Le but de mon article est de mieux comprendre la philosophie politique de la Commune de 1871, en précisant le concept de société politique qu’elle cherche à construire.

En tant qu’historien de la Révolution française, en étudiant les élaborations politiques, en particulier de la commune rurale, j’ai découvert l’existence d’une culture politique populaire communautaire, déployée pendant ce qu’on appelle le Moyen Âge et l’époque moderne. Ce qui m’a amené à remonter plus haut.

Cette culture politique populaire est passée de la campagne à la ville et à tous les métiers urbains, imprégnant la société dans son ensemble de ses caractéristiques culturelles : réunion en assemblée générale des titulaires de droits et même le système électoral de la fonction de confiance, même parmi la noblesse et le clergé.

L’échec politique populaire de la Révolution de 1789 a eu lieu à Thermidor, le 27 juillet 1794 : un processus contre-révolutionnaire a commencé qui a succédé aux thermidoriens ; Bonaparte qui rétablit la monarchie en France par le Consulat et l’Empire ; la Restauration des Bourbons puis celle d’Orléans, après le Second Empire, tous unis par la lutte commune contre la démocratie et les pratiques politiques populaires-communautaires.

Comme nous le savons, ce processus contre-révolutionnaire a été brièvement interrompu par trois révolutions : 1830, 1848 et 1871, sauvagement réprimées, comme à Paris en juin 1848 et plus encore au temps de la Commune.

  1. Y a-t-il des signes de cette culture politique populaire du Moyen Âge dans la Commune de 1871 ?

La communauté rurale a été formée comme une assemblée générale des habitants femmes et hommes, pour organiser la vie politique, économique et sociale locale. Ainsi, en vertu du droit de voisinage, les gens qui l’habitaient intégraient l’assemblée générale, votant et occupant l’espace public depuis la nuit des temps, jusqu’en 1794.

La terre était propriété communale et au début du Moyen Âge, c’était l’assemblée communale qui décidait de sa répartition en terres agricoles, pâturages, comme biens publics et biens communaux, selon les besoins. Les tâches de culture étaient collectives et imposaient les types de culture, les dates de collecte et autres travaux.

Lorsque les communes rurales devaient défendre leurs droits, soit devant les tribunaux, soit devant les États généraux depuis le XIVe siècle, leur système électoral était celui des postes de confiance élus dans l’assemblée des habitants des deux sexes. Ce système mérite d’être connu car il a disparu aujourd’hui : ce poste de confiance ou de représentant, a reçu un mandat et était responsable et révocable devant et par ses représentants.

Ce système et son vocabulaire ont été perdus et aujourd’hui on connaît le système électoral des partis politiques : là, les partis présentent les députés aux électeurs, ce ne sont pas les électeurs qui choisissent leur député. De plus, une fois élu, le député n’est ni responsable ni révocable devant et par ses électeurs, mais devant son parti. Le système électoral des partis permet aussi de s’emparer de la souveraineté populaire au profit des partis, puisque la souveraineté est passée à l’assemblée des députés : ce qu’on appelle un système représentatif. Prenons l’exemple de notre constitution actuelle : « L’article 3. La souveraineté nationale appartient au peuple qui l’exerce par l’intermédiaire de ses représentants et par référendum.

Qu’implique cette contradiction d’une souveraineté qui appartient au peuple que doivent exercer ses représentants ? L’article 27 répond : « Tout mandat obligatoire est nul et non avenu. »Jacques GODECHOT éd., (1970), Les Constitutions de la France depuis 1789, Paris, Garnier-Flammarion, Sur la Communauté paysanne, Adrien BAVELIER, (1874), Essai historique sur le droit d’élection, roseau. Genève, 1979 ; Philippe SAGNAC, (1898), La législation civile de la Révolution française, roseau. Genève, 1979 ; Marc BLOCH (1931), Les caractères originaux de l’histoire rurale française, Paris/Oslo : Florence GAUTHIER, (2017), entrées « Communauté villageoise » et « Fidei commis », in Dictionnaire des biens communs, PUF, pp. 246 et 554.

La souveraineté des citoyens ne leur appartient qu’au moment de l’élection des députés. Une fois élus, ce sont eux qui exercent la souveraineté. Ce déplacement de souveraineté est lié au système électoral qui nie aujourd’hui les relations fiduciaires entre le peuple et son gouvernement.

