Les élections espagnoles du 20 décembre ont marqué le début d'une nouvelle étape politique pour le pays ibérique. Le temps des majorités absolues, des gouvernements monocolores et du bipartisme imparfait est fini. Mariano Rajoy et le Partido Popular emporte la victoire, tandis que le PSOE de Pedro Sánchez conserve la deuxième place, mais les deux formations politiques perdent beaucoup de votes et de sièges. Ciudadanos et surtout Podemos, le vainqueur moral de cette élection entrent avec force aux Cortes de Madrid. C’est maintenant le début d’une période nouvelle et incertaine.
Il y a trois scénarios possibles : une Alliance de gauche à la portugaise, une gauche élargie, style grosse koalition à l’allemande ou de nouvelles élections.
L’effondrement de Rajoy, la montée de Podemos
Comme dans le Portugal voisin, la droite qui a gouverné l'Espagne au cours des quatre dernières années, en appliquant des politiques d'austérité très dure, est restée le premier parti aux élections qui ont vu une participation record (73,2 %) par rapport à 2011 et donc une diminution de l’abstention à 26,8 %. Mais dépassant le score de Passos Coelho, les Populaires de Rajoy, avec 28,7 % des suffrages et 123 députés, ont subi un revers considérable, perdant plus de 3,6 millions de votes et 63 députés.
Les socialistes dirigés par Pedro Sánchez, avec un résultat plus favorable que prévu : 22 % et 90 élus, ont perdu 1,5 millions de voix et 20 députés. C'est leur plus mauvais résultat depuis la fin de la dictature franquiste.
Toutefois le bipartisme dans son ensemble est en crise : si en 2011 le PP et le PSOE recueillaient 73 % des votants et 296 sièges, ils ne bénéficient aujourd’hui que d’un peu plus de 50 % et seulement de 213 sièges. Ce n’est pas la fin, certes, mais une glissade qui ne semble pas avoir touché encore le fond, et qui a commencé avec les élections européennes de 2014 et a continué avec les élections municipales en mai et en septembre lors des régionales Catalanes.
Podemos a le sourire, grâce à des alliances intelligentes au sein de certaines régions (Catalogne, Galice, Valence), il conquiert 20,6 % des suffrages et 69 députés. 5,18 millions de personnes ont voté pour le le parti dirigé par Pablo Iglesias, rendant possible une «envolée » annoncée lors de l'intense campagne et qui pouvait le conduire à dépasser les socialistes qui n’ont en fait recueilli que 5,5 millions de voix, tout en étant favorisés, comme le PP, par un système électoral qui récompense les deux grands partis, en particulier dans les circonscriptions les moins peuplées.
Ciudadanos obtient 40 députés (3,5 millions votes, soit 13,9 %), beaucoup moins que prévu selon les sondages. Le parti dirigé par Albert Rivera s’est dégonflé au contact de la réalité, ce qui démontre, contrairement à Podemos, qu’il est un parti construit autour d'une personnalité qui n'est pas enracinée dans le territoire. Néanmoins il sera un acteur avec lequel il faudra compter dans cette nouvelle législature, mais il ne pourra faire pencher la balance de son côté lors de la formation du nouveau gouvernement.
D’autres formations entrent aussi au parlement, comme Unidad Popular -Izquierda Unida (3,67 % des voix et 2 députés), les nationalistes catalans et basques et des régionalistes des Canaries (Coalición Canaria, avec 1 siège), tandis qu’est complètement éliminé l’Union Progresso y Democracia (UPyD), qui, en 2011, avait obtenu plus de 1 million de voix et 5 députés.
Même dans le pays Basque et la Catalogne il faudra prendre en compte que les équilibres sont modifiés.
Avec 26 % Podemos est le premier parti en voix au pays Basque, mais pas en sièges (5), il est dépassé par le Partido Nacionalista Vasco (PNV, parti nationaliste basque), qui obtient 6 sièges, tandis que la gauche abertzaliste («patriotique ») de Bildu EH perd un tiers des voix et passe de 7 à 2 députés.
En Catalogne, le rassemblement, En Comú Podem (ECP), qui réunit Podemos, l'ICV-EUiA (Initiative pour la Catalogne – Verts et Gauche unie alternative), les écologistes d’Equo, Barcelone en Comú (plate forme citoyenne), a remporté une victoire historique : avec 24,7 % il envoie aux Cortes 12 députés, beaucoup plus que les socialistes (8) et les populaires (5), mais aussi que Ciudadanos (5) et les partis nationalistes qui n'apparaissent pas dans la coalition lors de la régionale du 27 septembre dernier : le centre-gauche indépendantiste d'Esquerza Republicana de Catalunya (ERC), qui obtient 9 sièges (3 en 2011), alors que Convergència Democràtica de Catalunya (CDC) à droite, qui se présentait sous l’étiquette de Democrácia et Libertat, ne comptabilise que 8 sièges, son pire résultat depuis 1979 (en 2011 CDC avait obtenu 16 députés).
Un Parlement fragmenté
Une situation « abracadabrantesque», un paysage à l’italienne, un puzzle compliqué. Les premières observations sont évidentes.
