encore ?

Les Nord Américains interviennent aussi directement dans le cadre des débats européens et assistent même (mais à quel titre ?) à quasiment tous les récents sommets européens. Il est vrai que la finance étant globalisée, la crise partie des Usa vers l’Europe leur revient par un effet boumerang très rapide. Ils sont aussi en relations permanentes avec la chancelière allemande. Toutefois, Angéla Merkel a été élue pour défendre les intérêts de la bourgeoisie allemande et la Cour constitutionnelle de Karlsruhe a rendu un avis qui interdit à l’ État allemand de ne plus « abandonner sa souveraineté sans changer de Constitution. »

Pourquoi alors, les médias et les politiques de droite comme de gauche continuent-ils de militer pour une Europe fédérale ? La décision allemande rend le projet d’une « Europe intégrée sur le plan politique » complètement caduque. Et l’on peut comprendre pourquoi en France certains se sont agacés et ont menés une polémique sur l’attitude « impériale » de l’Allemagne.

Cette crise aux multiples facettes nous place devant des choix aussi importants que ceux qui ont suivi la fin de la deuxième guerre mondiale. La crise va perdurer avec son cortège de misères et d’exclusions qui touche d’abord les plus faibles pour ensuite atteindre d’autres couches de la société.

Un monde s’écroule, un autre s’approche dont nous devons définir rapidement les règles. L’existence d’une résistance de masse autour d’un projet socialiste à enrichir, comme par exemple celui d’une «Europe des nations socialistes », est primordiale. Qu’en est-il ?

Ce qui vient de se passer sur l’autre rive de la Méditerranée est plein d’enseignements. L’heure de la révolte a grondé. Des centaines de milliers de jeunes, une grande partie du peuple dont une majorité de femmes se sont mobilisés en Égypte et en Tunisie. La première phase de la « Révolution Arabe » des années 1950/1960 avait porté au pouvoir de jeunes militaires renversant les monarchies corrompues (Nasser, Kadhafi..) ou lutté pour leur indépendance contre la colonisation, comme les Algériens. La vie politique s’organisait autour du parti unique modèle importé de l’Urss, y compris avec le  stalinisme.

La deuxième phase de la « Révolution Arabe », qui se déroule actuellement a renversé des pouvoirs claniques, absolus et corrompus. Toutefois, privée de la pratique de la vie politique, de la liberté de s’organiser, cette phase de la « Révolution Arabe » menée au nom de « la liberté et du pain » s’est retrouvée, comme par exemple en Tunisie, avec plus de 80 partis, créés pour la plupart en quelques semaines. Une redondance, qui exprime certes une forte envie de démocratie, mais qui portait en elle-même une fragmentation extrême des voix, chacun se présentant contre les autres, le résultat ne pouvait que favoriser les deux forces politiques les plus structurées et les plus anciennes : l’armée (ou la police) et les « religieux ».

C’est pourquoi cette phase là s’est conclue par la mise en place de pouvoirs se présentant sous un langage théocratique, alors que les « religieux » s’étaient abstenus de participer au soulèvement. Qui sont ces « religieux » ? En partie des représentants de la bourgeoisie libérale qui avaient prospéré à l’ombre des Moubarak et consorts et qui ont tout simplement décidé de passer à un stade supérieur, celui de conduire en toute liberté non seulement leurs affaires propres mais aussi celles du pays, et pour cela il fallait se débarrasser des anciens chefs tutélaires qui accaparaient la richesse de ces pays et bloquaient leur ascension. Il est toujours utile de cacher la volonté de pouvoir derrière un masque de piété « religieuse ». Auront-ils la volonté et les moyens de répondre aux problèmes qui ont donné naissance à cette « Révolution » ? D’autre part, peut-on parler de « Révolution » si à la place de droits nouveaux garantissant une citoyenneté laïque ce sont la loi coranique et la charia qui sont appelées à régir les pays et s’imposeront avant tout contre la liberté des femmes ?