-Le système électoral de la Commune de 1871

C’est celle de la position de confiance. Après la capitulation du gouvernement le 26 janvier 1871 et sa fuite vers Versailles, c’est la Garde nationale de Paris qui appelle le peuple à l’insurrection pour se protéger de l’armée prussienne le 18 mars. Dès le 25 mars, le Comité central de la Garde nationale, qui n’a pas du tout l’intention de prendre le pouvoir, décide d’organiser les élections de la Commune de Paris. Leur appel met en lumière la question cruciale du système électoral :

« République française. Liberté, égalité, fraternité

Le Comité central de la Garde nationale

Élections communales

Citoyens, notre mission est terminée, nous allons céder le poste au sein de votre conseil municipal à vos dirigeants réguliers (...) Si nos conseils peuvent avoir une influence sur vos résolutions, faites savoir à vos serviteurs les plus fidèles ce qu’ils attendent du vote d’aujourd’hui. Citoyens, ne perdez pas de vue que les hommes qui vous serviront le mieux sont ceux que vous choisissez parmi vous, vivant votre vie, souffrant des mêmes problèmes. Méfiez-vous des ambitieux et des arrivistes ; Les deux ne considèrent que leurs propres intérêts et finissent toujours par se considérer comme indispensables.

Méfiez-vous également des charlatans incapables d’agir... Évitez ceux que la fortune a trop favorisés, car très rarement celui qui possède la fortune est prêt à considérer l’ouvrier comme un frère. Bref, cherchez des hommes de convictions sincères, des hommes du peuple, résolus et actifs, avec bon sens et honnêteté. Donnez la préférence à ceux qui ne se battront pas pour vos votes ; Le vrai mérite est modeste et ce sont les électeurs qui doivent connaître leurs élus et non ceux qui se présentent.

Nous sommes sûrs que si vous tenez compte de ces observations, vous aurez inauguré l’authentique représentation populaire, vous aurez trouvé les dirigeants qui ne se considéreront jamais comme  " vos maîtres. " Réimpression du Journal officiel de la Commune du 19 mars au 24 mai 1871, Paris, Bunel, 1871, Affiche du Comité central de la Garde nationale appelant aux élections à la Commune, 25 mars et signée par ses éditeurs. Voir aussi Actes du Colloque Les Amis d’Henri Guillemin, Henri Guillemin et la Commune, Utovie, 2017, Fl. GAUTHIER, « Démocratie et souveraineté populaire, toujours d’actualité ! », p 87-100

Ces observations pertinentes révèlent que la culture politique populaire était bien vivante. Il s’était reparlé avec les premiers socialistes  Ces socialistes se sont formés autour de Filippo BUONARROTI, un Italien arrivé en Corse et en France au moment de la Révolution de 1789. Il échappe aux thermidoriens et au Directoire en se réfugiant à Bruxelles, où il publie Conspiration pour l’égalité dite de Babeuf, en 1828, et influence à la fois les Carbonari italiens et les chartistes anglais autour de Bronterre O’BRIEN. Ce dernier défend une constitution républicaine, démocratique, communale et socialiste fondée sur l’expérience populaire et montagnarde. L’expression lettre fait référence au mouvement des lettres des communes qui se sont répandues dans l’espace de l’Europe occidentale entre les XIe et XIVe siècles et cela signifie constitution, car la langue anglaise appelle encore aujourd’hui sa propre constitution Magna Carta, la Magna Carta. et dans les révolutions de 1830 et 1848. Il est clair que pour le Comité central de la Garde nationale, la question de la souveraineté populaire, rendue permanente par le système électoral du mandat de confiance révocable par l’électorat, était au cœur de la culture communale car il est clair que c’est LE service public par excellence : en effet, les dirigeants proposent des lois conformes aux mandats reçus des électeurs.

Les rédacteurs du Manifeste du Comité des 20 arrondissements connaissaient cette tradition communale populaire et la font remonter au XIIe siècle : « c’est cette idée communale, perpétuée depuis le XIIe siècle, affirmée par la coutume, le droit et la science, .

Le deuxième point soulevé par le Comité central de la Garde de Paris amène l’institution de la République au niveau national.