Le parlement issu de cette XIème législature est le Parlement d’Espagne le plus fragmenté de ces 40 dernières années. I n'y a pas de majorité possible (la majorité absolue étant de 176), ni de centre-droit (PP et Ciudadanos n’ont que 163 députés) ni de centre-gauche (PSOE, Podemos et UI n’atteignent que 161sièges). Pour la première fois on ne sait le nom du nouveau président lors de la nuit qui suit l’élection. Rajoy a dit que c’était à lui d'essayer de former le gouvernement, mais il y a peu de possibilités. L’appui garanti par Albert Rivera aura peu d’importance et il est utopique d’espérer un soutien des nationalistes Catalans et Basques, qui s'opposent fortement aux réformes centralistes défendues par le PP et Ciudadanos.
Trois scénarios sont possibles.
Le premier, un scénario à la portugaise avec gouvernement socialiste minoritaire résultant d'une large alliance avec les autres formations de la gauche (Podemos et UI) et le soutien des nationalistes Basques et/ou Catalans. Ce ne serait pas facile, mais c’est valable sur le papier.
Le deuxième, un scénario à la grecque (la Grèce de juin 2012) avec une grosse koalition PP-PSOE, ce qui n’a jamais été le cas en Espagne jusqu'à présent, et qui pourrait nommer une personnalité non partisane comme Président (l’article 99 de la Constitution espagnole le permet).
Ce serait une option acceptable pour les marchés, qui aujourd'hui condamnent ce que le Financial Times dénonce comme un scénario d’ « instabilité politique » : la bourse de Madrid a perdu 3,6 % (toutefois, la même chose est arrivée le lendemain de toutes les élections espagnoles en 2011 avec la majorité absolue du PP) et l'écart de cotation est passé à 124 points par rapport aux bonds allemands.
Mais ce serait l’option soutenue par certains secteurs du PSOE, en premier l’ancien président Felipe González, qui a inventé l'expression « une Italie sans italiens » pour définir l'Espagne de 2015 et la fragmentation politique locale, régionale et nationale. González pousserait à ce que le PP et le PSOE lancent une réforme constitutionnelle « contrôlée ». Cependant, pour réunir les deux des Cortes (233 députés), il lui faudrait également impliquer Ciudadanos, mais apparemment il rencontrerait des difficultés.
Le troisième scénario est celui de la Grèce de mai 2012 : de nouvelles élections.
Dans les trois cas, le PSOE jouera un rôle clé et devra décider s'il faut aller à gauche et promouvoir le changement y compris dans la structure territoriale de l'État, refaire les élections, dans l'espoir d'une situation moins complexe ou s'allier avec les Populaires pour consolider le système, en impliquant Ciudadanos.
Dans une grosse koalition le risque réel pour les socialistes est de subir la fin du PASOK et de se voir dépassé par Podemos dans un avenir pas trop lointain. Pour le moment Pedro Sánchez a déclaré que son parti ne votera pas en faveur de Rajoy et ne facilitera pas, même avec une abstention, la formation d'un gouvernement minoritaire des Populaires, alors que César Luena, numéro deux de Sánchez, a estimé qu'il était trop tôt pour envisager d'autres solutions alternatives.
Il existe une grande incertitude et toutes les portes sont toujours ouvertes. Le nouveau Parlement entrera en fonction le 13 janvier, et le roi ouvrira les consultations avec les partis et probablement avant la fin de ce mois, les Espagnols fêteront le premier scrutin avec une majorité absolue (176 voix) et deux jours plus tard, le deuxième vote à la majorité simple. Il y aura deux mois à partir du premier vote pour former un gouvernement, ou bien il y aura de nouvelles élections. Le nouveau monarque, Felipe VI, jouera un rôle important, mais tout autant la résolution de la situation Catane où les indépendantistes dirigés par Artur Mas essaient de former un gouvernement avec l'appui des anti-capitalistes de la CUP (Candidature d’Unité Populaire, indépendantiste catalan de gauche).
Un gouvernement séparatiste à Barcelone favoriserait donc un gouvernement de grande coalition à Madrid ?
Les négociations en Catalogne durent depuis près de trois mois et le temps est compté : si le 10 janvier A. Mas (dirigeant de l’Union Démocratique de Catalogne) et la CUP ne peuvent pas se mettre d'accord il faudra convoquer de nouvelles élections régionales en mars.
La question est de savoir si et comment pèseront les résultats de dimanche sur les négociations en Catalogne : l'imbroglio espagnol favorisera-t-il un accord stratégique entre A. Mas et la CUP pour une accélération de l'indépendance ? Ou, au contraire, s’échouera-t-il dans une impasse ? La victoire de En Comú Podem et la dure débâcle de la liste Convergència d’A. Mas, montrent qu’un référendum juridique à l’écossaise (solution défendue par Podemos) est l’option qui obtient le plus grand consensus en Catalogne et qui représente le pays réel.
Dans tous les cas, les décisions qui seront prises à Barcelone pèseront lourdement sur la situation espagnole et vice versa.
