Hicham Alaoui est Professeur à l’Université de Californie à Berkeley.

La guerre de Gaza a éclipsé les accords de normalisation signés en 2020 entre Israël, les Émirats arabes unis, Bahreïn et le Maroc. Au-delà de sa dimension géopolitique, un aspect de cette alliance a été négligé : malgré leurs différences théologiques, les fondamentalistes des trois grands monothéismes s’en sont servis pour former un front commun contre le libéralisme moral et les valeurs laïques, même si la répression israélienne à Jérusalem-Est et les violations des lieux saints menacent également cet aspect du pacte. (Texte écrit avant les évènements récents dans la région)

Lorsque les accords d’Abraham ont été signés en 2020, les critiques les ont dénoncés comme un exercice cynique d’opportunisme géopolitique. Les États-Unis, sous la présidence de Donald Trump, voulaient raviver leur hégémonie déclinante en négociant de nouveaux traités de paix israélo-arabes, consolidant ainsi le front anti-iranien et renforçant leurs liens avec leurs alliés arabes. Et ces alliés – les Émirats arabes unis, Bahreïn et le Maroc – ont accepté la perspective d’une normalisation avec Israël pour obtenir de nouveaux accords commerciaux, une assistance militaire et d’autres avantages. Le Maroc invoque la spécificité de son patrimoine historique (la présence d’une importante minorité juive dans le pays) pour justifier un rapprochement avec Israël, et espère qu’une main tendue vers Tel-Aviv atténuera la pression exercée sur lui par rapport au Sahara occidental, puisque la reconnaissance de la souveraineté de Rabat sur ce territoire est en jeu.

Enfin, pour sa part, Israël a amélioré sa position internationale grâce aux accords conclus avec les pays arabes qui, ce n’est pas une coïncidence, partagent également son objectif de contenir un Iran doté d’une capacité nucléaire militaire.

Marginalisation de la cause palestinienne

Tous ces acteurs ont bénéficié de la marginalisation de la cause palestinienne, qui a été déconnectée du reste des crises au Moyen-Orient lors des soulèvements du « printemps arabe ». Les accords d’Abraham étaient l’incarnation même de la realpolitik cynique. Cependant, d’autres États arabes se positionnaient différemment sur l’échiquier géopolitique. L’Algérie faisait le pari que les accords échoueraient, tandis que le Qatar préférait rester en dehors du conflit régional en essayant de jouer le rôle de médiateur, comme il l’avait fait en Afghanistan.

Cependant, alors que la nouvelle série d’accords de normalisation israélo-arabes a commencé comme un exercice d’opportunisme géopolitique, elle a évolué vers quelque chose de très différent. La logique stratégique qui a donné naissance à ces traités n’est plus tout à fait valable. Alors que les États-Unis se retirent du Moyen-Orient, les États de la région n’ont plus besoin de la validation des États-Unis pour parler de paix et innover dans leur politique étrangère.

La crainte commune d’une agression iranienne ne suffit plus à expliquer la normalisation israélo-arabe : le récent rapprochement entre Riyad et Téhéran n’a pas entamé la dynamique de normalisation. Bien que l’Arabie saoudite soit plus prudente en raison de sa position symbolique de gardienne des deux villes saintes de La Mecque et de Médine, elle négocie par l’intermédiaire de l’administration du président américain Joe Biden pour tirer le meilleur parti possible d’une paix séparée avec Israël. La realpolitik pousse également certains États arabes à forger des alliances stratégiques avec Israël pour améliorer leur position économique ou politique.

Il y a un autre facteur, en dehors de la géopolitique, qui nous aide à comprendre les accords d’Abraham : la radicalisation religieuse. Les accords réunissent une coalition inattendue de pays qui prétendent parler au nom de leur foi à travers une formulation spécifique d’idéaux fondamentalistes. Si l’utilisation du nom du prophète Abraham pour désigner ces traités de paix soulignait initialement la tolérance œcuménique entre les religions juive, chrétienne et musulmane, elle indique aujourd’hui une alliance extrémiste contre la démocratie libérale.