Le Comité central a déclaré qu’il ne voulait prendre le pouvoir ni à Paris ni en France, il l’a ramené à l’élection de la Commune de Paris et a invité les autres communes de France à faire de même. Le moment viendra immédiatement de former une Assemblée législative nationale, fédérant les dirigeants des communes du pays, qui proposeront des lois soumises au consentement des électeurs, puisque ce sont eux qui détiennent la souveraineté populaire :

« Vous êtes appelés à élire votre assemblée communale... Profitez de cette heure précieuse, peut-être unique, pour renforcer les libertés communales dont jouissent les villages les plus humbles, qui vous ont longtemps fait défaut (...) La loi de la cité est aussi imprescriptible que celle de la nation ; La ville doit avoir comme nation son assemblée, qu’elle soit appelée assemblée municipale, communale ou communale (...) Cette assemblée fonde l’ordre authentique, le seul durable, s’appuyant sur le consentement renouvelé souvent d’une majorité fréquemment consultée et élimine toutes les causes de conflit, de guerre civile et de révolution, éliminant tout antagonisme contre l’opinion publique à Paris et le pouvoir exécutif central. Citoyens, vous êtes prêts à gagner pour Paris la gloire d’avoir posé la première pierre du nouvel édifice social, d’avoir choisi d’abord sa commune républicaine. »   Réimpression du Journal officiel..., op. cit., 25 mars 1871, Recommandations du Comité central de la Garde nationale

Il s’agit clairement de constituer le principe communal à tous les niveaux : communes rurales, communes urbaines, commune fédérale à l’échelle nationale, sous le contrôle d’une souveraineté populaire permanente : ainsi, les institutions communales ne luttent pas contre la société. Mais, comme nous le savons, la France entière n’a guère réagi et la Commune de Paris s’est retrouvée seule, assiégée par un ensemble d’ennemis à l’extérieur de ses murs.

Nous avons ici à grands traits le sens des élections communales et du système électoral sur lequel repose la souveraineté populaire authentique, contrôlant en permanence les positions de confiance et donnant leur consentement aux lois. Ce sont des pratiques communautaires bien connues pour les révoltes et les guerres paysannes qui, à partir du Moyen Âge et jusqu’à Thermidor, pratiquaient ce qu’on appelait alors des unions ou des fédérations de communes entre elles.

La Révolution française de 1789 à 1794 a vu un développement puissant de telles pratiques communautaires dans les campagnes et dans les villes, à partir de 1789, en raison de la convocation des États généraux, qui ont été rétablis après une longue suspension et avec eux, le système électoral des postes de confiance et du vote des deux sexes. Les assemblées générales communales permanentes deviennent le cadre de l’organisation populaire révolutionnaire jusqu’à Thermidor : c’est là que se préparent les réunions populaires ; les jours révolutionnaires ; Démonstrations ; lectures publiques de journaux pour discuter des lois ; les débats entre les peuples et leurs insurrections.

Ces assemblées générales communales sont aussi des assemblées électorales, rendues permanentes dès les élections des États généraux de 1789, devenant l’institution révolutionnaire par excellence .Sur les assemblées communales, voir Albert SOUBOUL (1968), Les Sans-culottes, Paris, Seuil; Raymonde MONNIER (1004), L’espace public démocratique, 1789-1795, Paris Kimé ; une étude récente sur le rôle de telles assemblées communales à Paris, Aurélien LARNÉ (2019), « La Commune de Paris et le Gouvernement révolutionnaire. Elections et révocabilité des élus en l’an II », Annales historiques de la révolution française, Paris, n° 396.

Le 9 thermidor employa, comme premier instrument de répression du peuple, la suppression des assemblées générales communales, qui restèrent en France, jusqu’à la Commune de 1871. De même, au lendemain de la répression sanglante de la Commune de Paris, la IIIe République, a maintenu la République, mais modifié le système électoral du vote de confiance, passant au système électoral des partis politiques et abolissant le mandat impératif : ce nouveau système a été maintenu jusqu’à ce jour comme je l’ai déjà indiqué plus haut.

Quel est le nom du système électoral du vote de confiance mandaté par ses électeurs ?

Est-ce une forme de démocratie directe ou représentative ? On ne peut que répondre que c’est les deux. Dans le premier cas, le vote de confiance, choisi par ses représentants, implique un mandat précis qu’il doit défendre : il s’agit donc d’une élection directe.