Une nouvelle étape pour Podemos
Le 20 décembre, en Espagne un cycle politique marqué par des majorités absolues, monocolores, et les gouvernements du bipartisme a pris fin, et s’ouvre un autre où les points d'interrogation sont encore nombreux. Ce qui est certain, c'est que comme au niveau régional et local au printemps, également au niveau national les partis espagnols devront s'habituer à la nécessité d'accords et pactes.
Un autre fait important peut être tiré de ces résultats électoraux. L'Espagne va à deux vitesses : un secteur rural où le bipartisme résiste et, grâce à la Loi électorale, perd peu de sièges au profit des nouveaux partis, tandis que dans les zones urbaines c’est le pluripartisme qui, émergeant dans certains cas comme première ou deuxième force, relégue le PP et le PSOE en troisième et quatrième position.
La rupture est non seulement entre ville et campagne, mais aussi entre le centre et la périphérie. Le centre, sauf Madrid – où est arrivée la longue vague de Podemos, même si le PP a conservé la première partie –, est resté associé au bipartisme (la Castille et le Léon, la Castille et la Manche, La Rioja, l'Estremadura et même, quoique différemment, l’Andalousie), tandis que la périphérie (la Galice, le pays Basque, la Navarre, la Catalogne, Valencia et les îles Baléares) a subi un changement structurel, déjà prévisible en mai lors des élections administratives.
Dimanche c’est l'Espagne plurielle qui a gagné, sans désirs de ruptures ou de sécessions, qui veut un changement radical de la structure et du système politique du pays. Pour reprendre les mots de Pablo Iglesias, « État plurinational, l’Espagne a voté pour le changement et la réforme ».
Podemos a très bien compris ces fractures, et tout en revigorant l'esprit du mouvement du M.15, ceux qui sont connus en Italie comme les Indignés, il en a tiré profit. Les accords en Catalogne, de Galice et de la région de Valencia avec des formations de la gauche locale et les listes citoyennes remportant de nombreuses municipalités ont été un choix tactique et stratégique dont les résultats sont là :
En Comú Podem est le premier parti en Catalogne, avec la figure de proue d'Ada Caloau, maire de Barcelone, qui est devenue un leader politique capable, charismatique et respectée. L’association de Podemos, Anova (fraternité nationaliste) et Esquerda Unida, puis de Compromis-Podemos/Es el moment’ – la liste fruit de cette alliance est devenue le deuxième parti en Galice et dans la région de Valence.
Avoir compris le phénomène de la « territorialité » était important, car ces trois listes vont former leur propre groupe au Parlement.
Mais les succès de Podemos ne s'arrêtent pas là : il est premier parti en voix au pays Basque, deuxième parti dans les îles Canaries, en Navarre et dans la région de Madrid, et il obtient d’excellents résultats dans les grandes municipalités, notamment dans la « città del cambio » où il a gouverné pendant six mois.
Probablement, s’il avait conclu une alliance avec Izquierda Unida (920 mille voix), les résultats auraient été encore plus importants et le dépassement du PSOE serait devenu une réalité.
Podemos a démontré qu’il savait très bien lire la situation du pays et faire sérieusement de la politique.
Le parti dirigé par Pablo Iglesias n'a rien à voir avec le populisme et il n'est pas anti-européen ; son histoire, son discours et sa pratique politique au cours des deux dernières années ont montré qu'il n'est pas comparable auMouvement des cinq étoiles (de Beppe Grillo en Italie), et encore moins avec l'UKIP ou le Front National de Le Pen, comme certains observateurs italiens l’ont écrit.
Le parti a une équipe exécutive capable et préparée, bien enracinée dans le pays et il a compris les différences nationales et territoriales de l'Espagne. Ce qui a été et sera décisif.
Pour l'instant, Iglesias ne mentionne pas d’accords post électoraux, mais il a mis dans le programme, la nécessité d'une nouvelle transition, en référence à la transition du franquisme à la démocratie de la seconde moitié des années 1970, avec une réforme de la Constitution centrée sur trois points : la réforme électorale, l'inscription de droits sociaux et l’approbation d’un mécanisme de révocation par les citoyens dans le cas où le gouvernement ne respecterait pas son propre programme.
Le chemin est tracé, il sera pleins d’embûches non seulement en raison de la difficulté d'arriver à une entente avec le PSOE, l’IU et les autres partis pour former le gouvernement, mais notamment parce qu’une réforme électorale exige un vote des deux tiers au Parlement et le PP avec ses 123 membres pourrait bloquer toute initiative.
S’il réussit à surmonter cet obstacle, il y aura celui du Sénat, où le PP a la majorité absolue (124 sénateurs sur 208). Le Sénat en Espagne est une Chambre avec peu de pouvoir, même si sa réforme est inscrite dans le temps, mais une réforme de la Constitution exige les deux-tiers de votes favorables des sénateurs, ce qui veut dire que tout projet de réforme constitutionnelle, devra compter avec le soutien du parti de Mariano Rajoy.
Ce Dimanche là s’est ouvert pour l'Espagne une toute nouvelle période. Complexe, incertaine, difficile. Une période où pourraient se jeter les bases d'un changement important dans la structure politique, sociale et territoriale du pays ibérique.
micromega, 22 décembre 2015