Les théories de Samuel Huntington

Les acteurs fondamentalistes sont devenus prédominants dans le contexte politique d’Israël et des États-Unis, et restent très présents dans les États arabes. En Israël, les fondamentalistes juifs de droite dominent le gouvernement et dictent sa position sur la question palestinienne. Aux États-Unis, l’aile évangélique du Parti républicain est fortement enracinée dans le mouvement conservateur et est également confondue avec la tendance populiste du mouvement Make American Great Again (MAGA) de Trump. Pour les pays arabes signataires des accords d’Abraham, la situation est plus complexe. Les dirigeants autoritaires imposent le contrôle de l’État sur l’islam, tandis que jusqu’à présent, les acteurs religieux enracinés dans la société, des oulémas traditionnels aux groupes fondamentalistes tels que les islamistes et les salafistes, ont pu coexister avec l’islam officiel. Ils prétendent soutenir une version modérée de l’islam, mais en réalité, ils appliquent le fondamentalisme de l’État. Ils rejettent la sécularisation au sens philosophique du terme, parce qu’elle monopolise et régule la pratique de la foi musulmane dans la vie sociale.

Ces trois forces – musulmane, chrétienne et juive – dominent leurs sociétés respectives. Leur vision l’un de l’autre a également changé rapidement. Jusqu’à très récemment, ils étaient considérés comme des rivaux. L’antisémitisme chrétien et musulman était dirigé contre la diaspora juive, tandis que les sionistes considéraient la plupart des chrétiens et des musulmans comme une menace pour leur rêve d’une patrie juive. Des termes tels que « croisade » et « djihad » illustrent la façon dont chaque mouvement fondamentaliste perçoit le « choc des civilisations ». Dans cette vision du monde développée par le politologue américain Samuel Huntington, la religion était considérée comme le fondement de la culture, et même les personnes sécularisées s’identifiaient à leurs coreligionnaires de facto. La ligne de démarcation divisait le monde en sociétés considérées comme homogènes (chrétiennes, juives ou musulmanes). Un évêque français était considéré comme plus proche d’un franc-maçon français que d’un imam immigré d’Afrique du Nord.

Cependant, cette vision de la compétition interconfessionnelle a été remplacée chez les fondamentalistes par une alliance formée pour promouvoir des valeurs communes. Les guerres culturelles ont remplacé l’ancien paradigme huntingtonien du conflit civilisationnel. Chaque faction religieuse n’hésite plus à s’allier à ses lointains cousins abrahamiques contre ses frères et sœurs laïcs les plus proches – juifs, chrétiens ou musulmans – qui ne sont pas d’accord avec sa théologie et critiquent sa politique. Aux États-Unis, les chrétiens évangéliques considèrent le libéralisme laïc comme une menace tout autant, sinon plus, que n’importe quelle religion concurrente. Les fondamentalistes chrétiens tentent de construire une coalition mondiale de conservateurs religieux de toutes confessions pour combattre l’ennemi athée. Ils s’allient avec les populistes européens, s’appuient sur le nationalisme blanc, se méfient de toute politique de gauche et considèrent Vladimir Poutine comme un croisé chrétien.

Acteurs politico-religieux radicalisés

Dans le même temps, les groupes juifs ultra-orthodoxes ont sapé la politique israélienne. Les tensions entre ces mouvements et les juifs sécularisés sont telles que les premiers ne considèrent même plus les seconds comme juifs. Ils ne se mobilisent plus pour défendre la diaspora contre l’antisémitisme, parce qu’une grande partie de cette diaspora s’est sécularisée ou rejette leurs opinions politiques et théologiques. Ainsi, cette aile fondamentaliste juive n’a aucun problème à s’allier avec les populistes occidentaux antisémites qui soutiennent également les nationalistes chrétiens blancs. Par exemple, Benyamin Netanyahou a qualifié le Premier ministre hongrois Viktor Orban de « véritable ami d’Israël », malgré ses attaques antisémites contre le milliardaire américain George Soros. Plus récemment, en mai 2023, une délégation du parti d’extrême droite des Démocrates de Suède, dont le programme appelle à l’interdiction de la circoncision, s’est rendue en Israël.