Dans le second cas, le mandat doit être défendu par le président, tant sur le plan législatif, comme c’est le cas lors de l’élection à la Commune de Paris qui propose des lois communales, que sur le plan exécutif ; dans l’élection d’un juge ; un commissaire de police ; d’un officier de la Garde nationale ou d’un autre agent public. Dans ces cas, bien sûr, le président est un représentant, mais toujours responsable et révocable.

La différence essentielle entre le système électoral représentatif que nous connaissons réside dans le fait que le député n’est pas mandaté et n’est pas responsable ou révocable devant les électeurs : il y a une différence claire entre les deux systèmes électoraux !

- Le droit de vote était-il universel aux élections de la Commune du 26 mars 1871 ?

Nous avons constaté que non, puisqu’il s’agissait du suffrage universel masculin : les femmes étaient exclues. J’ai essayé d’en comprendre la raison. Le débat n’a pas porté sur la question spécifique du vote des femmes ou non; mais sur la question de savoir s’il faut ou non maintenir le système électoral légal; à savoir, celle des élections du 5 novembre 1870, qui avait récupéré celle de la Révolution de 1848, limitée au vote masculin : l’appel du Comité central de la Garde nationale, ne voulait pas le modifier Charles RIHS (1973, La Commune..., op. cit, I, 2, Participation électorale et conditions du scrutin, p. 75.

Il y a donc une régression dans la Révolution de 1789 par rapport au droit communal du Moyen Âge, qui pratiquait le vote des femmes qui détenaient en tant qu’hommes le droit d’y vivre à la fois voisines et voisines, ouvrant ainsi le droit d’exercer les libertés et les franchises communautaires. Parce que le concept populaire de droit à cette époque était égalitaire entre les deux sexes. Le terme franchise englobait également le droit de vote et son utilisation existe toujours en anglais.

Cependant, pendant la Commune, les femmes se sentaient libres d’occuper l’espace public et la Commune ne les a jamais empêchées d’assister à ses séances du Conseil municipal, ni de créer des clubs et autres sociétés féminines ou mixtes, et elles ont participé aux combats sur les barricades, comme l’ont montré de nombreux travaux.

Une autre caractéristique originale de la culture politique populaire communautaire est son rejet d’un État séparé de la société.

« L’État moderne » en France, celui de la monarchie des XVIIe et XVIIIe siècles, a commencé à se former en supprimant les États généraux, qui regroupaient les positions de confiance de toute la société et partageaient le droit de décision politique avec le roi. La suppression des États généraux était une forme de séparation de la société et de l’État, qualifiée à juste titre à l’époque de despotisme.

Depuis Thermidor en 1871, les régimes politiques qui se succèdent donnent le pouvoir à une aristocratie des riches, excluant le peuple et même les femmes riches. Le Consulat et l’Empire ; la restauration des Bourbons et celle d’un Second Empire, inventent diverses formes d’État séparé de la société, ayant tous en commun, d’être monarchique et de séparer le peuple et toutes les femmes de l’exercice des droits politiques.

En 1871, la Commune tenta, après les échecs de 1830 et 1848, de rédiger une nouvelle constitution communale, pour une société politique qui rejetait un État séparé de la société, ce qui impressionna profondément Marx, en le découvrant.

  1. Marx devant la Constitution communale

Très jeune, Marx avait commencé une Critique de la philosophie hégélienne du droit, qui n’a pas été publiée de son vivant et laissée inachevée. Il poursuit sa critique de l’État séparé de la société, celle du Second Empire, éclairée par la Commune, dans le texte « La guerre civile en France », publié en juin 1871 K. MARX, Critique du droit hégélien, manuscrit écrit vers 1843 et publié en 1927 par Razianov, traduit et présenté par Kostas Papaioannou, Paris, 10 x 18, 1976 ; MARX, K. (1871), The Civil War in France, Manifeste du Conseil général de l’Association internationale des travailleurs, Londres, juin, éd. en espagnol, MARX, K., ENGELS, F., Selected Works, Ed. Progress, Moscou, (1972), pp. 268-322.

Marx soulignait clairement le but de la Commune : détruire l’État séparé de la société et imposer la souveraineté du peuple, exercée en permanence par les assemblées générales communales, qui contrôlent les membres élus du pouvoir législatif et exécutif.

