« Il y a quelque chose de pourri au royaume du Danemark », (W. William Shakespeare, Hamlet).
Il y a quelque chose de pourri en France qui a conduit à l’effondrement de tout un pan de son histoire politique et sociale. Et depuis plusieurs années, il y règne, une atmosphère qui n’est pas sans rappeler les heures sombres de la collaboration entre le gouvernement de Vichy et l’occupant allemand : « Plutôt la défaite, que le Front populaire ». Il suffit de remplacer Vichy par les gouvernements Sarkozy/Hollande et l’occupant allemand par le patronat et nous obtenons : « Plutôt le marché libre que la lutte de classe ».
Ce qui vient de se passer autour de la loi El Khomri sur le Travail c’est la fin du projet fondateur du Ps : c'est-à-dire un projet pour l’émancipation des travailleurs et une société toujours plus « libre, égalitaire, fraternelle » et socialiste. Une mise à mort, d’autant plus incroyable !
Pour s’en convaincre il suffit de reprendre les tâches qu’assignait alors Rosa Luxemburg à la social-démocratie en construction, dans Réforme sociale ou Révolution (1898), en réponse aux thèses du « révisionniste » Bernstein :
« Pour la social-démocratie, lutter à l’intérieur même du système existant, jour après jour, pour les réformes, pour l’amélioration de la situation des travailleurs, pour des institutions démocratiques, c’est la seule manière d’engager la lutte de classe prolétarienne et de s’orienter vers le but final, c'est-à-dire de travailler à conquérir le pouvoir politique et à abolir le système du salariat. Entre la réforme sociale et la révolution, la social démocratie voit un lien indissoluble : la lutte pour la réforme étant le moyen, et la révolution sociale le but » (Rosa Luxemburg, Œuvres tome 1- « réforme sociale ou révolution ?, Grève de masses, parti & syndicats », petite collection Maspero, 1971)
La direction du Ps français tombe le masque. Non seulement la lutte s’arrête « à la réforme », mais pire encore : une réforme qui permet aux forces du capital de renforcer leur domination sur le Travail. Elle abdique et s’aligne sur le renoncement à la lutte de classe de la sociale démocratie allemande (en 1959, lors du fameux congrès de Bad Godesberg).
La génération de technocrates qui dirige le Ps a été formée à l’école du « compromis mitterrandien ». Ils sont devenus des petits maîtres de la manipulation idéologique, du « ni droite/ni gauche », qui gèrent avec « exemplarité » le système capitaliste. Qui lâchent çà et là une bouillie de réformettes centristes ou des « réformes sociétales » sans dommages pour le Capital. Qui se réclament du « peuple » - non de celui de gauche - mais de l’ensemble du « peuple français ». C'est-à-dire un « peuple » sans différentiation de classes.
Au centre de leur préoccupation essentiellement électoraliste – et combien sont nombreux les candidats « socialistes » au « destin de présidentiable », hélas ils ne sont pas les seuls, il en est de même à « la gauche de la gauche » sans parler de la droite - on ne retrouve plus les « couches populaires », mais les couches moyennes, la grande bourgeoisie et surtout l’Entreprise, avec l’Entrepreneur comme sujet principal de leur vénération politique.
La loi sur le Travail
Une loi que même la droite n’a jamais tenté de mettre en œuvre alors que son projet est identique.
En faisant passer de manière autoritaire le texte de loi sur le Travail dite El Khomri, sans le soumettre à la discussion et au vote des parlementaires par l’utilisation de l’Art 49-3 de la Constitution, le courant majoritaire du Ps procède à une attaque majeure, criminelle, contre le salariat. Une « réforme » écrite par le patronat qui veut que « sa » réglementation du Travail vienne détruire celle qui a été arrachée et enrichie au cours de milliers de luttes, par un mouvement ouvrier qui était alors en phase ascendante.
Cette loi renforce la précarité, multiplie les contrats à durée déterminée, rend les accords d’entreprises supérieurs aux accords de branche (l’accord de branche signé entre syndicats et patrons d’une même branche économique, était le plancher légal qui s’appliquait à toutes les entreprises – avec présence ou non de syndicats - et auquel aucune entreprise ne pouvait déroger, l’accord d’entreprise ne pouvait que l’enrichir), une déréglementation des horaires et des jours de travail, un moindre paiement des heures supplémentaires, une facilitation des licenciements, etc. Bref une guerre totale contre le salariat.
Cette politique vient de loin, elle vient de la « la deuxième gauche », qui a pensé que le Capitalisme était supérieur au projet socialiste et qu’il faut donc se limiter à quelques petits aménagements entre amis pour qu’il n’y ait pas trop de révoltes sociales.