Les jeunes européens et ceux de certaines grandes villes Nord américaines se sont inspirés de cette révolte Arabe. Ils ont occupé les places espagnoles, grecques et new yorkaises par un mouvement multiforme, « transversal », voulant ignorer les leçons du passé et rejetant toute structure verticale et liens avec les forces de gauche présentes. Ils n’ont pas pensé qu’ils pouvaient participer ainsi à une nouvelle fragmentation qui conduirait à la défaite politique, comme en Espagne où la droite a repris le pouvoir !, comme en Tunisie ou en Egypte les « religieux »..

Qu’en est-il alors de la gauche en Europe et en France?

La seule force un tant soit peu importante reste la social-démocratie et en son sein la force principale…, la social démocratie allemande. Or, derrière les mots il y a les concepts. Remplacer socialisme par social démocratie veut dire que celui de « socialisme » n’a plus de sens pour ces sociaux là qui acceptent le jeu du capital en prônant, non plus la rupture mais « l’alternance », et veulent le rendre plus supportable tout en assurant sa pérennité.

En France, Sarkozy (qui avait voté oui à la Constitution européenne) s’est rendu à Canossa aux conditions de Merkel. Hollande, le candidat des socialistes (qui a voté oui à la Constitution européenne) en a fait de même en rendant visite au SPD à Berlin pour lui assurer que les deux partis sont sur la même ligne : oui à la réforme, non à l’affrontement. A ce sujet le titre du magazine Marianne des 12/18 novembre 2011 est transparent: « Oui, un autre capitalisme, c’est possible » et il présente allégrement un dossier de « 40 pages de propositions » ! L’extrême gauche est engluée dans sa recherche du nouveau sujet révolutionnaire - sa préférence allant vers le jeune musulman radical des « banlieues » taraudé par son identité religieuse, ou encore l’islamiste anti impérialiste (mais non anti capitaliste) qui détrônent dans son imaginaire le militant ouvrier/employé - comme dans son soutien sans condition à l’immigration et au refus d’un certain protectionnisme économique (qui pourrait être appliqué pour les services publics et les entreprises comme celles par exemple qui sont nécessaires à l’indépendance énergétique ou le développement industriel, la recherche, etc.) et sociale (conventions collectives, droits sociaux, etc.) face à la liberté de circulation et des hommes et des marchandises et des capitaux.

Les moins extrêmes sont englués dans leurs propositions pour « améliorer » et « relancer » le projet européen. Or là aussi les mots ont un sens, « améliorer » et « relancer » ce n’est pas « rompre » avec le cadre politique qui a mis en place cette Europe. Les uns sont sectaires, les autres moins, mais tous vont à la bataille électorale de manière dispersée, chacun pensant in petto à son destin « national »….

Alors que les débats autour de la « primaire socialiste » avaient réveillé l’intérêt des Français et que l’on pouvait penser à la victoire du candidat socialiste, les gesticulations de Sarkozy utiles ou non pour répondre à la situation de l’Euro laissent penser que Sarkozy peut récupérer une partie de l’électorat de droite apeuré par les conséquences de la crise. Mais la multiplication des candidats, et surtout le fait que le Front national se maintiendrait à un niveau élevé autour de 18/20% des votants, laisse présager le pire, surtout s’il s’accompagne d’une abstention importante. Les prochaines élections marqueront où en sont les rapports de classes en France.

Danielle Riva Janvier 2012

A peu de chose près, la situation décrite par K. Marx au début de son livre ressemble à celle que nous connaissons aujourd’hui. Si ce n’est pire, car l’idéal révolutionnaire du Printemps des peuples de 1848, qui a ouvert la voie à la construction d’un mouvement ouvrier révolutionnaire luttant pour un projet de société socialiste semble ne plus être à l’ordre du jour, du moins en cette période ci.