La garde nationale formée par les citoyens, est contrôlée par la Commune et non comme le sont les appareils modernes de l’État, enfermés dans des ministères qui n’obéissent qu’au gouvernement. L’État moderne exerce ce qu’on appelle la confusion des pouvoirs, éliminant leur séparation. Voyons ce que Marx dit des services publics conçus par la Commune :

« Les services publics cesseront d’être la propriété privée des créatures du gouvernement central. Non seulement l’administration municipale, mais toutes les initiatives exercées par l’État passeront entre les mains de la Commune. »

Cela change l’armée permanente et la police en Garde nationale communale. La Commune a également nationalisé les biens du clergé et limité le financement des églises par leurs fidèles. L’éducation devrait être gratuite et la recherche libre, etc.

Marx utilise les expressions Constitution communale et Institutions véritablement  démocratiques MARX, K. (1871), The Civil War in..., op. Cit, p. 297

Il ajoute :

« La Commune (...) Il voulait faire de la propriété individuelle une réalité, transformant les moyens de production, la terre et le capital, qui sont aujourd’hui fondamentalement des moyens d’asservissement et d’exploitation du travail, en simples instruments de travail libre et associé. Les mesures de la Commune ne pouvaient qu’indiquer la tendance à un gouvernement du peuple par le peuple. »  Id., ibid., p. 301.

Le moment de la Commune coïncidait avec la rencontre de Marx et Elisabeth Dmitriev, une révolutionnaire russe.

À partir de 1860, Marx s’intéresse à la préhistoire des communautés paysannes et à leurs libertés, ainsi qu’à la situation en Russie après l’abolition du servage par le tsar en 1861, qui nuit aux paysans au profit des boyards. Un profond mouvement révolutionnaire russe a commencé et les révolutionnaires NaRodniki (populistes russes) se sont réfugiés en Suisse, se sont associés à l’Association internationale des travailleurs, dont Marx était secrétaire. La section russe envoya une de ses membres, Elisabeth Dmitriev, qui le rencontra à Londres à l’hiver 1870.

Dès qu’elle entend parler de la Commune de Paris, Elisabeth Dmitriev décide d’y adhérer en mars 1871. Et c’est elle qui a réussi à envoyer des informations sur la Commune, par messagers, car c’était impossible par courrier, permettant à Marx de connaître en détail « la réalité sensible de la Commune », comme l’a souligné Kristin Ross Kristin ROSS (2015), L’imaginaire de la Commune, Paris, La Fabrique. .

Avant de quitter Paris, Elisabeth Dmitriev a posé à Marx une question très claire : en Russie, les lecteurs du Manifeste du Parti communiste, de Marx et Engels, ont interprété que la voie révolutionnaire à suivre devrait nécessairement passer par le stade capitaliste, pour atteindre le communisme. Son interprétation était basée sur un déterminisme économiste qui présente le système capitaliste comme « un progrès nécessaire » pour atteindre le communisme et généralisée à toutes les situations, bien que différentes, des sociétés humaines. Cependant, les Narodniki à qui appartenait E. Dmitriev pensaient que la Russie pouvait sauter cette étape, car la communauté paysanne russe possédait une culture paysanne de biens communautaires, de travail collectif et de coopératives. Cette analyse a permis d’éviter l’étape capitaliste, qui exproprierait les biens communaux des paysans en les transformant en propriété privée capitaliste. Il semblait donc possible d’aller au communisme de la communauté rurale russe.

Cette relation entre le progrès économique et le capitalisme a créé la confusion en Russie et E. Dmitriev a dû poser la question directement à Marx. Ce qu’il a fait avant de quitter Paris.

Marx a été surpris par ce qu’il a appelé un malentendu, et a décidé de le dissiper. Il écrivit une nouvelle préface au Manifeste du Parti communiste, pour la réédition allemande de 1872, que Marx et Engels signèrent de son nom, alors que la première édition était anonyme. Marx précise l’influence de la Commune et sa connaissance de la commune paysanne russe en ces termes :