C’est une politique de soumission totale au capital concoctée en son temps par Tony Blair l’« ultra » refondateur du « New Labor », et surtout très bon élève de Mme Tatcher avec son marché libre du travail, de l’économie en général et de la Finance en particulier. Elle même en tout point d’accord avec le libéralisme américain absolu de Reagan. Cette orientation a été reprise par Schroeder dans des « réformes» tellement appréciées en France par les déclinologues de tous poils qu’ils ne jurent plus que par le « modèle allemand ». Et récemment adaptée en Italie par le Mario Renzi du « Job Act » (cf Utopie Critique n°69, janvier 2016).
Une même ambition européenne, réduire les coûts salariaux et sociaux, que l’on retrouve tant à droite qu’à « gauche » en Espagne, en Irlande, au Portugal, en Grèce etc. Une ligne dite de l’« ordo libéralisme », sous le contrôle des Chrétiens démocrates de Merkel en alliance avec le SPD allemand, le parti qui domine la social-démocratie européenne. Une politique du « ni-ni » à grande échelle, en grande partie responsable des problèmes qui ravagent l’Europe alors que ses peuples sont confrontés à la concurrence capitaliste et au dumping social, et qui favorise partout la montée des droites extrêmes.
Bref il ne restait que la France pour défendre encore son « modèle social atypique ». Et bien c’est fini, c’est une reddition totale et sans principe à laquelle vient de se livrer le Président Hollande et son gouvernement, l’homme qui a dit « Mon ennemie, c’est la Finance » !, lors de sa campagne pour l’élection présidentielle de 2012.
Le gouvernement accepte la politique de la plus grande « meilleure concurrence » des normes sociales nivelées par le bas, voire carrément supprimées pour certaines. Il vient de perdre toute légitimité politique et sociale aux yeux du « peuple de gauche » et il ouvre une voie royale à la montée de la droite dure et du Front National.
Le Ps a organisé la fracture syndicale
Une majorité de jeunes et les syndicats ont tout de suite compris qu’il fallait répondre immédiatement à cette violente attaque sociale par une mobilisation sans recul. Tout au moins les syndicats CGT, FO, Sud, Solidaires, etc., qui demandent le retrait pur et simple de la loi El Khomri. Seule la CFDT est absente de cette mobilisation car elle a choisi de répondre à la manœuvre du gouvernement Valls pour casser les mobilisations.
Ce n’est pas la première fois. Ce syndicat, qui passa avec Edmond Maire en 1979/1981 d’un programme autogestionnaire à un « accompagnement » pur et simple des restructurations de l’appareil industriel (dont le plus manifeste a été la casse de la sidérurgie) puis de la destruction de cet appareil, puis peu à peu la remise en cause du statut social du travailleur.
La CFDT a adopté les thèses de la « deuxième gauche » entre autre parce qu’elle vise à un syndicalisme de cogestion « à l’allemande », en alliance avec le patronat. Elle pratique toujours la même tactique. D’abord elle annonce qu’elle n’est pas pour telle ou telle partie du projet, puis après en avoir rectifié quelques virgules, elle signe pour le « moindre mal ». Elle a donc fait de même pour la loi El Khomri, et a refusé ensuite de participer à la mobilisation au côté des autres syndicats.
La France a toujours été un pays, très divisé depuis la Révolution Française, entre la droite et gauche, entre le syndicalisme « réformiste » et celui de la « lutte de classe ». Aujourd’hui
aussi celui d’une volonté de résistance, d’une combativité qui est là et se elle doit faire face à la trahison de la direction « socialiste » dans le cadre d’un capital « globalisé » et d’une construction européenne qui la prive du droit des peuples à exercer leur souveraineté nationale. C’est aussi un pays de plus en plus livré à une violente haine antisociale de classe.
« Nuit debout »
La création de « Nuit debout » est très significative du délabrement politique et social du pays. C’est aussi le signe manifeste d’une volonté de résistance, d’une combativité qui est toujours là et que l’on retrouve dans les mobilisations jeunes/syndicats, depuis plus de 2 mois. Il lui reste à construire son élargissement à l’ensemble de la société Française. Sans l’entrée massive des salariés dans le mouvement, il perdra vite son pouvoir de mobilisation.