Dans le Golfe, les États arabes qui prétendaient autrefois représenter l’islam mondial ont fait un pas en arrière. En Arabie saoudite, le prince héritier Mohammed ben Salmane a abandonné la position traditionnelle saoudienne consistant à promouvoir les idéaux wahhabites comme instrument de soft power. Alors que le roi Salmane conserve son titre de gardien des lieux saints de La Mecque et de Médine, ni les dirigeants du pays ni la plupart des autres gouvernements arabes ne défendent les positions religieuses du passé, qui étaient autrefois au cœur de leurs revendications politiques sur la scène internationale. Ils ne font plus cause commune avec les Palestiniens. Ils ne sont pas non plus prompts à défendre les victimes musulmanes de l’islamophobie en Occident ou les minorités musulmanes attaquées ailleurs, comme les Ouïghours en Chine.

Ces trois acteurs « politico-religieux » radicalisés nourrissent également une profonde hostilité à l’égard des voix démocratiques de leurs propres sociétés. Pour les fondamentalistes juifs de Tel-Aviv, l’ennemi est le courant juif laïc qui tente de freiner les pires excès de l’expansionnisme sioniste en Palestine et de la domination ultra-orthodoxe de l’État d’Israël. Les évangéliques américains détestent les partisans libéraux du cosmopolitisme et de l’inclusion politique, qui menacent de mondialiser une nation qui, selon eux, doit rester radicalement dominée par les Blancs. Enfin, les Etats arabes craignent une mobilisation populaire en faveur de la dignité incarnée par le « printemps arabe » et qui continue d’être menée par un grand nombre de jeunes pour lesquels un engagement politique doit être pris au nom de la tolérance et des droits de l’homme.

Pour les trois groupes, les accords d’Abraham représentent une confortable union d’intérêts. La partie israélienne peut procéder à l’annexion de la Palestine, tandis que les évangéliques américains peuvent consolider leur prétendue défense de la civilisation occidentale, et les régimes arabes peuvent renforcer leurs capacités militaires et leurs technologies de contrôle de la population. C’est cette coalition de radicaux religieux qui soutient les accords de normalisation.

Israël, maillon faible

Cependant, ces accords font face à une menace inattendue. Il a toujours été naïf de penser que ces forces religieuses et politiques resteraient dans un équilibre harmonieux. Mais cet équilibre est rompu en Israël, le seul pays du Moyen-Orient doté d’institutions libérales, mais exclusivement pour les Juifs. C’est la « démocratie » israélienne elle-même qui est devenue le maillon faible de cet édifice. Les mobilisations de masse récurrentes contre la politique autoritaire de Netanyahou ont déclenché une crise politique, annonçant un nouveau cycle d’instabilité gouvernementale, avec la possibilité d’élections anticipées et d’un changement de direction.

Ces manifestations contre le caractère de plus en plus excluant et abusif de l’État d’Israël mettent en évidence des contradictions plus profondes au sein de la nouvelle alliance religieuse. Les sionistes radicaux n’hésitent pas à attaquer les chrétiens, comme à Jérusalem, avec la complicité des institutions judiciaires et policières du pays. Mais ils doivent aussi faire face à une autre réalité : extérieurement, les chrétiens évangéliques ne voient Israël que comme une étape sur la route du retour du Messie et ne se soucient pas de la permanence d’un État juif. De même, les attaques répétées des sionistes radicaux contre la mosquée Al-Aqsa symbolisent non seulement la dépossession de la Palestine, mais aussi une agression spirituelle contre la foi de l’ensemble du monde musulman et donc contre toute idée de coalition des religions. En ce sens, c’est tout le cadre régional créé par les Accords d’Abraham qui risque de s’effondrer sous le poids de ses propres paradoxes.

22/10/2023, Sin permiso