« Le Manifeste lui-même explique que l’application des principes dépendra toujours et partout des circonstances historiques existantes ; par conséquent, il n’y a aucune raison d’attacher trop d’importance aux mesures révolutionnaires énumérées à la fin du chapitre II. Ce paragraphe devrait être formulé à bien des égards tout à fait différemment (...) compte tenu en premier lieu des expériences de la Révolution de Février, et dans une plus large mesure de la Commune de Paris, qui pendant deux mois a placé pour la première fois le pouvoir politique entre les mains du prolétariat, ce programme a vieilli à certains égards. Principalement, la Commune a montré que la classe ouvrière ne peut se contenter de prendre l’appareil d’État tel qu’il est et de l’utiliser à ses propres fins. Manifeste du Parti communiste, Moscou, Ed. du Progrès, Préface à l’édition allemande de 1872, p 6 ; Louis JANOVER, Maximilien RUBEL (2020), Etat et anarchisme. Lexique Marx 1, rééd. des Etudes de marxologie, 1978-1985, Toulouse, Smolny, p 139.

Marx a écrit une autre préface au Manifeste pour la première édition russe, mais il n’a pu la publier qu’en 1882, peu avant sa mort, et revient sur ce même aspect du passage au communisme :

Le Manifeste communiste avait pour tâche de proclamer la disparition inévitable et imminente de la propriété bourgeoise. Mais en Russie, à côté de la spéculation capitaliste qui se développe fébrilement et de la propriété de la terre bourgeoise en formation, plus de la moitié de la terre est la propriété commune des paysans. Il s’agit alors de savoir si la communauté paysanne russe, cette forme déjà décomposée de l’ancienne propriété commune de la terre, passera directement dans la forme communiste supérieure de la propriété agraire, ou si elle suivra d’abord le même processus de dissolution qu’elle a subi au cours du développement historique de l’Occident.

La seule réponse que je peux donner est la suivante : si la révolution russe donne le signal d’une révolution prolétarienne en Occident et que les deux se complètent, la propriété commune actuelle de la Russie peut servir de point de départ à une  évolution communiste  Ibid., Préface à l’édition russe de 1882, traduit en russe par Guéorgui Plekhanov, puis Narodnik. »

Un peu plus tôt, Marx avait reçu une lettre de Nicolas Mikhaïlovski, également Narodnik, qui interprétait les œuvres de Marx comme un « système philosophique » qui obligeait toutes les sociétés à passer fatalement par la phase capitaliste. Marx répondait, en 1877, rejetant le « système philosophique » qui lui était attribué, et au contraire, qu’il fallait étudier les évolutions historiques de chaque société pour déterminer les voies possibles et non appliquer « la clé maîtresse d’une théorie historico-philosophique, dont la vertu suprême consiste à être supra-historique  M. RUBEL (1969), K. Marx. Essai de biographie intellectuelle, Paris, Klincksieck, rééd. 2016, III, V, La commune russe, p 342..

Marx a rejeté le préjugé économiste introduit par Mikhaïlovsky, qui supprime l’étude de l’évolution de chaque société et conclut qu’il n’a jamais condamné les efforts des Russes dans la recherche d’une voie de développement différente de celle de l’Europe occidentale et conforme à leur propre histoire.

Déjà en 1881, Marx poursuit ses réflexions sur le même sujet avec Vera Zassoulitch, qui appartient au même groupe Narodniki qu’Elisabeth Dmitriev, Plekhanov ou Nicolas Danielson  N. Danielson a été le traducteur russe du volume I du Capital de Marx-Engels (1964), Lettres sur le Capital, Ed. Sociales, Paris ; M. RUBEL, K. Marx... op. cit, III, V, p. 340. et est également réfugiée en Suisse, qui pose la même question que E. Dmitriev, et à qui Marx répond à nouveau :« Cher citoyen (...) En analysant la genèse de la production capitaliste, il a souligné : « À la base du système capitaliste, il y a une séparation radicale du producteur et des moyens de production... La base de toute cette évolution est l’expropriation des producteurs. Cela n’a été pleinement réalisé qu’en Angleterre... Mais tous les autres pays d’Europe occidentale sont sur la même voie. » L’analyse effectuée dans Le Capital n’indique pas les raisons pour ou contre la vitalité de la commune rurale, mais l’étude spéciale que j’ai faite à ce sujet en examinant les matériaux des sources originales, m’a convaincu qu’une telle commune est le pivot de la régénération sociale en Russie  MARX, Carta à V. Zassoulitch, 8 mars 1881, in Marx-Engels, Lettres sur le Capital, op. cit., p 305 ; M. RUBEL, K. Marx. Essai de biographie.., op. cit., p 343.