Certes, on retrouve dans « Nuit debout », un certain folklore par exemple dans sa gestuelle lors des débats, un copié/collé des formes de mobilisations des places, de Madrid, d’Athènes, de New York, etc. De même, ce mouvement « horizontal » refuse toute hiérarchie, toute intrusion du « politique/ politicien » dans des débats qui sont très généraux, déstructurés et multiformes. Qui touchent à tout, du rêve d’une nouvelle Alternative, au « bien être animal », du « revenu universel » en passant par le « Droit au logement », du « végétarisme » au « spécisme », au nouveau « féminisme » etc. Des débats où intervient l’expérience personnel, qui agacent parfois car sans analyse critique réelle, et qui semblent conduire aux mêmes impasses que celles du mouvement de Mai 68 qui est le modèle suranné de cette nouvelle génération et rend « Nuit debout » très vulnérable. Le contexte politique est tout autre et l’histoire « ne repasse pas les mêmes plats ».
Son influence réelle dans la population est pour l’instant, moins évidente, même si « Nuit debout » s’est installée dans d’autres grandes villes françaises. Mais il est devenu un centre de débats pour des jeunes et des moins jeunes qui étouffaient dans une société en régression.
La « convergence des luttes » ?
Il est surprenant quand même de revoir l’ensemble des diverses obédiences maoïstes, trotskystes, staliniennes, etc., qui agissaient en Mai 68, venir distribuer les mêmes tracts où chacune exprime toujours la supériorité de ses thèses. Quoiqu’il en soit, ils ne semblent pas avoir changé de tactique. Ils viennent agir sur cet embryon de mouvement, pour en presser le rythme et le conduire à marche forcée vers la « Convergence des luttes », dont ils voudraient prendre la direction, comme en Mai 68 ?
S’il s’agit de refaire Mai 68, encore faut-il se rappeler qu’il y avait été précédé de luttes ouvrières importantes d’Os, de femmes luttant pour leur emploi dans le textile, etc. Et de fin mars à mai/mi-juin 1968, l’ensemble des lycées, des facs, et une grande partie des entreprises, et même l’administration de certaines villes, étaient en grève, occupés, ou autogérés.
Certes, il existe des luttes défensives aujourd’hui, çà et là, mais pas encore au point d’une convergence massive prête à en découdre avec le gouvernement sur un projet socialiste alternatif. Certes on ne peut présager de ce qui va se passer. Mais les luttes ne pourront se développer sans un réel travail syndical sur le terrain dans l’entreprise pour des revendications allant au-delà de la défense des acquis. Et pour l’instant sauf dans quelques secteurs, comme le ferroviaire qui va être livré à la concurrence européenne, on ne peut dire que les luttes existent à un niveau tel qu’elles puissent converger.
Autre élément incontournable, la fracture du mouvement syndical entre la CFDT et les autres syndicats est devenue irréversible et ne facilite pas les mobilisations. Et bien que la CGT hausse le ton, la faiblesse du syndicalisme en France est évidente.
Quelle stratégie ?
Avenir de « Nuit debout » ?
Que deviendra « Nuit debout » ? Rien ne permet de le deviner : Un mouvement social autonome porteur de nouvelles alliances politiques et syndicales ? Une Alternative avant-gardiste, sans base sociale réelle ? Un groupuscule dérivant vers une « violence» ultra minoritaire pour certains ?, comme le laisse penser leur agressivité y compris contre des syndicalistes à Paris le 12 mai qui manifestaient à leur côté ?
Il est certain que s’il ne se structure pas ; continue de s’éparpiller dans un « Rêve général» en oubliant ce pour quoi il a été créé : le retrait de la loi El Khomri ; s’il refuse toute alliance avec d’autres forces comme les syndicats ; pratique le sectarisme ou une violence minoritaire ; s’il ne s’élargit pas aux salariés, en allant discuter par exemple avec eux à l’entrée, la pause ou la sortie de leur travail, son avenir est plus que compromis.
« Nuit debout » devrait par ailleurs réfléchir à la nature du mouvement des occupations de places qui l’ont précédé. Comment il s’est traduit, assez rapidement, par des solutions politiques plus ou moins heureuses. « Nuit debout » pourrait devenir le lieu de cette discussion critique, en l’ouvrant à toutes les forces de gauche et à la « société civile » qui voudraient y participer.
Par exemple, pourquoi la capitulation de Tsipras et de Syriza en Grèce devant les institutions financières européennes et le FMI ?