Karl Marx, Les luttes de classes en France 1848-1850 (éditions sociales)

Extraits

«Ce n'est pas la bourgeoisie française qui régnait sous Louis-Philippe, mais une fraction de celle-ci : banquiers, rois de la Bourse, rois des chemins de fer, propriétaires de mines de charbon et de fer, propriétaires de forêts et la partie de la propriété foncière ralliée à eux, ce que l'on appelle l'aristocratie financière. Installée sur le trône, elle dictait les lois aux Chambres, distribuait les charges publiques, depuis les ministères jusqu'aux bureaux de tabac. (..) L'endettement de l'État était, bien au contraire, d'un intérêt direct pour la fraction de la bourgeoisie qui gouvernait et légiférait au moyen des Chambres. C'était précisément le déficit de l'État, qui était l'objet même de ses spéculations et le poste principal de son enrichissement. A la fin de chaque année, nouveau déficit. Au bout de quatre ou cinq ans, nouvel emprunt. Or, chaque nouvel emprunt fournissait à l'aristocratie une nouvelle occasion de rançonner l'État, qui, maintenu artificiellement au bord de la banqueroute, était obligé de traiter avec les banquiers dans les conditions les plus défavorables. Chaque nouvel emprunt était une nouvelle occasion, de dévaliser le public qui place ses capitaux en rentes sur l'État, au moyen d'opérations de Bourse, au secret desquelles gouvernement et majorité de la Chambre étaient initiés. En général, l'instabilité du crédit public et la connaissance des secrets d'État permettaient aux banquiers, ainsi qu'à leurs affiliés dans les Chambres et sur le trône, de provoquer dans le cours des valeurs publiques des fluctuations insolites et brusques dont le résultat constant ne pouvait être que la ruine d'une masse de petits capitalistes et l'enrichissement fabuleusement rapide des grands spéculateurs. Le déficit budgétaire étant l'intérêt direct de la fraction de la bourgeoisie au pouvoir, on s'explique le fait que le budget extraordinaire, dans les dernières années du gouvernement de Louis-Philippe, ait dépassé de beaucoup le double de son montant sous Napoléon, atteignant même près de 400 millions de francs par an, alors que la moyenne de l'exportation globale annuelle de la France s'est rarement élevée à 750 millions de francs. En outre, les sommes énormes passant ainsi entre les mains de l'État laissaient place à des contrats de livraison frauduleux, à des corruptions, à des malversations et à des escroqueries de toute espèce. Le pillage de l'État en grand, tel qu'il se pratiquait au moyen des emprunts, se renouvelait en détail dans les travaux publics. Les relations entre la Chambre et le gouvernement se trouvaient multipliées sous forme de relations entre les différentes administrations et les différents entrepreneurs. (..) Par contre, la moindre réforme financière échouait devant l'influence des banquiers, telle, par exemple, la réforme postale. Rothschild protesta, l'État avait-il le droit d'amoindrir des sources de revenu qui lui servaient à payer les intérêts de sa dette sans cesse croissante ? (..) Le commerce, l'industrie, l'agriculture, la navigation, les intérêts de la bourgeoisie industrielle ne pouvaient être que menacés et lésés sans cesse par ce système. Aussi, celle-ci avait-elle inscrit sur son drapeau, pendant les journées de Juillet : « Gouvernement à bon marché ». Pendant que l'aristocratie financière dictait les lois, dirigeait la gestion de l'État, disposait de tous les pouvoirs publics constitués, dominait l'opinion publique par la force des faits et par la presse, dans toutes les sphères, depuis la cour jusqu'au café borgne se reproduisait la même prostitution, la même tromperie éhontée, la même soif de s'enrichir, non point par la production, mais par l'escamotage de la richesse d'autrui déjà existante. C'est notamment aux sommets de la société bourgeoise que l'assouvissement des convoitises les plus malsaines et les plus déréglées se déchaînait, et entrait à chaque instant en conflit avec les lois bourgeoises elles-mêmes, car c'est là où la jouissance devient crapuleuse, là où l'or, la boue et le sang s'entremêlent que tout naturellement la richesse provenant du jeu cherche sa satisfaction. L'aristocratie financière, dans son mode de gain comme dans ses jouissances, n'est pas autre chose que la résurrection du lumpenprolétariat dans les sommets de la société bourgeoise. »