De la fin des années 1860 jusqu’à sa mort en 1883. Alors qu’il écrivait Le Capital et traitait avec l’Association internationale des travailleurs (AIT) dont il était secrétaire depuis 1864, Marx s’intéressa aux communes rurales et entra en contact avec les Narodniki russes réfugiés en Suisse. Il apprit le russe pour étudier, entre autres, les formes des communes paysannes de ce pays. Grâce à E. Dmitriev, il dispose d’informations précises sur ce qu’est la Commune de Paris de 1871. Enfin, l’édition du volume 1 du Capital parut en français et en allemand entre 1872 et 1876.

Cette quinzaine d’années pleines et riches en expériences nouvelles pour Marx, a également connu des déceptions : la répression atroce de la Commune en 1871 ; la dissolution de l’AIT en 1872 et aussi l’évolution des deux partis ouvriers en Allemagne : le Parti social-démocrate et l’Association générale des travailleurs.

Ces deux partis préparaient leur unification et rédigeaient le programme du parti ouvrier allemand que Marx recevait par la poste. Leurs commentaires en marge du programme de ce parti, soulignent la faiblesse des solutions proposées à la question du travail, avec le maintien de la loi de bronze du salaire, c’est-à-dire la subsistance minimale, sans mot sur l’organisation de la production, ni sur l’activité collective et communautaire, ni sur les conditions concrètes de travail des ouvriers. En outre, ce programme proposait une forme d’État séparé de la société limitée au suffrage universel masculin, avec un système électoral des partis et leur représentation parlementaire.

Ce qui a le plus surpris Marx, c’est que l’expérience de la Commune de Paris a été ignorée par ce programme, en ce qui concerne la Constitution communale avec son système de souveraineté populaire permanente, qui ne permet l’activité des travailleurs que dans le cadre des pouvoirs législatif et exécutif, leur donnant les moyens de cette réorganisation de la société de haut en bas.

Certes, les deux partis allemands se préoccupaient avant tout de leur fusion, réalisée en 1875 et achevée en 1890, prenant le nom de Parti social-démocrate allemand, SPD, adoptant un nouveau programme au congrès d’Erfurt en 1891, ce qui permit d’enterrer la critique de Marx  K. MARX (2008), Critique du programme de Gotha, Paris, Ed. Sociales, GEME, Introduction de Jean-Numa Ducange et Sonia Dayan et traduit par S. Dayan, p 11.

Marx mourut en 1883 et le futur SPD revendiqua le nom de Marx, mais pas ses idées. En effet, il était tout à fait clair que Marx avait indiqué une telle « constitution communale » qui permettait aux travailleurs de fonder les institutions sur la souveraineté populaire, rendue permanente par le système électoral des relations fiduciaires entre l’électorat et ses postes de confiance, responsables et révocables dans l’exercice de leurs fonctions législatives et exécutives : cette expérience serait ignorée par le SPD.  M. RUBEL qualifie cette ignorance d'« oubli historique » dans « Marx et le socialisme populiste russe », Revue Socialiste, n° 11, mai 1947, I-Histoire d’un oubli historique.

En outre, le « malentendu » dont Marx a appris grâce à sa correspondance avec les Narodniks, l’interrogeant sur les voies possibles de passage au communisme, est resté caché dans les programmes successifs du SPD, qui sont restés avec l’interprétation dogmatique, qui voyait l’étape fatale du capitalisme comme la seule voie possible vers le communisme. Rappelons que Marx avait répondu à Mikhaïlovski qu’il fallait étudier l’évolution historique des sociétés pour déterminer les voies possibles et non appliquer « la clé maîtresse d’une théorie supra-historique ». Cette expérience de Marx n’a jamais été prise en compte par les « marxismes orthodoxes » que furent la IIe Internationale socialiste qui regroupait les partis socialistes depuis 1889 puis par l’évolution du Komintern. créé en 1919 qui regroupait les partis communistes.

Ces « marxismes orthodoxes » ont pris le nom de Marx, au détriment de ses idées...

(Article publié dans J.F.Dupeyron et C. Miqueu, de. Penser la Commune (1871), Paris, L’Harmattan, colloque pour le 150e anniversaire de la Commune, septembre 2021, pp. 123-134).