Pourquoi en Espagne, Podemos, un mouvement pragmatique pour « la démocratie », mais aussi un « ni-ni » sans rupture fondamentale, respecte la monarchie, refuse toute alliance gouvernementale avec la base du PSOE, et pourrait faire ainsi revenir Rajoy au pouvoir ? Il est vrai que « Podemos » (« Nous pouvons ») est la traduction littérale de cet engouement mondial pour le « Yes We Can » d’Obama qui n’a en rien répondu aux espoirs qu’on lui attribuait, ni écorné le règne de Wall Street, ni la volonté impériale de puissance nord américaine.
En quoi la candidature du démocrate B. Sanders est-elle issue de la mobilisation d’OWS (Occupy Wall Street), quels sont les jeunes qui le soutiennent ?
Comment J. Corbyn, le nouveau dirigeant venant de la « gauche travailliste» peut-il soutenir le « Non » au « Brexit », c'est-à-dire le « Oui » aux intérêts de la City, la place financière de Londres ! Rejoignant en cela la position américaine de Barak Obama, qui est venu dire en direct à Londres que la Grande Bretagne doit rester en Europe, pour continuer d’y jouer son rôle de tête de pont de la politique Us, et pour obtenir l’accord de l’Europe sur le Traité Atlantique ?
Lever toutes ces ambiguïtés, comprendre les processus, voilà une tâche importante d’éducation politique.
L’Unité syndicale ?
Ne serait-il pas temps pour CGT, Sud, Solidaires.., d’ouvrir une discussion de principe, claire et franche, sur la nécessité d’une coordination permanente, première étape vers la création d’un nouveau syndicat plus puissant, avec droit de tendances, dans lequel ils se retrouvaient alors qu’ils sont ensemble dans mobilisations ? Pour des revendications qui défendent les acquis et qui tiennent compte aussi de l’évolution des techniques, du savoir, de nouveaux besoins et qui ne pourront être satisfaits que dans une le cadre d’une société conduisant au socialisme.
Voilà qui changerait grandement le climat dans les entreprises et ouvrirait de nouvelles dynamiques sociales. Voilà une tâche que pourrait s’assigner la « gauche de la gauche » et l’extrême gauche et qui rendrait opératoire les « convergences des luttes ».
Le rassemblement des forces
La jeunesse ne veut pas de cette loi qui lui promet un futur chaotique fait d’alternance de chômage et de contrats de travail sans garantie ; les salariés non plus qui vont perdre leurs acquis sociaux. Ils ne veulent pas non plus d’une société de compétition générale dans laquelle les plus faibles, les plus fragiles sont condamnés.
Il y a eu 56 députés de « gauche », et parmi eux une majorité d’élus Ps, qui ont voulu rédiger une motion de censure contre « leur gouvernement ». Il leur a manqué deux élus pour qu’elle soit valablement déposée. Ils ont osé car ils ont encore un idéal qu’ils refusent de voir bafoué par les Hollande/Valls/Macron et Cie.
Il leur a manqué les élus proches de Martine Aubry qui n’ont pas signé pour ne pas « renforcer la droite » et « provoquer une scission de notre parti » (M. Aubry, le Monde daté des 15 et 16 mai 2016). Mais cette « scission » n’est-elle pas déjà irrémédiable ? Sauver l’appareil du parti et ce qu’il est devenu, n’est-ce pas remettre toujours à plus tard la nécessaire refondation d’un projet socialiste ? Le projet de Valls est plus cohérent, il s’est déjà exprimé sur la nécessité de modifier le nom du parti en supprimant le S de socialiste !
Et que dire par contre de l’attitude des mélenchonistes qui ont choisi de voter la motion de censure de la droite ? Et qui s’adressent en ces termes aux « Frondeurs » : « Quelle importance de voter la censure déposée par la droite puisque c’est pour stopper une loi de droite ? » (Communiqué du 12 mai2016).
Ne serait-ce pas, plutôt, pour être à la hauteur de l’exaspération des jeunes mobilisés, le moment de créer un rassemblement de toutes les forces allant des courants critiques au sein du Ps, aux différents groupes du Front de Gauche, des Alternatifs verts, au NPA et Lutte Ouvrière, pour organiser en commun la mobilisation, et saisir l’opportunité d’ouvrir une nouvelle étape vers la discussion, la rédaction d’un programme même à l’état d’ébauche, avec les Français, dans des comités unitaires ?
N’est-il pas temps d’analyser collectivement les causes des échecs successifs du mouvement socialiste et révolutionnaire depuis 40 ans ?
Une société comme la société française, qui ne serait pas capable de redéfinir les liens entre les Citoyens et la République, entre le Travail et le Capital, pourrait voir arriver la solution totalitaire du Front National peut-être beaucoup plus vite qu’elle ne le croit.
Danielle Riva 13 mai 2016